REVUE
DE PARIS
IMPRIMERIE DE LA SOCIETE TYPOGRAPHIQUE BELGE.
ADOiPHK WAHLEN ET COMPAGRIE.
REVUE
DE PARIS.
NOUVELLE SÉRIE. — ANNÉE 1S41.
TOME PREmiBR,
JANVIER.
AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS,
RUE FOSSÉS-AUX-LODPS , N» 74.
1841
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University of Ottawa
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SOUVENIRS DE VOYAGES.
VII (1).
J'étais depuis trois jours à Marseille , quand un matin , en me
réveillant, je vis entrer Méry chez moi.
— Mon cher , me dit-il , félicitez-nous, nous avons un lac.
— Comment , lui demandai-je en me frottant les yeux , vous
avez un lac ?
— La Provence avait des montagnes , la Provence avait des
fleuves, la Provence avait des ports de mer , des arcs de triom-
phe anciens et modernes , la bouillabesse , les elovis et Vaïoli;
mais , que voulez-vous , elle n'avait pas de lac. Dieu a voulu que
la Provence fût complète , il lui a envoyé un lac.
— Et comment cela ?
— Il lui est tombé du ciel.
— Y a-t-il longtemps ?
— Avec les dernières pluies; j'en ai appris la nouvelle ce
matin.
— Mais nouvelle officielle ?
— Tout ce qu'il y a de plus officiel.
— - Et oïl est-il, ce lac?
— A Cuges; vous le verrez en allant à Toulon; c'est sur votre
roule.
— Et les Cugeois, sont-ils contents?
(1) Voyez tome XII , page 55.
1 J
a kevi:e de paris.
— Je crois bien qu'ils sont contents , pardieu ! ils spraient
bien difficiles.
=^ Alors Cuges désirait un iac?
— Cuges? Cuges aurait fait des bassesses pour avoir une ci-
terne; Cuges était comme Rougiez ; c'est de Cuges et de Rou-
giez que nous viennent tous les chiens enragés. Vous connaissez
Rougiez?
— Non , ma foi.
— Ah ! vous ne connaissez pas Rougiez ? Rougiez , mon cher,
c'est un village qui, depuis la création, cherclie de l'eau ; au
déluge, il s'est désaltéré; depuis cejour-!à , bonsoir. En soixante
ans, il a changé trois fois de place ; il cherche une source : ja-
mais Rougiez n'élit un maire , sans lui faire jurer qu'il eu trou-
vera une ; j'en ai connu trois qui sont morts à la peine , et deu.K
qui ont donné leur démission.
— Mais pourquoi Rougiez ne fait-il pas creuser un puits ar-
tésien ?
— Rougiez est sur un granit de première formation ; Rougiez
frappe le rocher pour avoir de l'eau . il ensortdu feu. Ah ! vous
croyez que cela se fait ainsi ? Je voudrais vous y voir, vous qui
parlez. En 1810, oui, c'était en 1810, Rougiez i)rit l'énergique
résolution de se donner une fontaine ; un nouveau maire ve-
nait d'être nommé , son serment était tout frais , il voulait abso-
lument le tenir ; il assemhla les notables , les notables tîrenl
venir un architecte : — Monsieur l'architecte , dirent les nota-
bles, nous voulons une fontaine.
— Une fontaine? dit l'architecte , rien de plus facile.
— Vraiment ? dit le maire.
— Vous allez avoir cela dans une demi-heure.
L'architecte prit un compas, une règle, un crayon et du pa-
pier ; puis il demanda de l'eau pour délayer de l'encre de Chine
dans un petit godet de porcelaine.
— De l'eau? dit le maire.
— Eh bien ! oui , de l'eau.
— Nous n'avons pas d'eau , répondit le maire ; si nous avions
de l'eau , nous ne vous demanderions pas une fontaine.
— C'est juste, dit l'architecte.
Il cracha dans son godet , et délaya l'encre de la Chine dans
un peu de salive ; nuis il sp mit h traeer sur le papier une fou-
KKVUË DE l'AUlS. T
taine superbe , surmontét; d'une urne percée de quatre trous à
niascarons, avec quatre {jerbes d'une eau raajînifique.
— Ab ! ab ! dirent le maire et les notables en tirant la langue ,
ab ! voilA bien ce qu'il nous faudrait.
— Vous l'aurez, dit l'arcbitecte.
— Combien cela nous coûtera-t-il?
L'architecte prit son crayon , mit une foule de chiffres les uns
sous les autres, puis il les additionna.
— Cela vous coiitera 25,000 francs , dit l'architecte.
— Et nous aurons une fontaine comme celle-là?
— Plus belle.
— Avec quatre gerbes d'eau semblables ?
— Plus gi'osses.
— Vous en répondez ?
— Tiens , pardieu !
Vous savez, mon cher, les architectes.répondent toujours de
tout.
— Eh bien ! dirent les notables , commencez la besogne.
En attendant , on afficha le plan de l'architecte à la mairie ;
tout le village alla le voir , et n'en revint que plus altéré.
On se mit A tailler les pierres du bassin , et dix ans après,
c'est-à-dire le !'=■• mai 1820 , Bougiez eut la satisfaction de voir
ce travail terminé : il avait coûté 15,000 francs. La confection
de l'urne hydraulique fut poussée plus vivement; cinq petites
années suffirent pour la sculpter et la mettre en place ; on était
alors en 1825, on promit à l'architecte une gratitîcation de
mille écus , s'il parvenait , la même année , à mettre la fontaine
en transpiration. L'eau en vint à la bouche de l'architecte , et
il commença à faire creuser , car il avait la même idée que
vous , un puits artésien. A cincj pieds sous le sol , il trouva le
granit. Comme un architecte ne peut pas avoir tort, il dit qu'un
forçat évadé avait jeté son boulet dans le conduit , et qu'il al-
lait aviser à trouver un autre moyen.
En attendant , pour faire i)rendre patience aux notables , l'ar-
chitecte planta autour du bassin une belle promenade de pla-
tanes , arbres friands d'humidité , et qui la boivent avec délices
par les racines. Les platanes se laissèrent planter , mais ils pro-
mirent bien de ne pas donner une feuille tant qu'on ne leur
donnerait pas d'eau ; le maire, sa femin.* et ses trois filles al-
3 IinVUE DE PARIS.
lèrent tous les jours, pour les encourager, se promener à
l'ombre de leurs jeunes troncs.
Cependant Rongiez, après avoir fait ses quatre repas, était
obligé d'aller boire à une source abondante qui coule à trois
lieues au raidi; c'est dur, quand on a payé 25,000 francs pour
avoir de l'eau.
L'arcbitecle redemanda cinq autres mille francs , mais la
bourse de la commune était à sec comme le bassin.
La révolution de juillet arriva , les habitants de Rougiez re-
prirent espoir : rien ne vint. Alors le maire , qui était un bomme
lettré, se rappela le procédé des Romains , qui allaient cher-
cher l'eau où elle était , et qui l'amenaient où ils voulaient
qu'elle fût , témoin le pont du Gard. Il s'agissait donc tout bon-
nement de trouver une source un peu moins éloignée que celle
où Rougiez allait se désaltérer; on se mit en quête. Au bout
d'un an de recherches , on trouva une source qui n'était qu'à
une lieue et demie de Rougiez ; c'était déjà moitié chemin d'é-
pargné. Alors on délibéra pour savoir s'il ne vaudrait pas mieux
aller chercher le village , sa fontaine et ses platanes , et les
amener à la source, que de conduire la source au village. Mais
le maire avait une belle vue de ses fenêtres , et il craignait de la
perdre ; il tint en conséquence à ce que ce fût la source qui vînt
le trouver.
On en revint à l'architecte, avec lequel on était en froid. II
demanda 20,000 francs pour creuser un canal.
Rougiez n'avait pas le premier 1,000 des 20,000 francs. Ré-
duit à cette extrémité, Rougiez se souvint qu'il existait une
chambre. Le maire , qui avait fait un voyage à Paris , assura
même que, chaque fois qu'un orateur montait à la tribune, on
lui apportait un verre d'eau claire. Il pensa que des gens qui
vivaient dans une telle abondance ne laisseraient pas leurs com-
patriotes mourir de la pépie. Les notables adressèrent une pé-
tition à la chambre. Malheureusement la pétition tomba au
milieu des émeutes du mois de juin; il fallut bien attendre que
la tranquillité fût rétablie.
Cependant le mal avait un peu diminué. Comme nous l'avons
dit , l'eau s'était rapprochée d'une lieue et demie : c'était bien
quelque chose; aussi Rougiez aurait-il pris sa soif en patience,
sans les épigrammes de Nans.
REVUE DE PARIS. 9
— Mais, ititerronipit Méiy. usant (îii même arlifice que l'A-
l'ioste , cela nous éloigne !)(';!iicoii|) de Cnges.
— Mon cher , lui répondis-je, je voyage pour m'instruire ,
les excursions sont donc de mon domaine. Nous reviendrons à
Cuges i)ar Kans. Qii'est-ce que Nans?
— Nans , mon ami? c'est un village qui est fier de ses eaux
et de ses arbres. A Nans , les fontaines coulent de source , et les
platanes poussent tout seuls. Nans s'abreuve aux cascades de
Giniès , qui coulent sous des trembles , des sycomores et des
chênes blancs et verts : Nans fraternise avec cette longue
chaîne de montagnes qui porte comme un aqueduc naturel les
eaux de Saint-Cassien aux vallées thessaliennes de Géménos.
Dieu a versé l'eau et l'ombre sur Nans, en secouant la pous-
sière sur Rongiez. Respectons les secrets de la Providence.
Or, chaque fois qu'un charretier de Nans passait avec son
mulet devant le bassin de Rongiez , il défaisait le licou et la
bride de son animal, et le conduisait à la vasque de pierre,
rinvifanlà boire l'eau absente et attendue depuis 1810. Le mulet
allongeait la tète, ouvrait la narine , humait la chaleur de la
pierre (il fait un soleil d'Afriijue à Rougiez) , et jetait à sou
maître un oblique regard , comme pour lui reprocher sa mys-
fification. Or, ce regard , qui faisait rire à gorge déployée le
Nansais , faisait grincer des dents aux Rougiessains : on résolut
donc de trouver de l'argent à tout prix, dûl-on vendre les vi-
gnes de Rougiez pour boire de l'eau; d'ailleurs les Rougiessains
avaient remarqué que rien n'altère comme le vin.
Le maire de Rougiez, qui a cent écus de renie, donna
l'exemple du dévouement. Ses trois gendres l'imitèrent. 11
avait marié ses trois filles dans l'intervalle. Quant à sa pauvre
femme, elle était morte sans avoir eu la consolation de voir
couler la fontaine. Tous les administrés , entraînés par un élan
national, contribuèrent au prorata de leurs moyens 3 on attei-
îfnit un chiffre assez élevé pour oser dire à l'architecte : Com-
mencez le canal.
Enfin, mon cher, conlinua Méry, après vingl-six ans d'es-
pérances conçni's et détruites , les travaux ont été terminés la
semaine dernière. L'aichilecte répondit du résultat; l'inaugu-
ration de la fontaine fut fixée au dimanche suivant, et le maire
de Rougiez invita par des affiches et des circulaires les popula-
1 Q
10 KEVLE DE FARIS.
lions des communes voisines à assister à la grande fête de l'eau
sur la place de Rongiez.
Le programme était court ; ce qui ne l'aurait rendu que meil-
leur s'il eût été tenu. Le voici :
o Article unique. — M. le maire ouvrira le bal sur la place de
la Fontaine, et aux premiers sons du tambourin la fontaine
coulera. »
Vous comprenez, mon cher, ce qu'une pareille annonce at-
tira de curieux. Il y eut dénormes paris de faits ; les uns pariè-
rent que la fontaine coulerait , les autres parièrent que la fon-
taine ne coulerait pas.
On vint à la fêle de tous les villages circonvoisins, de Trez ,
qui s'enorgueillit de ses redoutes romaines; du Plan-Daups, il-
lustré par l'abbé Garnier ; de Pépin , fier de ses mines de houil-
les ; de Sainl-Maximin . qui conserve la tèle de sainte Madeleine,
grâce à laquelle le village obtient de la pluie à volonté; de
Tpurvès , qui a vu les amours de Valbelle et de M"e Clairon ; de
Besse, qui donna naissance au fameux Gaspard , le plus galant
des voleurs (1) , et même du vallon de Ligmore qui s'étend aux
limites de l'antique Gargarias. Vous-même, mon cher, si vous
étiez venu deux jours plus tôt , vous auriez pu y aller. Nans ar-
riva enfin avec tous ses mulets sans licous et sans brides, dé-
clarant qu'elle ne croirait à l'eau que quand ses mulets auraient
bu.
C'était à cinq heures que devait s'ouvrir le bal : on avait at-
tendu que la grande chaleur fût passée, de peur que les dan-
seurs ne desséchassent la fontaine. Cinq heures sonnèrent.
Il y eut un moment de silence solennel.
Le maire alla inviter sa danseuse et vint se mettre en place
avec elle, le visage tourné vt'rs la fontaine. Les personnes in-
diquées pour compléter le quadrille suivirent son exemple. Les
(1) Gaspard de Besse, voyant un de ses hommes qui voulait couper
le doigt d'une femme parce qu'il n'en pouvait pas tirer une bague pré-
cieuse, mit un genou en terre devant elle , et tira la bague avec ses
dcnt^.
M.yiiv. m. PARIS. u
mulets de Nâns s'approchèrent du bassin. Les violons donnèrent
le la , les llageolels préludèrenl en notes claires et sonores
comme le chant de l'alouette.
Le signal est donné, la ritournelle commence. M. le maire
est à la gauctie de sa danseuse, le pied droit en avant ; tous les
yeux sont fixés sur le respectable magistrat , qui , comprenant
l'importance de sa situation, redouble de dignité. L'architecte,
la baguette à la main , se tient prêt comme Moïse à frapper le
rocher.
— En avant deux ! crie l'orchestre : En avant deux pour la
trém's.
Le maire et sa danseuse s'élancent vers la fontaine pour sa-
luer l'eau naissante. Toutes les bouches s'entr'ouvrent pour as-
pirer ces premières gouttes alt(ndu( s depuis 1810. Les mulets
Iiennissenl d'espérance. L'architeclf! lève sa baguette, Nans est
abattu , Rongiez triomphe. Tout à coup les violons s'arrêtent,
les flageolets font un canard , les baguettes des tambourins res-
tent suspendues. L'architecte a frapi)é la fontaine de sa verge,
mais la fontaine n'a pas coulé. Le maire pâlit, jette sur l'archi-
tecte un regard foudroyant. L'architecte frappe la fontaine d'un
second coup, l'eau ne paraît pas.
Nans rit, Trez s'indigne, Pépin bondit, Besse jure, Saint-
Maximin s'irrite. Tous les villages invités à la fêle menacent
Kougiez d'une sédition. Le maire lire son écharpe de sa poche,
la roule autour de son abdomen , et déclare que force restera à
la loi.
— Croyez ça et buvez de l'eau , répond Nans,
— Monsieur l'architecte, cria le maire, monsieur l'archi-
tecte, vous m'avez répondu de la fontaine ; d'où vient que la
fontaine ne coule pas?
L'architecte prit son crayon , lira des lignes , superposa des
chiffres , et , après un quart d'heure de calcul , déclara que, les
deux carrés construits sur les petites lignes de l'hypoténuse
étant égaux au troisième, la fontaine était obligi'e de couler,
— Et pourtant, dit Nans en huant Rongiez , elle ne coule
pas, — C'était la même chose que le perd gira de Galilée,
excepté que celte fois la science avait tort.
Saint-Zacharie s'interposa et prêcha la modération. C'était
bien facile à Sainl-Zacharie, .Saint-Zacharie donne naissance à
12 REVUE DE PAKIS.
celte belle rivière de rHuveauine , qui roule tant de poussière
dans son lit.
En même temps, une vieille femme s'avança avec les centu-
ries de Noslradamus , réclama le silence , et lut la centurie sui-
vante :
Soubs bois bénict de saincte pénitence,
Avec pépie et gcheune au gésier,
Roujjiez bevra bonne eau en Fan quarante
En grand soûlas et liesse en février.
— Cette prophétie est claire comme de l'eau de roche , dit le
maire.
— Et elle sera accomplie , dit l'architecte; c'est moi qui me
suis trompé.
— Ah! s'écria Rongiez triomphant , ce n'est point la faute de
la fontaine.
— C'est la mienne, dit l'architecte. Le canal devait être
creusé en ligne convexe , il a été creusé en ligne concave. C'est
une affaire de quatre ou cinq ans encore , et d'une dizaine de
mille francs au plus, et la fontaine coulera.
C'était juste ce que prédisait Noslradamus.
Rongiez, séance tenante et dans le premier moment de l'en-
thousiasme, s'imposa une nouvelle conlrihulion ; puis les vil-
lages, violons en têle et mulets en queue, se rendirent aux
fontaines de Saint-Geniez, où le bal recommença et où les dan-
seurs se livrèrent ù une orgie hydraulique digne de l'âge d'or.
En attendant , Rongiez , tranquillisé par la prophétie de Nos-
lradamus, compte sur l'an 40. Vous comprenez, mon cher,
combien Rougiez doit être furieux du bonheur qui arrive à
Cuges.
— Peste ! je crois bien. Mais est-ce bien vrai que Cuges a un
lac?
— Parbleu !
— Mais un vrai lac?
— Un lac ! Pas si grand que le lac Ontario , ni que le lac
Léman, pardieu ! mais un lac comme le lac d'Enghien.
— Comment cela s'esl-il fait ?
REVUE DE PARIS. 15
— Voilà. Cuges est situé dans un entonnoir. Il est tombé
beaucoup de neige cet liiver et beaucoup d'eau cet été. La neige
et l'eau réunies oiiL fait un lac. Ce lac , à ce qu'il parait, s'est
mis en communication avec des sources qui ont promis de l'a-
limenter. Des canards sauvages qui passaient l'ont pris au sé-
rieux, et se sont abattus dessus. Du moment où il y a eu des
canards sur le lac , on a construit des bateaux pour leur donner
la chasse; de sorte qu'on chasse déjà sur le lac de Cuges, mon
cher. On n'y pêche pas encore , c'est vrai ; mais la pèche est
déjà louée pour l'année prochaine. Quand vous y passerez ,
faites-y atlenUon : soir et matin , il y a une vapeur. C'est un vrai
lac.
— Vous entendez? dis-je à Jadin qui entrait, il me faut un
dessin de Cuges et de son lac.
— On vous le fera , dit Jadin; mais le déjeuner?
— C'est vrai , dis-je à Méry ; et le déjeuner?
— C'est juste, reprit Méry; ce diable de lac de Cuges m'a-
vait fait perdre la tète. Le déjeuner vous attend au Château
d'If?
— Et comment allons-nous au Château d'If?
— Je ne vous l'ai pas dit ?
— Mais non.
— Diable de lac de Cuges ! C'est que c'est un lac, mon cher,
parole d'honneur, un vrai lac. Eh bien ! mais vous allez au
Château d'If dans un charmant bateau qu'un de nos amis vous
prête, un bateau ponté , avec lequel on irait aux Indes.
— Et où est-il , le bateau ?
— Il vous attend sur le port.
— Eh bien ! allons.
— Non pas ; allez.
— Comment! vous ne venez pas avec nous ?
— Moi aller en mer ! dit Méry ; je n'irais pas sur le lac de
Cuges.
— Méry, l'hospitalité exige que vous nous accompagniez.
— Je sais bien que je suis dans mon tort j mais que voulez-
vous?
Il fallait céder. Nous nous rendîmes sur le port. Â chaque per-
sonne que Méry rencontrait :
— Vous savez, disait-il, que Cuges a un lac.
2.
14 REVUE DE PAUiS.
— Pardieu! répondaient les passants, un lac superbe : on
ne peut pas en trouver le fond.
— Voyez-vous? répétait Méry.
Sur le quai d'Orléans, nous trouvâmes un charmant bateau
qui nous atleniiail.
— Voilà votre embarcation, nous dit Méry.
Nous descendîmes dans le bateau. Les bateliers appuyèrent
leurs rames contre le quai, et nous quitiâmes le bord.
— Bon voyage , nous cria Méry ; et il s'en alla en disant :
Ce diable de Cuges qui a un lac !
VIII.
Le premier monument qu'on aperçoit à sa droite , quand on
va du quai d'Orléans a la mer, c'est la Consigne.
La Consigne est un monument de fraîche et moderne tour-
nure , avec de nombreuses fenèlres garnies de triples grilles
donnant sur le bassin du port. Au-dessous de ces fenêtres, on
remarque plusieurs passants arrêtés qui échangent des paroles
avec les babilanls de cette charmante maison. On croirait être
à Madrid , et on prendrait volontiers tous ces gens pour des
amants qui se cachent d'un tuteur. Point ; ce sont di-s cousins ,
lies frères, des sœurs , qui ont peur de la peste. La Consigne ,
c'est le parloir de la quarantaine.
Un peu |)lus loin, en face du fort Saint-Nicolas, bâti par
Louis XIV, est la (our Saint-Jean , bâtie par le roi René, C'est
par la fenêtre carrée située au second étage qu'essuya de se
sauver, en 93. ce pauvre duc de Monlpensier, qui a laissé de si
charmants mémoires sur sa captivité avec le prince de Conli.
On sait <(ue, la corde, grâce à laquelle il espérait gagner la
terre, étant trop courte, le pauvre prisonnier se laissa tomber
au hasard et se brisi la cuisse en tombant. Au point du jour,
des pêcheurs le trouvèrent évanoui et le portèrent chez un per-
ruquier, où il obtint de rester jusqu'à son entière giiérison. Le
perruquier avait une fille, une de ces jolies grisettes de Mar-
seille (jui ont des bas jaunes et un pied d'Andalouse. Je ne serai
pas plus indiscret que le prince, mais cela me coule : il y avait
KKVrK l)F. l'VRIS. \ù
une jolie histoire à raconter sur celle jeune fille et le pauvre
blessé.
Nous laissâmes un peu à notre droite le rocher de l'Esteou.
Nous étions juste sur la Marseille de César, que la mer a re-
couverte. Quand il fait beau temps, dit-on , quand la mer est
calme, on voit encore des ruines au fond de l'eau. Nous avions,
vent debout, un diable de mistral qui ne voulait pas nous
laisser sortir du port, mais qui proraettaitde nous bien secouer
une fois que nous en serions sortis.
En face de la sortie du port , l'horizon semble fermé par les
îles de Ratoneau et de Promègue. Ces deux îles, réunies par
une jetée , forment le port de Frioul , frelum Julii, détroit de
César. Pardon , l'élymologie n'est pas de moi. Cette jetée est
un ouvrage moderne. Quant au Frioul, c'est le port du typhus,
du choléra , de la peste et de la fièvre jaune , la douane des
Qéaux, le lazaret , enfin. Aussi y a-l-il toujours dans le port de
Frioul bon nombre de vaisseaux qui ont un air ennuyé des plus
pénibles à voir.
Malheureusement, ou heureusement plutôt , Marseille n'a
point encore oublié la fameuse peste de 1720 , que lui avait
apportée le capitaine Chataud.
La troisième île des environs de Marseille, la plus célèbre des
trois, est l'île d'If. Cependant l'île d'If n'est qu'un écueil 5 mais
sur cet écueil est une forteresse , et dans cette forteresse est le
cachot de Mirabeau. Il en résulte que l'île d'If est devenue une
espèce de pèlerinage politique , comme la Sainte-Beaurae est
devenue un pèlerinage religieux.
Le château d'If était la prison où l'on enfermait autrefois les
fils de famille dont on voulait punir l'inconduite. C'était une
chose convenue, le fils pouvait y demander la chambre du père.
Mirabeau y fut envoyé à ce titre. 11 avait un père fou et sur-
tout ridicule; il l'exaspéra par les dérèglements inouïs d'une
jeunesse où débordait la sève des passions. Tous ses pas jus-
qu'alors avaient été maïqués jiar des scandales qui avaient sou-
levé l'opinion publi(iue. Mirabeau , resté libre , était perdu de
réputation ; Mirabeau , prisonnier, fut sauvé par la pitié qui
s'attacha à lui. Puis cette réclusion cruelle était peut-être une
des voies dont se servait la Providence pour forcer le jeune
homme à étudier sur lui-même la tyrannie dans tous ses dé<
16 REVUE DE PARIS.
tails. Lorsque la révolution s'approcha, Mirabeau put meltre
ainsi au service de cette grande catastrophe sociale ses passions
arrêtées dans leur course, et ses colères amassées durant une
longue détention.
La société ancienne l'avait condamné à mort, il lui renvoya
sa condamnation, et, le 21 janvier 1793, l'arrêt fut exécuté.
La chambre qu'habita Mirabeau, la première est souvent la
seule qu'on demande à voir, tant le colosse républicain a empli
cette vieille forteresse de son nom , est la dernière à droite
dans la cour à l'angle sud-ouest du château. C'est un cachot
qui ne se distingue des autres <iue parce qu'il est plus sombre
peut-être; une espèce d'alcôve taillée dans le roc indique la
place où était le lit du captif; deux crampons qui soutenaient
une planche aujourd'hui absente , la place où il mettait ses
livres; enfin quelques restes de peintures à bandes longitudi-
nales bleues et jaunes, font foi des améliorations que la phi-
lanthropie de l'ami des hommes avait permis au prisonnier
d'introduire dans sa prison.
Je ne suis pas de l'avis de ceux qui prétendent que Mirabeau,
captif, presstntiiit son avenir. Il aurait fallu pour cela qu'il
devinât la révolution. Est-ce que le matelot , quand le ciel est
pur, quand la mer est belle, devine la tempête qui le jettera
sur quelque île sauvage dont sa supériorité le fera le roi?
En sortant de la chambie de Mirabeau, l'invalide qui sert de
cicérone au voyageur, lui fait voir quelques vieilles planches
qui pourrissent sous un hangar : c'est le cercueil qui ramena
le corps de Kléber en France.
Attendu, dit le proverbe, qu'il n'y a si bonne compagnie qu'il
ne faille quitter ; après trois autres jours de fêtes et de plaisirs,
force nous fut de quitter celte bonne et spirituelle compagnie
marseillaise dans laquelle une semaine s'était envolée avec la
rapidité d'une heure.
En me conduisant à la voiture, Méry recommanda à Jadin
de ne point oublier de lui faire, en passant , un dessin du lac
de Cuges.
REVUE DE PARIS. 17
IX.
La route que l'on prend pour sortir de Marseille est aussi
brûlée et aussi poudreuse que celle que l'on suit pour y arriver.
Rien de plus uniforme et de plus triste que ces oliviers entre-
mêlés rie vignes, dans les interstices desquelles, comme dit le
président Des Brosses , on élève par curiosité des plants de fro-
ment.
Au bout d'une heure ou deux , nous nous engageâmes dans
des montagnes pelées et nues auxquelles le soleil et les pluies
n'ont laissé que leur ossature de granit. Nous suivîmes le fond
d'une vallée aussi sèche que le reste du chemin. Enfin, vers la
nuit, au détour d'une rociie gigantescjue , qui force la roule à
décrire une courbe, nous nous trouvâmes en face d'une grande
nappe d'eau. C'était le lac de Cuges.
Comme le voiturier était à nos ordres , nous fîmes halte.
Jadin, ainsi qu'il l'avait promis, dessina une vue pour Méiy.
Le lac était au premier plan, Cuges et son église au second, le
troisième était formé par les montagnes. Pendant ce temps, je
pris mon fusil, et je suivis les bords pour voir si je ne rencon-
trerais pas quelque canard. Malheureusement, les roseaux n'a-
vaient |)oint encore eu le temps de pousser , et les canards se
tenaient au large.
Je revins près de Jadin, qui avait fini son croquis, et nous
nous apprêtâmes à passer le lac.
Ce n était pas une petite affaire. Les Cugeois n'avaient point
encore eu le temps de bâtir un pont ; puis , avant de le bâtir ,
ils voulaient sans doute être bien sûrs que leur lac leur resterait.
En attendant , l'eau avait recouvert la grande route; on voyait
bien le chemin entrer d'un côté et sortir de l'autre ; mais , sur
l'espace d'un quart de lieue, on n'avait d'autre guide pour le
suivre que quelques jalons plantés à droite et à gauche; or,
comme ce chemin formait chaussée, pour peu que nous nous
écartassions d'un côté on de l'autre , nous tombions dans des
profondeurs que nous pouvions mesurer par des cimes d'arbres
qui apparaissaient comme des broussailles ft Heur d'eau. Je
18 r.EVL'J' L>K PARIS,
commençai à trouver que la Providence avait été bien prodigue
envers Ciiges , de lui donner un pareil lac , quand le village se
serait forl bien contenté d'une fontaine.
Cependant, comme il n'y avait ni pont, ni bac, force nous
fut de prendre noire parti : nous monlâmessur i'iinpériale, afin
d'êlre loul prêts à nous sauver à la nage, et notre berlingot entra
bravement dans le lac , dont il atteignit sans accident l'autre
bord.
Nous Irouvâmes Cuges en révolution : le gouvernement avait
eu avis de son lac et avait mis la main dessus. Les lacs sont de
droit la propriété des gouvernements; seulement un cas liti-
gieux s'élevait pour celui-ci : c'était un lac de nouvelle date ,et
qui ne remonlail pas comme les autres à la création du monde ,
ou loul au moins au déluge. C'est par le déluge, comme on sait,
(pie les lacs lont leurs preuves de noblesse; le déluge est le
1Ô99 des lacs. Celui de Cuges s'était étendu sans façon sur des
propriétés qui appartenaient à des citoyens des villages envi-
ronnants. Les citoyens pro|)riétaires voulaient bien laisser le lac
au gouvernement , mais ils voulaient être indemnisés des terres
qu'ils perdaient par cette concession; les eaux et forêts leur
riaient au nez , ils montraient les dents aux eaux et forêts. Bref,
il y avait déjà eu du papier timbré d'échangé, et les Cugeois,
comme le pauvre savetier devenu ricbe, étaient quasi prêts à
rendre leur lac si on voulait leur rendre leur tranquillité.
Nous nous arrêtâmes à Cuges , et nous repartîmes le lende-
main à six heures du matin.
La seule chose curieuse que nous offrit la roule jusqu'à Tou-
lon , ce fut les gorges d'Ollioules. Les gorges d'Ollioules sont les
Thermopyles de la Provence. Que l'on se figure des rochers à
pic de deux à trois mille pieds de haul , du sommet desquels des
villages perdus, où l'on monte on ne sail par où, se penchent
curieusement pour vous regarder. Quelques-unes de ces monta-
gnes ont de plus la préleniion d'être des volcans éteints ; je ne
m'y oi)pose pas.
A peine esl-on sorti des gorges d'Ollioules que le contraste
est grand ; au lieu de ces deux parois de granit si nues et si rap-
prochées (ju'elles vous étouffent, on se trouve tout à coup dans
une plaine délicieuse, encaissée à gauche par les montagnes
qui s'arrondissent en demi-cercle , et à droite par la mer. Celte
KEVUt DE PARIS. 19
plaine , c'est la serre chaiitie de la Provence ; c'est là que
poussent en pleine terre et à l'envi l'un de l'autre le palmier de
Syrie, l'oranger de Mayorque . le néflier du Japon , le goyavier
des Antilles , le yucca d'Amérique , le lentiscpie de Crète et l'ac-
cacia de Constanlinopie. C'est le pied-à-terre des plantes qui
viennent de l'Orient et du Midi pour s'en aller mourir dans nos
jardins botaniques du iVord. Heureuses celles qui s'y arrêtent,
car elles peuvent se croire encore dans leur pays natal.
C'est à gauche, sur le revers du chemin qui conduit des
gorges d'Olliouies à Toulon . qu'eut lieu , le 18 juin 1815, le
jour même de la bataille de Walerloo. l'entrevue du maréchal
Brune et de Mural. Murât était vêtu en mendiant; il avait une
redingole grise, une résille espagnole, un grand feutre catalan
et des lunettes d'or. Ce que demandait le mendiant roy.il ,
c'était de reprendre sa place comme simple soldat dans les
armées de celui qu'il avait perdu deux fois , la première en se
déclarant contre lui , la seconde en se déclarant pour lui. On
sait <|uel fut le résultat de celte entrevue : Murât, repoussé de
France, passa en Corse , et de la Corse s'embarqua pour la Ca-
labre. On peut retrouver son cadavre dans l'église du Pizzo.
En entrant à Toulon , nous passâmes devant le fameux balcon
du Puget , qui fit dire au chevalier Bernin , lorsqu'il arriva en
France, que ce n'était pas la peine d'envoyer chercher des ar-
tistes en Italie quand on avait chez soi des gens capables de
faire de pareilles choses.
Les trois têtes qui soutiennent ce balcon sont les charges des
trois consuls de Toulon, dont Puget était mécontent; aussi la
ville les garde-t-elle précieusement comme des portraits de fa-
mille.
J'avais des lettres pour M. Lanvergne, jeune médecin du
plus grand mérite, qui avait accompagné le duc de Joiiiville
dans son excursion de Corse , d'Italie et de Sicile . et frère de
Lauvergne, le peintre de marine , qui a fait deux ou trois fois
le tour du monde. Comme noirs comptions nous arrêter à Tou-
lon , il nous offrit, au lieu de notre sombre appartement en
ville, une petite bastide pleine d'air et de soleil <|u'il avait au
fort Lamalgue. L'offre était faite avec tant de franchise que
nous acceptâmes à l'instant. Le soir même , nous étions in-
stallés , de sorte que , le lendemain , en nous éveillant et eti
20 REVUE DE PARIS.
ouvrant nos fenêtres, nous avions devant nous colle mer in-
finie qu'on a besoin de levoir de (einps en temps , une fois qu'on
l'a vue, et dont jamais on ne se lasse tant qu'on la voit.
Toulon a peu de souvenirs. A part le siège qu'en fît le duc
de Savoie et la trahison qui la mit aux mains des Anglais et
des Espagnols en 1793, son nom se trouve rarement cité dans
l'histoire. Mais à celte dernière fois il s'y trouve inscrit d'une
manière ineffaçable : c'est de Toulon que date réellement la
carrière militaire de Bonaparte.
Comme curiosités, Toulon n'a que son bagne et son port.
Malgré le peu de sympathie qui m'attirait vers le premier de ces
établissements,, je ne l'en visitai pas moins le second jour après
mon arrivée. Malheureusement le bagne de Toulon n'avait pour
le moment aucune notabilité. Il venait , il y avait deux ou trois
mois , d'envoyer ce qu'il avait de mieux à Brest et à Rochefort,
Les (rois premiers objets qui frappent la vue en entrant au
])agne sont d'abord un Cnpidon appuyé sur une ancre , puis un
crucifix, puis deux pièces de canon chargées à mitraille.
Le premier forçat que nous rencontrâmes vint droit à moi et
m'appela par mon nom , en me demandant si je n'achèterais
pas quelque chose à sa petite boutique. Quelque désir que
j'eusse de lui rendre sa politesse, je cherchais vainement à me
rappeler la figure de cet homme. 11 s'aperçut de mon embarras
et se mil à rire.
— Monsieur cherche à me reconnaître? me dit-il.
— Oui , je l'avoue , mais sans aucun succès.
— J'ai pourtant eu l'honnenr de voir monsieur bien souvent.
La chose devenait de plus en plus flalteuse; seulement je ne
me rappelais pas avoir jamais fréquenté si bonne compagnie.
Enfin il prit pitié de mon embarras.
— Je vois bien qu'il faut que je dise à monsieur où je l'ai
vu , car monsieur ne se le rappellerait pas. J'ai vu monsieur
chez M"<: Mars.
— El que faisiez-vous chez M"" Mars?
— Je servais , monsieur ; j'étais valet de chambre. C'est moi
qui ai volé ses diamants.
— Ah! ah ! vous êtes Mulon alors.
11 me présenta une carte.
— Mulon , artiste forçai , pour vous servir.
r.KME DE rAPvlS. 21
— M;ii.s (liles-mui ; il m? semble ([iic vous ê(es îi liierveille ici.
Oui , inor.sieiir . ;jiâct; à Dieu . je ne suis \k\s mai : il est loii-
jours boi) de s'adresser aux personnes comme il faiil. Quand on
;i su (|ue c'était moi qui avais volé M''" Mars , cela m'a valu une
certaine distinction. Alors, monsieur, comme je me suis tou-
jours bien conduit . on m'a dispensé des travaux durs. D'ail-
leurs , on a bien vu que je n'étais pas un voleur ordinaire; j'ai
été tenté ! voilà tout. Monsieur sait le proverbe : L'occasion fait
le larron.
— Pour combien de temps en avez-vous encore ?
— Pour deux ans, monsieur.
— Et que comptez-vous faire en sortant d'ici?
— .le compte me mettre dans le commerce , monsieur. J'ai
fait ici un très-bon apprentissage , et comme je sortirai. Dieu
merci , avec d'excellents cerlificals et une certaine somme pro-
venant de mes économies, j'achèterai un petit fonds. En atten-
dant , si monsieur veut voir ma petite boutique...
— Volontiers,
Mulon marcha devant moi et me conduisit à une espèce de
petite baraque en pierre, pleine de toutes sortes d'ouvrages en
coco . en corail , en ivoire et en ambre , qui faisaient réellement
(le cet étalage un assortiment assez curieux de l'industrie du
bagne.
— Mais, lui dis-je , ce n'est pas vous qui pouvez confectionner
tout cela vous-même.
— Oh ! non , monsieur, me répondit Mulon , je fais travailler.
Comme ces malheureux savent que j'exploite en grand , ils
m'apportent tout ce qu'ils font; si ce n'est pas bien, je leur
donne des avis, des conseils , je dirige leur goût, puis je re-
vends aux étrangers.
— Et vous gagnez cent pour cent sur eux bien entendu.
— Que voulez-vous , monsieur . je suis à la mode , il faut bien
que j'en profile. Monsieur sait bien que n'a pas la vogue qui
veut. Oh ! si je pouvais rester ici dix ans de plus seulement , je
ne serais pas inciuiet de ma fortune; je me retirerais avec de
quoi vivre le reste de mes jours. Malheureusement, monsieur,
je n'en ai eu que pour dix ans, et dans deux ans il faudra que je
sorte. Oh! si j'avais su!
J'achetai quelques babioles à ce forçat optimiste , et je con-
1 3
i>2 KKVLE DE PAKIS.
tiniiai ma visite, tout stupéfait de voir qu'il y avait des gens
qui pouvaient legrelter le bagne.
Je trouvai Jadin en marché avec un autre industriel qui ven-
dait des cordons d'Alger. C'était un Arabe qui nous raconta
toute sa vie; il était là pour avoir tué deux juifs. Mais, depuis
ce temps, nous dit-il, la grâce de Dieu l'avait touché, et il
s'était fait chrétien.
— Parbleu , lui répondit Jadin , voilà un beau triomphe pour
notre religion.
Nous avions commencé par les exceptions; nous en lo-
vînmes bientôt aux généralités.
Les forçats sont divisés en quatre classes : les indociles, les
récidives, les intermédiaires et les éprouvés.
Les indociles, comme l'indique leur nom, sont ceux dont il
n'y a rien à faire; ceux-là ont le bonnet vert , la casaque rouge
et les deux manches brunes. Ensuite viennent les récidives , qui
ont le bonnet vert , une manche rouge et une manche brune ;
puis les intermédiaires, qui ont le bonnet et la casaque rouge ;
et enfin les éprouvés , qui ont la casaque rouge et le bonnet
violet.
Les individus des trois premières classes sont enchaînés deiix
à deux; ceux de la dernière n'ont <}ue l'anneau autour de la
jambe et pas de chaîne. Di^ plus, on leur distribue une demi-
livre de viande les dimanches et les jours de fêle , tandis que les
autres ne sont nourris que de soupe et de pain.
Des chantiers et du port nous passâmes dans les dortoirs. La
couche des forçais est un immense lit de camp en bois, dont les
extrémités sont en pierres. A l'extrémité inférieure (|ui forme
rebord sont scellés des anneaux; chaque soir on cadenasse à s.'S
anneaux la chaîneque les forçats traînent i) la jambe. La maladie
ne la fait pas tomber, et le condamné à perpétuité vit, dort et
meurt avec ses fers.
A chaque issue du bagne deux pièces de canon chargées à mi-
traille sont braquées jour et nuit.
Comme j'avais des lettres de recommandation pour le com-
missairedemarine,il me fit, lorsqu'il eut appris que jedemcurais
à une demilieue de Toubui. la gracieuseté de m'ofFrirpour mon
service praticulier , pendant tout le temps que je resterais à
Toulon , un canot de l'État et douze éprouvés. Comme nous
KKVHK ifi'. l'uus. as
comptions visiter les ilifFérents points du golfe qui attirent les
curic^ux, soit par leur aspect pitloreS(iue, soit par leurs souve-
nirs, nous ;icceplàmes avec reciinnaissance. Le canot fut misa
notre disposilion à l'insianl même, et nous en protîtâmes pour
retourner à notre bastide.
En nous (piitiant , le garde-chiourme nous demanda nos
ordres, comme aurait pu le fane un cocher de bonne maison.
Nous lui dîmes de se trouver le lendemain , à mul heures du
matin, à notre porte. Rien n'était plus facile ([ue d'obéir litté-
ralement à cet ordre, notre bastide baignant ses pieds dans la
mer.
Du reste , il serait difficile d'exiger de ces malheureux forçats
un sentiment plus profond de leur abaissement qu'ils ne l'ex-
priment eux-mêmes. Si vous êtes assis dans le canot , ils s'éloi-
gnent le plus possible de vous; si vous marchez, ils rangent
longtemps à 1 avance leuis jambes pour que vous ne les ren-
contriez pas ; enfin , lorsque vous mettez pied à terre , et que le
c;inot vacillant vous force de chercher un appui , c'est le coude
<|u'ils vous présentent, tant ils sentent que leur main n'est pas
digne de toucher votre main. Les malheureux comprennent que
leur contact est immonde, et par leur humilité ils désarment
presque voire ré|iugnance.
Le lendemain , à l'heure dite, le canot était sous nos fenêtres.
Il n'y a pas de serviteurs plus exacts (|ue les forçats; le bâton
ré|)ond de leur poncinalité; et n'était la livrée, je désiierais
fort n'avoir jamais d'autres domestiques. Pendant que nous
achevions de nous habiller , nous leur fîmes descendre deux
bouteilles de vin, qui leur furent distribuées par le garde-
chiourme. Ce brave homme fit les parts avec une justesse de
coup d'œil qui prouvait une i)rali(|ue fort exercée du droit
individuel. Il poussa même l'imparlialité jusqu'à boire le der-
nier verre, qu'il ne pouvait diviser en douze [tortions , plutôt
que de favoriser les uns aux dépens des autres.
Nous devions aller d'abord à Saint-Maudrier. Saint-Maudrier
est un hôpital non-seulement hâli par les forçais , mais en quel-
que sorte créé entièrement par eux. En effet ils ont tiré la
pierre de la carrière, ils ont équarri les charpentes, ils ont
taillé les briques, forgé la senurerie. cuit les tuiles et laminé
les plombs: il n'y a que la verrerie (|iii leur esl arrivée toute faile.
24 REVUE DE PARIS.
Au-dessus de Saint-Maudrier s'élève la tour des signaux ,
qui sert en même temps de tombeau à l'amiral de La Souche-
Tréviile.
En quittant Saint-Maudrier, nous traversâmes toute la rade ,
et nous allâmes descendre au Pelit-Gibrallar. C'est ce fort ,
comme on le sait , qui fut emporté par Bonaparte en personne ,
et dont la prise amena , presque immédiatement , la reddition de
Toulon. Le vainqueur , en montant à l'assaut , y fut grièvement
blessé d'un coup de baionnelle à la cuisse.
En revenant du Petit-Gibraltar , nous traversâmes toute la
flotte du contre-amiral Massieu de Clairval. Elle se composait
de six magnifiques vaisseaux , le Suffi en, la Didon, le Nestor ,
le Duquesne , la Bellone et le Triton. Nous accostâmes ce
dernier, car j'avais une visiteà y rendre à un ami déjà célèbre
alors , mais donc la célébrité s'est accrue depuis , grâce à un des
plus beaux fails d'armes dont s'bonore notre marine. Cet ami
élait le vice-amiral Baudin; quant au fait d'armes, on a déjà
nommé la prise de Saint-Jean d'Ulloa.
Le vice-amiral n'était alors que capitaine et commandait le
Triton. C'était une de ces existences brisées par la restauration
de 1815 et qui venaient de se reprendre à la révolution de 1830.
Pendant ces quinze ans , le capitaine Baudin s'était réfugié dans
la marine marchande, et dans cette partie de sa carrière, je
pourrais, si je voulais, à défaut de belles, citer de bonnes ac-
tions.
Le capitaine Baudin nous fit les honneurs de son bâtiment
avec celte grâce parfaite qui n'appartient qu'aux officiers de
marine ; puis, en s'iiivitanl à déjeuner le lendemain dans notre
petile bastide, il mit à néant toutes les mauvaises raisons que
nous lui donnions pour ne pas rester à dîner avec lui à bord. Il
en résulta que nous quittâmes le Triton à huit heures du
soir.
Je voudrais bien savoir ce qui empêcha les forçais , qui
étaient douze, de nous prendre quelques vingt-cinq louis que
nous avions dans nos poches , de nous jeter à la mer, Jadin ,
moi et le garde-chiourrae, et de s'en aller où bon leur aurait
semblé avec le canot du gouvernement.
Lorsque nous fûmes rentrés à notre bastide, et tous deux
conciles, nos por!es bi ii ferinées, dnns la même chambre, je
REVUE DE PARIS. 25
fis part de ma réflexion à Jadin. Jadin m'avoua que tout le long
de la route il n'avait pas pensé à autre chose.
Le lendemain , à l'heure convenue , nous vîmes arriver notre
convive dans sa yole élégante, dont les douze rames fendaient
l'eau d'un mouvement si rapide et si uniforme, qu'on les aurait
crues mises en jeu par l'impassible volonté d'une machine. Le
capitaine la laissa dans le pelit débarcadère et monta chez nous.
L'hospitalité était moins élégante que celle du Triton ; une pe-
tite guinguette des environs en avait fait tous les frais. Heureu-
sement, une des qualités de l'air de la mer est de donner un
éternel et insatiable appétit.
A deux heures, le capitaine nous quitta. Je le reconduisis
jusqu'à sa yole. La yole se balançait seule et vide sur la mer j
les matelots, qui avaient probablement compté que notre dé-
jeuner dégénérerait en dîner , étaient allés faire leurs dévotions
au cabaret du fortLamalgue.
Celait, ù ce qu'il paraît, une faute énorme contre les règles
de la discipline, car, ayant voulu les appeler, le capitaine me
pria de n'en rien faire, et me dit qu'il s'en irait sans eux, afin
que les coupables comprissent bien la grandeur de leur péché.
Comme le capitaine était seul, et que, comme on le sait, il a
eu le bras droit emporté par un boulet de canon, j'offris alors
de lui servir d'équipage, ce qu'il accepta à la condilion qu'à
mon retour je resterais à dîner avec lui. Ce n'était point une
condition pareille qui pouvait empêcher mon enrôlement dans
l'équipage du Triton. Je répondis donc que je suivrais le capi-
taine au bout du monde et aux conditions qui lui plairait de
m'imposer;en conséquence de l'accord, nous langeâmes les avi-
rons au fond du canot , nous dressâmes le petit mât , nous dé-
ployâmes la voile , et nous partîmes.
Quoique nous fussions séparés de deux milles à peine du
Triton, la navigation n'était pas sans un certain danger. Il y
avait mistral, ce qui suffisait pour mettre la mer en gaieté;
or, tout le monde sait ce que c'est que les gaietés de la
mer.
Certes , si le capitaine avait eu son équipage ou seulement ses
deux bras , notre traversée n'eût été ([u'uiie plaisanterie ; mais ,
n'ayant que son bras gauche et moi seul pour compagnon, sa
position n'étaitpas commode. Le capitaine oubliait toujours mon
m KËVDE bli fAHiS.
ignorance en marine, de sorte qu'il me commandait la ma-
nœuvre comme il aurait pu faire au contre-maîlre le plus
exercé . ce à quoi je répondais en prenant l)âbord iiour tribord,
et en amiirranl quand il aurait fallu larguer. Il en résultait des
quipro(|uos qui , avec des vagues de douze à quinze pieds de
haut et avec un vent aussi capricieux ([ue le mistral, ne laissaient
pas d'êlre sans danger. Deux ou trois fois je crus l'embarca-
tion sur le point de chavirer, el j'ôlai mon habil sous le pré-
texte d'êlre plus ajile à la manœuvre, mais de fait pour être
moins empêché s'il me fallait par hasard continuer ma roule k
la nage.
De lemi)s en temps, au milieu de mes perplexités, je jetais
les yeux sur le Triton, et j'apercevais tout l'équipage, qui,
amassé sur le pont, nous regardait manœuvrer sans nous perdre
un seul iiistanl de vue. >le ne comprenais pas une pareille inac-
tion jointe à une curiosité si soutenue. Il était évident que l'on
savait qui nous étions. Alors, puisqu on voyait notre position,
comment n'envoyait-on pas à notre aide ? Je comprenais bien
tout ce qu'il y avait d'oiiginalilé à se noyer en comi)agnie du
meilleur capitaine peut être de toute la marine française, mais
j'avoue (jue dans ce moment je n'envisageais point cet honneur
sous son véritable point de vue.
Nous mimes à peu piès une heure et demie à gagner le bâti-
ment, car , comme nous avions le vent debout, ce n'est qu'à
l'aide de manœuvres très-compliquées et très-savantes , qui
tirent radmiratioii de l'équipage, que nous atteignîmes notre
majestueux Triton, lequel, comme s'il était étranger à tous
ces pelilsca|)rices du vent el de la mer, se balançait à peine sur
ses ancres. Dès que nous tîimes à portée, cinq ou six matelots
se i)récipilèrent dans la yole. Alors le capitaine, avec la gravité
et le sang-fioid qui ne l'avaient point quitté un seul instant,
monta réclielle le piemier. On sait que c'est d'étiqtielle : le ca-
pitaine esl roi à bord, il expliqua en deux mots comment nous
revenions seuls , el donna quelques ordres relatifs à la récep-
tion à faire aux matelots lorsqu'ils reviendraient à leur tour.
Quant à moi, qui l'avais suivi le plus promplement possible,
je reçus force compliments sur la façon distinguée dont j'avais
accompli les manœuvres qui uravaieiil été commandées. Je m'in-
cliaai d'un air modesle en réjionUaul que j'étais à si bonne école.
HEVUK llK PAf'.IS. 27
quMl n'y avait rien d'étonnant à ce que j'eusse fait de pareils
progrès.
Le dîner fut fort gai et fort spiriliiel. Noire expédition fit en
partie les fraisde la conversation. Je m'informai alors des raisons
pour lesquelles le lieutenant , qui , grâce à sa lunette , ne nous
avait pas perdus de vue , s'était abstenu d'envoyer un canot au
devant de nous. Le lieuienanl nous répondit que , sans un signe
du ca|)itaine qui indi(|uât que nous étions en détresse, il ne se
serait jamais permis une telle inconvenance.
— Mais , lui demandai-je , si nous avions chaviré cependant?
— Oh ! dans ce cas , c'était autre chose , me répondit-il ; nous
avions une embarcation toute prête.
— Qui serait arrivée quand nous aurions été noyés.
Le lieutenant me répondit par un geste de la buuche et des
épaules qui signiliait : Que voulez-vous? c'est la règle.
J'avoue <|u'à part moi, je trouvai celte règle fort sévère,
surtout quand on l'applique de compte à demi à des gens qui
n'ont pas l'Iionneui' d'appartenir au corps royal de la marine.
En m'en allant, j'eus la satisfaction de voir les douze mate-
lots de la yole qui prenaient le frais dans les haubans, lis en
avaient pour jusqu'au quart du matin à compter les étoiles et à
flaiier de quel côté venait le vent.
Nous ne pouvions pas être venus si près de la ville d'Hières
sans visiter le paradis de la Provence ; seulement nous hésitâmes
un instant si nous liions par terre ou par mer. Noire irrésolution
fut fixée par le commissaire de la marine, qui nous dit qu'il ne
pouvait pas nous prêter ses forçats pour une si longue course,
attendu qu'il ne leur était pas permis de découcher.
Nous envoyâmes donc tout bonnement retenir nos places à
la voilure de Toulon à Hières . qui tous les jours passait , vers
les cinq heures du soir , à (juel<iues cents pas de notre bastide.
Rien de délicieux comme la route de Toulon à Hières Ce ne
sont point des plaines, des vallées , des moniagnes que l'on
franchit; c'est un immense jardin que l'on parcourt. Aux deux
cotés de la route s'élèvent des haies de grenadiers, au-dessus
desquelles on voit de temps en temps flotter comme un panache
la cime de quelque palmier , ou surgir comme une lance la fleur
de l'a.oèo ; puis , au delà de celte mer de verdure, la mer azurée,
toute peuplée le long de ses côtes de barques aux voiles latines,
28 REVUE DE PARIS.
tandis qu'à son horizon passe gravement le trois-raâls avec sa
pyramide de voiles, ou file avec rapidité le bateau à vaj)eur,
qui laisse derrière lui une longue traînée de fumée, lente à se
perdre dans le ciel.
En arrivant à l'hôtel, nous n'y pûmes pas tenir, et notre
premier mot fut pour demander à notre hôte s'il possédait un
jardin , et si dans ce jardin il y avait des orangers. Sur sa ré-
ponse affirmative , nous nous y précipitâmes ; mais, si la gour-
mandise est un péché mortel , nous ne tardâmes point à en être
|)unis.
Dieu garde tout voyageur, ne possédant pas un double râte-
lier de Désirabode , de mordre à pleines dents, comme nous le
fîmes , dans les oranges d Hières.
X.
En revenant vers notre bastide , nous aperçûmes de loin, de-
bout sur le seuil de la porte , un beau moine carmélite à ligure
austère, à longue barbe grisonnante, couvert d'un manteau le-
vantin et le coips entouré d'une ceinture arabe. Je doublai le
pas , curieux de savoir ce qui me valait cette étrange visite ; le
moine alors vint au-devant de moi , et , me saluant dans le plus
pur romain, me présenta un livre sur lequel étaient inscrits les
noms de Chateaubriand et de Lamartine j ce livre était l'album
du Mont-Carmel.
Voici l'histoire de ce moinej il y en a peu d'aussi simple et
d'aussi édifiante :
En 1819, frère Jean-Baptiste (1) , qui habitait Rome , reçut
mission du pape Pie VU départir pour la Terre-Sainte, et de
voir, en sa qualité d'architecte, quels moyens il y aurait à em-
ployer pour rebâtir le couvent du Carmel.
Le Carmel , comme on le sait , est une des montagnes saintes ;
ainsi que l'Hoi eb et le Sinai , il a été visité par le Seigneur. Situé
entre Tyr et Césarée , séparé seulement de Saint-Jean-d'Acre
(1) Son nom Je laïque ûtait Cassini ; c'clait un cousin issu de ger-
main du célèbre géographe.
REVUE DE PARIS. 29
par un golfe, à cinq heures de distance de Nazareth , et à deux
journées de Jérusalem , lors de la division des tribus, il échut
en partage à Azer, qui s'établit à son septentrion, à Zabulon, qui
s'empara de son orient, et à Issachar, qui posa ses tentes au
midi. Du côté de l'occident, la mer vient baigner sa base (pii
s'avance, fait une pointe entre les tlols , et se présente de loin
au pèlerin qui vient d'Europe, comme le point le plus avancé
de la Terre-Sainle sur lequel il puisse poser les deux genoux.
Ce fut sur le sommet du Carmel qu'Élie donna rendez-vous
aux huit cent cinquante faux prophètes envoyés par Achab,
afin qu'un miracle décidât, aux yeux de tous, quel était le vé-
ritable Dieu , de Baal ou de Jéhovah. Deux autels alors furent
élevés sur le plateau de la montagne , on amena des viclimes ;
les faux prophètes supplièrent leurs idoles , qui restèrent sour-
des; Élie invoqua Dieu, et à peine s'était-il agenouillé, qu'une
flamme descendit du ciel , et dévora (out à la fois, non-seule-
ment le bois et la victime, mais encore la |)ierre du sacrifice.
Les faux prophètes vaincus furent égorgés par le peuple, et le
nom du vrai Dieu glorifié; cela arriva neuf cents ans avant le
Christ.
Depuis ce jour , le Carmel est resté dans la possession des ado-
rateurs du vrai Dieu : Élie laissa à Elisée non-seulement son
manteau , mais encore sa grotte ; à Elisée succédèrent les fils
des prophètes qui sont les ancêtres de saint Jean. Lors de la
mort du Ctirist, les religieux qui l'habitaient passèrent de la
loi écrite à la loi de grâce; tiois cents ans après , saint Basile
et ses successeurs donnèrent à ces pieux cénobites des règles
particulières. A l'époque des croisades, les moines abandonnè-
rent le rit grec pour le rit romain , et de saint Louis à Bonaparte
le couvent, bâti sur l'emplacement même où le prophète dressa
son autel , fut ouvert aux voyageurs de toute religion et de tout
pays , et cela gratuitement , à la glorification de Dieu et du
prophète Élie. Ce prophète est en égale vénération chez les rab-
bins , qui le croient occupé ii écrire les événements de tous les
âges du monde , chez les mages de Perse , (|ui disent que leur
maître Zoroastre a été son disciple, et enfin chez les musul-
mans, (|ui pensent qu'il h.ibite une oasis délicieuse dans laquelle
se trouvent l'arbre et la fontaine de la vie, qui entretiennent
son immortalité.
3e RKVliE DE PAHIS.
La montagne sainte avait donc été vouée au culte du Seigneur
pendantdeux millesixcenls ans . lorsque Bonaparte vint mettre
le siège devant SamI-Jean-d'Acre; alors le Carmel ouvrit,
comme toujours, ses portes hospitalières non plus aux pèlerins,
non plus aux voyageurs, mais aux mourants et aux blessés. A
huit cents ans d'intervalle, il avait vu venir à lui Titus, Louis IX
et Napoléon.
Ces trois réactions de 1 Occident contre l'Orient furent fatales
au Carmel. Après la prise de Jérusalem par Titus, les soldats
romains le dévaslèrenl ; après l'abaiidon de la Terre-Sainle par
les chrétiens, les Sarrasins égorgèrent ses habitants; enfin,
après l'échec de Bonaparte devant Saint-Jean-d'Acre, les Turcs
s'en emi)arèrent, massacrèrent les blessés français , dispersèrent
les moines, brisèrent portes et fenêtres, et laissèrent le saint
asile inhabitable.
Il ne restait donc du couvent que ses murs ébranlés , et de la
communauté qu'un seul moine qui s'était retiré à Kaïffa , lorsque
le frère .lean-Bapliste , désigné par son général au pape . reçut
de Sa Sainlelé l'ordre de se rendre au Carmel, et de voir dans
quel élat les infidèles avaient mis la sainte hôtellerie de Dieu,
et quels étaient les moyens de la réédifier.
Le moment était mal choisi ; Abdallah-Pacha commandait
pour la Porte, et ce minisire du sultan portait une hame pro-
fonde aux chrétiens; celle haine s'augmenta encore de la ré-
volie des Grecs. Abdallah écrivit au sublime empereur , que le
couvent du Carmel pourrait servir de forteresse à ses ennemis ,
et demanda la permission de le détruire ; elle lui fut facilement
accordée. Abdallah fîl miner ce monastère , et l'envoyé de Rome
vit sauter les derniers débris de l'édifice qu'il était appelé à re-
construire. Cela se passait en 1821 ; il n'y avait plus rien à faire
au Carmel; le frère Jean-Baptiste revint ù Rome.
Cependant il n'avait point renoncé à son projet ; en 1826 , il
partit donc pour Coiistanlinople, et, grâce au crédit de la France
et aux instances de l'ambassadeur, il obtint de Mahmoud un
firman qui autorisait la reconstruction du monastère. Il revint
à Kaiffa , et trouva le dernier moine mort. Alors il gravit tout
seul la montagne sainte, s'assit sur un débris de colonne byzan-
tine, et là , son crayon à la main , architecte élu pour la maison
du Seigneur, il fil le pian d'un nouveau couvent plus magni-
HEVLE DE PARIS. ÔI
fiqiie qu'aiictin de ceux qui avaient jamais existé ; e( , après ce
plan , le devis : le devis se monlail à 250,000 fr. Le devis ar-
rêté , rarchilecte miraculeux qui bâtissait ainsi avec la pensée,
sans s'occuper de l'exécution , alla à la première maison venue
demander un morceau de pain pour son repas du soir.
Le lendemain, il commença à s'occuper de trouver les
250,000 fr. nécessaires à l'accomplissement de son œuvre sainte.
La première chose à laquelle il pensa , fut de créer un revenu
à la commiinaulé qui n'existait point encore ; il avait remarqué,
à cinq heures de dislance du Carmel, et it trois heures de Na-
zareth , deux moulins à eau abandonnés , soit par les suites de
la guerre, soi! parce que l'eau qui les faisait mouvoir s'était
détournée. Il chercha si bien ([u'à une lieue de là il trouva une
source <|ue , par le moyen d'un acjueduc, il pouvait conduite
jusqu'à ces ruines ; cette trouvaille faite et certain qu'il pouvait
mettre les moulins en mouvement, le frère Jean-Baptiste s'oc-
cupa d'acquérir les moulins. Ils ajjparlenaienl à une famille de
druses : c'était une tribu qui descendait de ces Israélites qui ado-
rèrent le veau d'or; ils avaient conservé l'idolâtrie de leurs
pères. Les femmes, aujourd'hui encore, jtortent pour coiffure
la corne d'une vache ; cette corne , qui n'est relevée d'aucun
ornement chez les femmes pauvres , est argentée ou dorée chez
les femmes riches. La famille druse , qui se composait d'une
vingtaine de personnes, ne voulut pas se défaire du terrain
légué par ses ancêtres, quoique ce terrain ne rapportât rien :
elle aurait cru faire une impiété. Le frère Jean-Baptiste lui offrit
de louer ce terrain qu'elle ne voulait pas vendre, le chef con-
sentit à cette dernière condition. Le revenu devait être divisé
en tiers : un tiers aux propriétaires, et les deux autres tiers
aux bailleurs. En effet , les bailleurs devaient être deux : l'un
apportait son industrie , et celui-là , c'était frère Jean-Baptiste ;
mais il fallait qu'im autre apportât l'argent nécessaire aux frais
de réparation des moulins, et de construction de ra(|ueduc.
Le frère Jean-Baptiste alla trouver un Turc de ses amis, qu'il
avait connu dans son premier voyage, et lui demanda 9,000 fr.
pour mettre à exécution sa laborieuse entreprise; le Turc le
conduisit à son trésor, car les Turcs, qui n'ont ni rentes ni
industrie , ont encore à cette heure , comme dans les Mi/le eu
une Nuits , des tonnes d'or et d'argent. Le frère Jean-Baptiste
52 r.EVUE DE PABIS,
y j)iilla somme dont il avait besoin, affecta au remboursement
de cette soinine le tiers de la rente des moulins, et, grâce à
cette première mise de fonds faite par un musulman . l'archi-
tecte put jeter les fondements de son hôtellerie chrétienne ;
d'intérêts , il n'en fut pas question , et cependant , il fallait au
moins douze ans pour que sa part dans la rente couvrît le bon
mahométan de l'avance qu'il venait de faire. Quant au contrat ,
ce fut chose touie simple, les conditions en furent arrêtées de
vive voix, et les deux contractants jurèrent parleur barbe, l'un
au nom de Mahomet , l'autre au nom du Christ , de les observer
religieusement.
Savez-vous rien de plus simplement grand que ce chrétien
qui s'en va demander de l'argent à un Turc pour rebâtir la mai-
son de Dieu , et que ce Turc qui le prêle , sans autre garantie
que le serment du chrétien?
C'est que la réédiGcation du Carmel était non-seulement une
question de religion mais encore d'humanité ; c'est que le Carmel
est une hôtelbrie sainte où sont reçus sans payer les pèlerins
de toutes les croyances , les voyageurs de tous les pays , et où
celui qui arrive n a <|u'à dire pour trouver un lit et un repas:
— Frères , je suis fatigué et j'ai faim.
Bientôt le frère Jean-Bapliste partit pour sa première course,
laissant le soin de l'exéculion de son aqueduc et de la répara-
lion de ses moulins à un néophyle intelligent. En partant, il
écrivit que ceux qui voulaient se réunir au supérieur des car-
mélites d'Orient n'avaient <iu'à venir, et «lue, dans quelque
temps, un monastère s'élèverait pour les recevoir. Alors il par-
courut les côtes de l'Asie mineure .^ les îles de l'Archipel et les
rues de Conslantinople , demandant parlout l'aumône au nom
du Seigneur, et six mois après il revint rapportant une somme
de 20.000 fr. suffisante pour les premières dépenses de son édi-
fice. Enlîn, le jour de la Fête-Dieu, sept ans, heure pour
heure, après qu'Abdallah-Pacha avait fait sauter les murs de
l'ancien couvent , frère Jean-Bapliste posa la première pierre
du nouveau.
Avant la fin de l'année, cette somme fut épuisée. A'ors le
frère Jean-Bapliste repartit pour la Grèce et pour l'Italie; et,
porteur d'une somme considérable, il revint une seconde fois,
ramenant la vie au monument, qui continua de grandir, et qui ,
REVUE DE PAP.IS. 33
déjà ii cx'Ue. époque, él.iit asspz avancé noiir (loniif!- riiospita-
lité aux voyajîeiirs. L.imnrline, T.sylor, rahl)é Desmasures,
Champmariin et Dauzats y furent logés pendant leurs voyages
en Palestine.
C'est ainsi que , sans fléchir sous la fatigue . sans se rebuter
(les refus, offrant à Dieu ses dangers cl ses humiliations, le
frère Jean-Baptiste, quoiqu'àgé aujourd'hui de soixante-cinq
ans, poursuivit son œuvre. Il partit onze fois du Carme! et y
retourna onze fois. Pendant dix ans que durèrent ses courses ,
il visita tout un hémisphère; il alla à Jérusalem, à Damas, à
Jaffa , à Alexandrie, au Caire, à Rama, à Tripoli de Syrie,
à Smyrne, à Malte, à Athènes, à Constantinople, à Tunis, à
Tripoli d'Afrique , à Syracuse . à Paierme, à Alger . à Gibral-
tar. Il pénétra jusqu'à Fez et jusqu'à Maroc; il parcourut toute
l'Italie, toute la Corse , toute la Sardaigne, toute l'Espagne ,
et une partie de l'Angleterre . d'où il revint par l'Irlande et par
le Portugal, si bien qu'à la dixième fois il était retourné au
Carmel avec le complément d'une somme de 230.000 fr. Mais
son devis, comme tout devis doit être , se trouvait d'une cen-
taine de mille francs au-dessous de la réalité, de sorte qu'il était
venu en France , parti pour la douzième fois du Carmel, afin
de faire une dernière quête . ayant gardé le royaume très-chré-
tien pour sa suprême ressource.
Ce qu'il y a d'admirable dans cet homme , c'est que , pendant
dix ans qu'il avait fait la quèle du Seigneur , pas une obole de
ces 230.000 fr. qu'il avait recueillis ne s'était détournée de la
masse commune au profit de ses besoins personnels. S'il avait
eu à franchir les mers, il avait reçu son passage gratis sur
quelque pauvre bâtiment qui avait espéré par cette bonne oeuvre
obtenir une mer calme et un vent favorable. S'il avait eu des
royaumes à traverser, il les avait traversés soit à pied, soit
dans la voiture de pauvres routière, qui lui avaient demandé
pour toute récompense de prier pour eux; s'il avait eu faim ,
il avait demandé du pain à la chaumière, et s'il avait eu soif,
de l'eau à la fontaine. Chaque presbytère lui avait prêté un lit
pour son repos de quelques heures; et ainsi, parti du même
lieu que le Juif errant , avec une bénédiction au lieu d'un ana-
thème, il venait, après avoir vu presque autant de pays que
lui , terminer ses courses par la France.
1 4
REVUE DE PARIS.
J'ofFiis mon ofFiande an frère Jpan-Bnplisle , honleiix de la
lui offrir si faible ; mais je lui donnai des ietlres pour des amis
plus riches que moi.
Aujourd'hui le frère Jean-Baplisie est retourné demander une
tombe à celte montagne qu'il a dotée d'un palais.
XI.
Nous quittâmes Toulon après un séjour de six semaines.
Comme il n'y avait rien à voir de Toulon à Fréjus, si ce n'est
le pays que nous pouvions parfaitement voir par les portières ,
nous prîmes la voilure publi(|ue. D'ailleurs , pour un observa-
teur , la voiture publique a un avantage qui balance tous ses
désagrémenis , c'est que l'on peu! y étudier sous un jour assez
curieux la classe moyenne du pays que l'on parcourt.
L'intérieur de noire diligence était complété par un jeune
homme de vingt ou vingt deux ans , et par un homme de cin -
quante à cinquante-cinq. Le jeune homme avait la tigure naïve,
les yeux étonnés , les jambes longues, un chapeau à long poil,
un habit bleu barbeau, un pantalon gris sans sous-pieds, des
bas noirs, des souliers lacés et une montre avec des fruits d'A-
mérique. L'homme de cinquante-cinq ans avait les cheveux gris
et raides , des favoris formant demi-cercle et se terminant en
pointe à la hauteur des narines , des yeux gris-clair, un nez
en bec de faucon , les dents écartées et la bouche gourmande;
sa toilette se composait d'un col de chemise qui lui guillotinait
les oreilles, d'une cravate rouge, d'une veste grise, d'un pan-
talon bleu et de souliers de peau de daim. De temps en temps
il avançait la tête à la portière et dialoguait avec le conduc-
teur, qui ne manquait jamais en lui répondant de l'appeler ca-
pitaine.
Nous n'avions pas encore parcouru la première poste , que
nous savions déjà que le capitaine jjorlail ce titre, parce qu'en
1815 il avait reçu du maréchal Brune l'ordre de charger et de
transporter des vivres de Fréjus et d'Anlibes à Toulon. Pour
cette expédition on lui avait donné une chaloupe et six matelots
qui avaient commencé par l'appeler patron , et qui avaient fini
KEVUE DE PARIS. 55
par l'appeler capitaine; ce titre lui avait paru faire bien en
tèle de son nom . et il l'avait gardé; depuis ce temps , en con-
séquence, on l'appelait le capitaine Langlet. Quant au jeune
homme, il était aussi silencieux que son voisin était causeur.
A la seconde poste, nous connaissions les opinions politiques
et religieuses du capitaine : en politique, il était bonapartiste;
en religion, il était voltairien.
La conversation tomba sur le père Jean-Baptiste; le capitaine
en profita pour nous exprimer toul son mépris pour les calotins;
il nouscila à ce sujet deux articles excellents du Co/is^/Y«*^iOW?ie/
contre le parti prêtre.
Nous descendîmes pour dîner à Cornoulles. Comme c'était un
vendredi, l'hôte nous demanda si nous voulions faire miigre.
— Est-ce que vous me |>renez pour un Jésuite? lui répondit d'un
ton foudroyant le capitaine; faites-moi de bonnes grillades et
une omelette au lard.
Quant à nous , nous répondîmes que, s'il y avait du poisson
frais, nous mangerions du i)oisson.
Le jeune homme, interrogé à son tour, répondit d'un ton
très-doux et en rougissant jusqu'aux oreilles : — Je ferai comme
ces messieurs.
Le capitaine Langlet nous regarda avec un mépris encyclo-
pédique , et , quand on lui apporta son omelette , il se plaignit
qu'il n'y avait pas assez de lard.
Nous remontâmes en voilure, et comme nous devions cou-
cher le soir à Fréjus , la conversation tomba sur le débarque-
ment de Napoléon. Le capitaine Langlet y avait assisté de son
navire.
— Alors , lui dit Jadin , il n'y a pas besoin de vous demander,
avec les opinions que je vous connais , si vous vous réunîtes au
grand homme.
— Peste , monsieur , répondit le capitaine Langlet , je n'eus
garde d'abord à cette épociue. Monsieur , je lui en voulais encore
un peu, à ce sublime empereur, d'avoir rétabli les églises , au
lieu d'en faire d'excellents magasins à fourrage. Je fis voile pour
Antibes, et j'annonçai la grande nouvelle au commandant de
place, le général Couin ; je lui dis même que je croyais qu'une
petite troupe d'une vingtaine d'hommes s'avançait vers notre
villp avec un drapeau tricolore. Alors il fit sfs dispositions . ce
36 P.EVUÈ DE PARIS.
bon général, et lorsque la petite (roupe arriva , on la laissa
entrer, puis on ferma la porte derrière elle; de sorte que,
grâce à moi, ils furent tous pris, monsieur, à l'exception de
Casabianca, un farceur de Corse, qui les commandait, qui sauta
du haut en bas des remparts, et qui alla le rejoindre , ce grand
empeieur.
— Et que fit-on des prisonniers? demandai-je.
— Monsieur, on voulait les mettre dans la maison d'arrêt de
la ville , mais elle était pleine. Et je dis , moi : Meltez-les dans
l'église , et on les mit dans l'église.
— Etcomi)ien de temps y reslùrent-ils^ demanda Jadin.
— Oh ! ils y restèrent depuis le !<"' mars juscpi'au 22 , que l'on
apprit par le télégraphe que le grand Napoléon avait fait son
entrée dans la capitale.
— Pauvres gens ! dit le jeune homme.
— Comment , pauvres gens! rejjrit le capitaine, comment ,
pauvres gens! Voila, pardieu! des gaillards bien iî plaindre ! Ils
avaient de bon pain , de bon vin , de bon riz et de bonnes fèves;
je vous demande un peu qu'est-ce qu'il faut de plus pour faire le
bonheur?
— Mais, dis-je à mon tour, j'espère , capitalise , qu'au re-
tour des Bourbons vous avez eu au moins la croix d'honneur?
— La croix d'honneur ! ah ! bien oui ! Je l'ai demandée , la
croix d'honneur. Savezvous ce qu'il ma répondu, ce vieux ca-
lolin de Louis XVIII? Il m'a envoyé sa fleur de lys. — Oh! que
je dis en la recevant, tu pouvais bien la garder.
— Peste, capitaine, comme vous les traitez ces pauvres
fleurs de lys! Faites donc attention que saint Louis, François I^"-
et Henri IV étaient ipoins difficiles (]ue vous , et que ces fleurs
de lys, que vous méprisez . étaient leurs armes.
— Les armes de Henri IV ! Mais non, Henri IV était protes-
tant, pardieu! C'est parce qu'il était prolestant que les jésuites
l'ont tué, car ce sont les jésuites, monsieur , qui l'ont tué , ce
grand roi. Vous avez lu la Henriade , monsieur.
— Qu'est-ce que c'est que la Henriade? demanda Jadin avec
le plus grand sang-froid.
— Vous ne connaissez pas la Henriade? Il faut lire la Hen-
riade, monsieur, c'est un beau poëme , c'est de M. de Voltaire,
qui n'aimait pas les caloliiis, celui-là; aussi les caîoliiis l'ont
KEVUE DE PARIS. Ô7
empoisonné ils l'ont empoisonné. On a dit le contraire,
mais ils l'ont empoisonné, monsieur, aussi vrai que je m'ap-
l)el!e le capitaine Langlet. Ce |)auvre M. de Voltaire! Si j'avais
vécu de son temps . j'aurais donné dix, ans de ma vie pour pro-
longer la sienne. M. de Voltaire! ah! en voilà un qui n'aurait
jamais fait maigre le vendredi.
Nous comprîmes à qui l'épigramme s'adressait, et nous cour-
bcâmes la lèle. Pendant queltjue temps, le capitaine Langlet
nous comprima sous son regard victorieux; puis, voyant que
nous nous rendions , il se mit à fredonner une chanson bona-
partiste.
Nous arrivâmes à Fréjus sans nous être relevés du coup; ]à
nous prîmes congé du capitaine Langlet , qui donna de nouveau
à Jadin le conseil de lire la Benriade , et qui, se penchant à
mon oreille, me dit tout bas :
— On voit bien que vous éles royaliste, jeune homme , avec
votre poisson et vos fleurs de lys; mais, (ron de lair, ne dites
pas ainsi tout haut votre opinion; nous n'entendons pas plai-
santerie sur Napoléon, nous autres Fréjusains et Antiboi.s;
vous vous feriez égorger comme un poulet , dam ! ainsi , de la
Itrudence.
Je promis au capitaine Langlet d'èlre plus circonspect à
l'avenir, et nous prîmes congé l'un de l'autre , lui continuant sa
loule pour Antibes , et nous restant à Fréjus pour visiter le len-
demain à notre aise le golfe Juan.
Au moment oii nous allions prendre place pour souper à l'ex-
trémité d'une de ces longues tables li'aubiMge où dîne ordinai-
rement toute une diligence , noire hûle vint nous demander si
nous voulions bien permettre que le jeune homme qui était venu
avec nous de Toulon se fit servir son repas à l'autre bout de la
table. Comme ce jeune voyageur nous avait paru fort convenable
tout le long de la roule , nous répondîmes que non-seulement
il était parfaitement libre de se faire servir où cela lui convenait,
mais que, si mieux encore il voulait souper avec nous , il nous
ferait plaisir. L'aubergiste s'empressa donc de lui porter notre
réponse, qu'il attendait dans l'autre chambre, et nous avions
déjù faittoutes nos dispositions pourintercalerau milieu de nous
notre nouveau convive , lorsque notre liôle revint nous dire que
le jeune homme était bien reconnaissant , mais qu'il ne voulait
58 REVUE DE PARIS.
pas nous être importun et désirait seulement se tenir assez près
de nous pour jouir du charme de notre conversation. Je me re-
tournai vers Jadin en lui tirant mon ciiapcau , car le compli-
ment était évidennnent pour lui. Pendant loute la route il avait
fait poser le capitaine Langlet de manière à satisfaire les ama-
teurs les p'us difficiles, et tout naïf que paraissait noire com-
pagnon de route, il avait on ne peut plus apprécié ce genre
d'amabilité si nouveau pour lui.
Le man^ciial Gérard disait un jour à propos de courage et en
parlant du général Jdcqueminot : Quand on ne le regarde pas ,
il n'est qu'eionnant; mais si on le regarde , il devient fabuleux.
Même chose peut se dire de Jadin à l'endroit de l'espril. Ce
soir-là il était regardé, il fut splendide. Le jeune homme alla
se coucher bien content ; il avait passé une heureuse soirée.
Le lendemain , nous fîmes un tour dans Fréjus .juste ce qu'il
fallait pour qu'une ville (|ui date de 2600 ans n'eût pas à se
plaindre de nos mauvais procédés. Nous mimes en conséquence
des cartes à ramphithéâtre , à l'aqueduc et à la Porte-Dorée , et
nous revînmes déjeuner à notre hôtel , où nous attendait la voi-
ture qui devait nous conduire à Nice. En déjeunant, nous de-
mandâmes des nouvelles de notre jeune homme ; mais comme
il n'avait pas osé nous proposer de lui céder une place dans notre
voiture, et qu'il n'était pas assez grand seigneur, avait-il dit,
l)Our louer une voiture à lui tout seul, il avait pris les devants
en nous prévenant qu'il aurait l'honneur de nous souhaiter !<;
bonjour au golfe Juan. On ne pouvait pas être à la fois plus
discret et plus poli.
Nous quittâmes Fréjus vers les dix heures du matin.
La route que nous prîmes remontait dans les terres, mais,
au bout de six à sept lieues, nous nous rapprochàcnes de la
mer , qui , au moyen d'une grande échancrure, semblait venir
au-devant de nous. Cette grande échancrure était le golfe Juan.
Nous nous arreiâmi's juste où le prince de Monaco s'était arrêté.
On sait Thisloire du |)rince de Monaco.
Mn'e de D... avait suivi M. le prince de Talleyrand au congrès
de Vienne.
— Mon cher prince , lui dit-elle un jour , est-ce que vous ne
ferez rien pour le pauvre Monaco, qui, depuis quinze ans,
comme vous savez , a tout perdu, ei qui avait été obligé d'ac-
HEVUE DE PAKIS. SJ
copier je ne sais quelle pauvre petite charge à la cour de l'usur-
pateur?
— Ah ! si fait , répondit le prince , avec le plus grand plaisir;
ce pauvre Monaco, vous avez bien fait de m'y faire penser,
olière amie, je l'avais oublié.
El le prince prit l'acte du congrès qui était sur sa table, et
dans lequel on retaillait à petits coups de plume le bloc euro-
péen que Napoléon avait dégrossi à grands coups d'épée, puis,
de sa plus fine écriture, après je ne sais quel protocole qui re-
gardait remi)Lreur de Russie ou le roi de Prusse, il ajouta :
— El le prince de Monaco rentrera dans ses Étals.
Celle disposition était bien peu de chose, elle ne faisait pas
matériellement la moitié d'une ligue, aussi passa-t-elle ina-
perçue, ou, si elle fui aperçue, personne ne jugea que ce fût
la peine de rien dire contre. L'article supplémentaire fui donc
admis sans aucune contestation; et M™"' deD... écrivit au prince
de Monaco qu'il était rentré dans ses États.
Le 2t> février 1815, trois jours après avoir reçu celle nou-
velle, le prince de iMonaco fit venir des chevaux de poste et jjrit
la route de sa principauté. En arrivani. au golfe Juan, il trouva
la rouie barrée par deux |)ièces de canon. Comme il approchait
de ses États , le prince de Monaco fit giand bruit de cet em-
barras qui le relardait, et ordonna au postillon de faire déranger
les pièces et de passer outre. Le postillon répondit au prince que
les artilleurs dételaient ses chevaux. Le prince de Monaco
sauta à bas de sa voilure pour donner des coups de canne aux
artilleurs , jurant entre ses dents (jue , si les drôles passaient
jamais par sa principauté, il les ferait pendre.
Derrière les artilleurs, il y avait un homme en costume de
général.
— Tiens , c'est vous , Monaco ? dit en voyant le prince
l'homme en costume de général ; laissez passer le prince ,
ajoula-t-il en s'adressaut aux artilleurs qui lui barraient le pas-
sage, c'est un ami.
Le prince de Monaco se froUa les yeux.
— Comment , c'est vous, Drouoti* lui dit-il.
— Moi-même, mon cher prince.
— Mais je vous croyais à l'ile d'Elbe, avec l'empereur.
— £h ! juoa Dieu oui , nous y étions en effet , mais nous
40 REVUE DE PARIS.
sommes venus faire un pelit tour en France , n'est-ce pas , ma-
réchal?
— Tiens, c'est vous , Monaco? dit le nouveau venu , et com-
ment vous portez-vous, mon clier prince?
Le prince de Monaco se frolta les yeux une seconde fois.
— Et vous aussi, maréchal? lui-dil , mais vous avez donc
tous quitlé l'île d'Elbe?
— Eh ! mon Dieu oui , mon cher prince, répondit Bertrand ;
Pair en était mauvais pour ma santé, et nous sommes venus
respirer l'air de France.
— Qu'y a-t-il donc, messieurs? dit une voix claire et impé-
rative devant laquelle le groupe qui entourait le prince s'ouvrit.
Ah! ah ! c'est vous , Monaco? dit la même voix.
Le prince de Monaco se frotta les yeux une troisième fois j il
croyait faire un rêve.
— Oui, sire, oui, dit-il; oui, c'est moi; mais d'où vient
Votre Majesté, où va-t-elle?
— Je viens de Pile d'Elbe , et je vais à Paris; voulez-vous
venir avec moi , Monaco ? Vous savez que vous avez votre appar-
tement au Tuileries.
— Sire, dit le prince de Monaco, qui commençait à com-
prendre, je n'ai point oublié les boutés de Votre Majesté pour
moi , et j'en garderai une éternelle reconnaissance ; mais il y a
huit jours à peine que les Bourbons m'ont rendu ma principauté,
et il n'y aurait vraiment pas assez de temps entre le bientait et
l'ingratitude. Si Votre 3Iajeslé le permet, je continuerai
donc ma route vers ma principauté , où j'attendrai sas or-
dres.
— Vous avez raison, Monaco, lui dit l'empereur; allez,
allez; seulement, vous savez que voire ancienne place vous
attend , je n'en disposerai pas.
— Je lemercie mille fois Votre Majesté, répondit le prince.
L'empereur fit un signe, et l'on rendit au postillon ses che-
vaux, (jui avaient déjà mis en position une pièce de quatre. Le
postillon attela ses chevaux ; mais, tant que le prince fut à la
jjortée delà vue de l'empereur, il ne voulut point remonter en
voiture , et maicha à pied. Quant à Napoléon , il alla s'asseoir
tout pensif sur un banc de bois , à la porte d'une petite auberge,
d'où il présida le débarquement; puis , quand le débarquement
RKVUK i)K PARIS. 41
fut fini, comme il commençait A se faire tard , il décida qu'on
n'irait pas plus loin ce jour-là, et qu'il passerait la nuit au
bivouac. En même temps , il s'engagea dans une i)elite ruelle,
et alla s'asseoir sous le troisième olivier ù partir de la grande
route. Ce fut là qu'il passa la première nuit de son retour en
France.
Maintenant, si on veut le suivre dans sa marche victorieuse
jusqu'à Paris, on n'a (ju'à consulter le Moniteur. Pour guider
nos lecteurs dans celte recherche historique, nous allons en
donner un extrait assez curieux. On y trouvera la marche gra-
duée de Napoléon vers Paris avec la modification que son ap-
proche produisait dans les opinions du journal.
— L'anlhiopophage est sorti de son repaire. — L'ogre de Corse
vient de débarquer au golfe Juan. — Le tigre est arrivé à Gap.
— Le monstre a couché à Grenoble. — Le tyran a traversé
Lyon. — L"usurpafeur a été vu à soixante lieues de la capitale.
— Bonaparte s'avance à grands pas , mais il n'entrera jamais à
Paris. — Napoléon sera demain sous nos remparts. — L'empe-
reur est arrivé à Fontainebleau. — Sa Majesté Impériale et
royale a fait hier son enlrée en son château des Tuileries au
milieu de ses lîdèles sujets!...
C'est Vexegi monumentum du journalisme. Il n'aurait rien
dû faire depuis, car il ne fera rien de mieux.
Quant à Napoléon , il voulut qu'une pyramide constatât le
grand événement dont le prince de Monaco avait été un des
premiers témoins. Cette pyramide fut élevée sur !e bord de la
route entre deux mûriers et en face de l'olivier où il avait passé
la première nuit. Malheureusement Napoléon voulut que cette
pyramide renfermât un échantillon de toutes nos monnaies d'or
et d'argent fiappées au millésime de 1813. Il en résulta qu'après
"Waterloo, les gensdeValory abattirent la pyramide pour voler
ce qu'elle renfermait.
Notre jeune homme nous attendait à la porte de la petite au-
berge, assis sur le banc où s'était assis Napoléon. Cette petite
auberge , qui , depuis ce temps s'est mise de son autorité privée
sous la protection de ce grand souvenir , se recommande aux
voyageurs par l'inscription suivante :
« Au débarquement de Napoléon , empereur des Français ,
V('i;.!n[do rî'eu'H!I)e, dé|)ar(]'.i'aug!)!fe./o?//; le !«'' mars ISII);
42 REVUE DE PARIS.
on vend à boire et à manger en son honneur , à ia minute.
» C'est lui qui subjugua presque tout TuDivers ,
» Affronla les périls, la bombe et la mitraille,
» Brava partout la moit et sillonna les mers,
» Combattit à Wagram et gagna la bataille. »
Nous demandâmes à l'aiibergisle si c'était son cuisinier qui
avait fait les vers de son enseigne , et , sur sa réponse négative,
nous lui commandâmes à dîner.
En attendant le dîner, nous nous préparâmes à prendre un
bain de mer. A peine eut-il , à nos dispositions, pénétré notre
projet, que notre jeune homme demanda à Jadin si nous
voulions bien lui accorder l'honneur de se baigner en même
temps que nous. Nous nous regardâmes en riant et nous lui ré-
pondîmes qu'il était parfailement libre; que, s'il croyait avoir
besoin de notre permission pour cela, nous la lui accordions
de tout cœur. Le jeune homme nous remercia comme si nous
lui avions fait une grande grâce; puis, pour ne pas choquer
notre pudeur, il se fit un caleçon de sa cravate , entra dans la
raer jusqu'aux aisselles , et s'arrêta là à regarder nos évolu-
tions.
Quand notre dîner fut prêt , notre aubergiste nous tît signe de
revenir; son avis eut le plus grand succès ; l'eau et l'air de la
mer nous avaient donné une faim dévorante ; nous pensâmes
que ces deux causes réunies avaient dû produire le même effet
sur notre compagnon de voyage , qui , entré en même temps que
nous , venait de sortir et se rhabillait. En nous rhabillant , nous
lui demandâmes donc s'il ne voulait pas partager notre dîner;
il nous répondit que ce serait avec grand plaisir si nous lui per-
mettions d'en payer sa part ; nous lui ré'pondimes qu'il en était
décela comme du bain, et qu'il était parfaitement libre, ou
de se considérer comme notre invité , ou de changer notre repas
en piquenique .attendu que là-dessus nous ne voulions en rien
blesser sa délicatesse ; iî insista pour le pi(|uenique, et nous nous
mîmes à table.
Le piquenique fut splendide. on nous servit comme des em-
pereurs. Nous en eûmes ch.icnn jiour trente sons.
r.EVLiE DE PAKLS. 43
Peiuiaiit le dîner, nous fîmes plus ample coiniaissaiice avec
noire jeune iiomme; et, profitanl du progrès que nous pa-
raissions avoir fait dans sa confiance, nous lui demandâmes où
il allait; il se mil à sourire avec une simplicité qui n'était pas
dénuée de charme.
— Ce «(ue je vais vous répondre , nous dit-il , est bien bête.
Vous me demandez où je vais, n'est-ce pas?
— S'il n'y a pas d'indiscrétion , jeune homme , lui dit Jadin
en trinquant avec lui.
— Eh bien ! je n'en sais rien, nous répondit-il,
— Comment cela? dit Jadin. Vous vaguez purement et sim-
plement. Permellez-moi de vous le dire : ceci n'est point une
position dans la société.
— Mon Dieu, reprit le jeune homme en rougissant, si je
n'avais pas peur que vous me trouvassiez indiscret , je vous ra-
conterais m<m histoire.
— Elle est longue ? demanda Jadin.
— En deux minutes, monsieur, elle sera finie.
— Alors , versez-moi encore un verre de ce petit vin ; il n'est
pas mauvais ce petit vin , et dites.
En effet , l'histoire était courte , mais n'en élait pas moins
incroyable.
Notre compagnon de route s'appelait OnésimeChay; il avait
1,900 livres de renie que lui avaient laissées ses parents; il était
cinquième clerc de notaire à S;iint-Denis, et il élait venu à
Toulon pour recueillir une pelite succession de 1.500 francs
qu'une tante lui avait léguée. Le hasard avait fait cpie nous nous
étions trouvés à Toulon en même lemi)sque lui; il avait appris
que nous paitions par la voilure de Toulon à Fréjus , et, cé-
dant à sa curiosité Juvénile , il y avait retenu sa place jusqu'au
Luc, comptant reparlir du Luc pour Aix et Avignon ; mais au
Luc, le charme de noire société l'avait tellement /ascmé qu'il
avait poussé jusqu'à Fréjus; à Fréjus, il nous avait fait de-
mander la permission de dîner au bout de noire table. La façon
gracieuse dont nous lui avions accordé celte demande l'avait
séduit de plus en plus. Nous enlendanl parler du golfe Juan , il
s'était décidé à le visiter en même temps que nous, et mainte-
nant, puisqu'il était en route, son inlenlion, si nous le per-
mettions, était de nous accomi)aguer jusqu'à Nice. Mais,
4i ni.VLF. DK PAUIS.
ai()U[a-(-i!, h la condition bien enlendii qii'i! payrraif sa place
dans noire voidiie.
Si noire convive avait été moins naïf, nous aurions cru qu'il
se moquait de nous; mais il n'y avait pas à se tromper à sou
air : c'était la bonhomie en personne. Nous lui dîmes en con-
séquence que, s'il tenait absolument à payer sa part de notre
voiture, il n'avait qu'à faire le calcul lui-même, et en défal-
quant les huit ou dix lieues (|ue nous avions faites sans lui , et
qu'il n'était pas juste qu'il i)ayât. Il prit un crayon , fît la sous-
traction , la vérifia par une preuve, et nous remit 9 francs
75 centimes , en nous remerciant les larmes aux yeux de la fa-
veur que nous lui accordions.
Nous montâmes dans la voilure ; mais, quelques instances
que nous fîmes à noîre compagnon de voyage , il ne voulut ja-
mais aller qu'à reculons.
En arrivant ù Antibes, Jadin l'appelait Onésime tout court, et,
à la fin du souper, il le tutoyait. Le lendemain, il lui donnait
de grands coups de poing dans le dos. Quant à Onésime , il ne
parla jamais à Jadin qu'avec le plus profond respect; il continua
toujours de l'appeler M. Jadin, et jamais ne leva la main,
même sur Milord. A Nice, ramilié d'Onésime pour Jadin était
devenue si forte, qu'il ne put pas se décider à le quitter, et
qu'il partit avec nous de Nice pour Florence. Onésime ne voulut
j)as être venu à Florence sans voir Rome , et il partit avec nous
de Florence pour Rome. Bref, Onésime lit avec nous presque le
tour de l'Italie. Les 1 ,300 francs de sa tante y passèrent jusqu'au
dernier sou. Après quoi il s'en revint joyeusement à Saint-Denis,
emportant , nous dit-il , des souvenirs pour le reste de son exis-
tence. Et alors ?... Alors , ce fut Jadin qui eut toutes les peinefe
du monde à se passer de lui.
J'ai anticipé sur les événements pour faire connaître tout de
suite quelle bonne créature c'était que notre compagnon de
voyage.
Jadin et lui couchèrent dans la même chambre, et comme
nous n'étions séparés que par une cloison, j'entendis pendant
une partie de la nuit Jadin qui lui donnait des conseils sur la
manière de se conduire dans le monde.
Je fus réveillé à six heures du malin par des chants d'église.
£n même temps , Jadin ouvrit ma porte en rae criant de regarder
REVUE DE l'ARIS. 45
pa;- ma leiitilre. Un convoi passai!, escorlô par une viitgtaitie de
pénitenis , couverts de longues robes bleues, doiil le capuchon
leur couvrait le visage. Ces pénitents chantaient à tue-tête.
C'était la première fois que nous voyions un spectacle de ce
genre; aussi, Jadin et moi, sautàmes-nous sur nos habits; en
un tour de main, nous fûmes velus , nous descendîmes l'esca-
lier quatre à quatre, et nous nous mîmes à la suite du convoi.
Onésime , qui élait resté derrière , par ordre de Jadin , pour de-
mander des explications à noire hôte , nous apprit , en nous
rejoignant, que le mort était un jeune manœuvre en maçon-
nerie ([ui avait été écrasé par accident la veille, et que la con-"
frérie qui l'accompagnait appartenait à l'église du Saint-Esprit
et Sainte-Claire, la même où avaient été renfermés, en 1815,
les vingt Français de Casablanca. Cela nous rappela ce bon ca-
pitaine Langlet.
Cependant la confrérie se rendait au pas de course, et tout en
chantant, au cimetière. Voulant voir comment la cérémonie se
terminerait , nous y entrâmes avec elle.
Tout le long de la route , j'avais marché près d'un pénitent
que mon voisinage, à mon grand étonnemenl, avait paru fort
inquiéter. Dix fois il s'était retourné rapidement de mon côté
sans interrompre son chant , m'avait jeté un regard inquiet , et
il chaque fois avait tiré sa cagoule de plus en plus sur ses yeux,
si bien qu'à la fin à peine y voyait-il pour se conduire. Quant
à son office , quoiqu'il tînt son livre ouvert pour la forme , il
n"y jetait pas même les yeux, il le savait par cœur. Eu en-
trant dans le cimetière, il s'écarta le plus qu'il put de moi •
mais il s'en alla heurter Jadin; à qui je fis signe de ne point
le perdre de vue. Il commençait à me venir un singulier
soupçon.
On déposa près de la fosse le cercueil que quatre ouvriers
maçons portaient découvert sur leurs épaules; après que chacun
à son tour eut jeté de l'eau bénite sur le cadavre, on cloua le
couvercle , comme je l'avais déjà vu faire au cimetière des
Baux , et l'on descendit la bière dans la tombe.
En ce moment les pénitents entonnèrent le Libéra.
J'allai près de Jadin, qui était près du pénitent sur lequel ma
présence avait paru produire une si étrange impression; il chan-
tait à tue- tète.
46 REVUE DE PARIS.
— Esl-ce que vous ne connaissez pas celle voix-là? demandai-
je à Jadin.
— Attendez donc, me dil-il en rappelant ses souvenirs, il
me semble que si.
— Venez par ici, maintenant. — Je le conduisis en face du
chanteur.
— Est-ce que vous ne connaissez pas cette bouche-là? lui
demandai-je.
— Attendez donc, attendez donc; oh, pas possible!
— Mon cher, ou il y en a deux pareilles , ce qui n'est pas pro-
bable, ou c'esl celle...
— Du capitaine Langlet , n'est-ce pas?
— C'est vous qui l'avez dit.
Le pénitent, qui voyait que nous le regardions, se démanti-
bulait le visage, et faisait tout ce qu'il pouvait pour se défigurer.
— Ah, le vieux singe! dit Jadin.
— Chut ! fis-je en l'entraînant.
— Non pas , non pas , reprit Jadin , je veux lui demander des
nouvelles de M. de Voltaire.
— Attendons-le dehors , et là vous lui demanderez tout ce
que vous voudrez.
— Vous avez raison.
Nous sortîmes et nous attendîmes à la porte. Notre pénitent
sortit un des derniers , la cagoule plus rabattue que jamais.
— Eh ! bonjour, capitaine , lui dit Jadin en lui frappant sur
le ventre.
Le capitaine, se voyant reconnu , fit contre fortune bon cœur,
et , relevant sa cagoule, il nous découvrit une figure qui n'avait
rien de l'austérité monacale.
— Eh bien , oui, c'est moi , me dit-il avec son triple accent
provençal : que voulez-vous , il faut bien hurler avec les loups;
ils connaissent ici mes opinions napoléoniennes et ma véné-
ration pour ce grand M. de Voltaire; je n'ai pas envie de me faire
mettre en cannelle comme ce bon maréchal Brune. D'ailleurs ,
qu'est-ce que cela me fait, à moi, l'enveloppe? Le cœur, il est
toujours dessous , n'est-ce pas? Eh bien! je vous le répète, le
cœur, il est napoléonien dans l'àme. Quant à ce livre de messe,
est-ce que vous croyez que je sais ce qu'il y a dedans? Je ne con-
nais pas le latin , moi.
REVUE DK 1»A1WS. 47
— Mais , capitaine, lui léponclis-je , voiis vous lîéfcndcz là
(le choses fort honorables , ce me semble.
— Non , c'est que vous pourriez penser que je crois à toutes
ces bêtises , à toutes ces uiomeries, qui sont bonnes pour les
femmes et pour les enfants.
— Soyez tranquille, capitaine, dit Jadin, nous pensons que
vous êtes un farceur , voilà loul.
— Eh , allons donc!..- Eh bien , oui , je suis un farceur, un
bon diable, un bon vivant. Avez-vous déjeuné?
— Non, capitaine.
— Voulez-vous venir déjeuner avec moi ?
— Merci, capitaine, nous n'avons pas le temps.
— Et vous avez tort. Je vous aurais conté de bonnes his-
toires de calolin et chanté des chansons bien hardies sur l'em-
pereur.
— Nous sommes on ne peut plus reconnaissants, capitaine j
mais il faut que nous soyons aujourd'hui de bonne heure à
Nice.
— Vous ne le voulez donc pas?
— Impossible.
— Eh bien , alors , bon voyage , dit le capitaine en nous ten-
dant la main.
Nous vîmes bien que nous le tirerions d'embarras en le laissant
aller de son côté et en allant du nôtre. En conséquence , nous
ne voulûmes pas le tourmenter plus longtemps , et nous lui
donnâmes la main chacun à notre tour , eu lui souhaitant
toutes sortes de prospérités.
Nous rentrâmes à l'auberge, où nous trouvâmes notre déjeuner
qui nous attendait. Nous ordonnâmes d'atteler, afin de pou-
voir partir en nous levant de table.
— Mais, nous dit notre hôte d'un air assez embarrassé, ces
messieurs vont à Nice , je crois ?
— Sans doute ; pourquoi cela?
— C'est qu'il faudrait alors que les passe-ports de ces mes-
sieurs fussent signés par le consul de Sa Majesté Charles-
Albert.
— Mais ils sont visés par l'ambassade de Paris, dit Jadin.
— N'importe , dit l'hôte ; ces messieurs ne pourraient pas
entrer en Sardaigne s'il n'y avait pas un visa daté d'Antibes.
48 REVUE DE PARIS.
— Donnez donc votre passe-port, tlls-je à .Tadin, il faut bien
que tout le inonde vive , même les rois.
Nous grossîmes chacun de trente sous la liste civile du roi
Charles-Albert, après quoi nous fûmes libres d'entrer sur son
territoire. Nous profitâmes de celte liberté pour monter en
voilure. Deux heures après , nous étions sur les bords du Var.
La tète du pont était gardée par la douane. Comme nous sortions
de France , nous n'avions rien à faire avec elle. Nous passâmes
donc fièrement. Derrière la douane étaient deux factionnaires
avec lesquels nous n'eûmes encore rien à démêler. Derrière les
deux factionnaires était un commissaire de police. Avec celui-ci,
ce fut autre chose. Après avoir bien comparé mon signalement
à mon visage et enavoir fait autant pour Jadin et Onésime, il lui
vint dans l'idée que l'une des deux dames qui étaient dans notre
voiture était sans doute la duchesse de Berry. En conséquence,
il lui chercha une querelle sur son âge, prétendant qu'elle ne
paraissait pas les vingt-six ans qui étaient portés sur son passe-
port. La chose étaiton ne peutplusflatteusepourla dame, mais
comme elle était fort ennuyeuse pour nous, je voulus faire quel-
ques observations au commissaire. Le commissaire me dit qu'il
.savait ce qu'il avait à faire, et que, si je ne me taisais pas, il
allait me faire prendre par deux gendarmes et me faire recon-
duire à Antibes. Je lui fis alors observer que mon passe-port
était parfaitement en règle.
— Et qu'est-ce que cela me fait, me dit le commissaire, que
votre passe-port soit en règle ou non? Je ne m'en moque pas
mal , de votre passe-port. Et il rentra dans sa baraque.
Je vis que le commissaire était un insolent ou un imbécile,
deux espèces qu'il faut ménager quand elles ont le pouvoir en
main. En conséquence, je me tus, me contentant de souhaiter
tout bas qu'on donnât de l'avancement à M. le commissaire. Au
bout d'une demi-heure d'attente , M. le commissaire sortit de sa
baraque, et nous annonça avec une morgue pleine de bien-
veillance qu'il ne s'opposait pas à ce que nous continuassions
notre chemin. En conséquence nous nous engageâmes sur le
pont. A moitié chemin du pont se trouve un poteau. Sur ce po-
teau d'un côté est écrit le mot France, de l'autre est peinte une
croix , qui veut dire Sardaigne.
Nous nous retonrnAmes pour saluer d'un dernier adieu le
REVUE DE PARIS. 49
pays natal; puis , avec cette émotion que j'ai éprouvée toutes les
fois que j'ai quitté la patrie, je fis un pas. Ce pas avait sufîi
pour franchir la limite qui sépare les deux royaumes. Nous
foulions la terre italique, nous étions dans les États de Sa Ma-
jesté le roi Charles-Albert.
Alex. Dumas.
ÉTUDES HISTORIQUES.
GUT-EDSR DE FONTBNBLLB.
Nous avions parcouru la Domnonée en tout sens, revu ses
pierres druidiques dans les blés, visité ses chapelles délaissées,
retrouvé ses vieux châteaux en ruine, et chacune de ces péré-
ijrinalioiis nous avait révélé quelques richesses ignorées. Aussi
rembarras n'était-il point dans la recherche, mais dans le
choix; le drame et l'instruction s'offraient là, comme ces tré-
sors des Mille et une Nuits qu'aucune avidité humaine ne peut
épuiser. Mœurs, chants, légendes, tout était à voir ou à en-
tendre ; mais, au milieu des raille traditions confuses conservées
par ces conteurs aux longs cheveux et à la voix cadencée, un
nom revenait sans cesse, un nom inconnu dans la grande his-
toire, et que trois siècles pourtant n'avaient pu effacer : celui
de Fontenelle ! Nous montrait-on les débris d'une tourelle cachés
sous les ronces, une île où le feu du ciel semblait avoir passé,
une église ravagée, dernier reste d'une ville disparue : le même
nom était toujours répété j il semblait expliquer tous les maux,
comme celui du démon.
Un jour que je descendais le long d'une de ces étroites val-
lées qui semblent des ruisseaux de verdure coulant entre les
fentes granitiques de l'Arbès, je m'arrêtai pour écouter la voix
UEVUE DE PARIS. 51
d'un émoudeur de chênes ; il chantait un yuerz sur l'air du
Cloârec de Laoudour, et je recueillis ces vers, en vieux dia-
lecte de la montagne :
« Alors il dit à ses soldats cruels : Tous les biens du bas pays se-
ront sembables au grain que l'on étend pour le vanner 5 vous prendrez
le buliin (1) par les quatre coins , et vous emporterez le tout ; vous
saignerez la liretagne à la gorge, comme un verrat de Noèl , et vous
en aurez le lard.
» Les soldats répondirent par un rire qui fut entendu de Lantre-
guer à Kerné j un rire si triste, que les femmes près d'être mères sen-
tirent leur fruit tressaillir, et que les hommes légers pensèrent à
Dieu .'
« Et maintenant, pauvres gens, fuyez ; voici les hommes de guerre
qui viennent prendre ce qui était à vous ; allez mourir au fond des
bois, comme des oiseaux blessés; ou plutôt , tendez le cou aux tueurs,
car maintenant les morts sont heureux 1 »
J'étais arrivé au pied du chêne.
— Quel est ce guerz, kerneioote? criai-je à l'émondeur.
— Le guerz de Fontenelle, maître, répondit-il.
Ainsi, quand le nom de Duguesclin, le bon capitaine, était
oublié dans le pays qui l'avait vu naître, celui d'un scélérat y
était encore vivant et célèbre. De tant de chants consacrés par
les bardes aux héros bretons, il ne restait plus que le chant ipii
rappelait une gloire infâme. Qu'était-ce donc enfin que ce Fon-
tenelle? bien d'autres avaient pillé et égorgé comme lui, dont les
noms étaient perdus à jamais, et, pour avoir laissé un tel sou-
venir, ce ne pouvait être un brigand vulgaire. Sa vie ne devait
point révéler seulement un homme, mais une époque, car les
grands coupables ne peuvent s'illustrer qu'à la condition de re-
présenter leur temps sous une certaine face j le mal a son à-
propos comme le bien, et, pour réussir, il faut que les crimes
répondent à certains instincts du moment.
Telle fut en effet la cause des incroyables succès de Fonte-
(1) Le ballin est une couverture d'une espèce particulière fabri-
quée en Bretagne , et dont les petits métayers se servent pour vanner
le blé.
52 REVUE DE PARIS,
nelle et de sa sanglante renommée ; nnl ne posséda à un aussi
haut degré les mauvaises passions de son siècle, et c'est sous
cet aspect que sa biographie nous a paru fournir de curieux
enseignements. Nous l'avons recueillie dans les actes du temps,
dans quelques chants populaires, et surtout dans les mémoiri^s
locaux. Il nous a semblé que cet épisode de la Ligue devait en
compléter la physionomie sous plus d'un rapport, et qu'il y
avait là des détails dont l'histoire pourrait profiter.
Pour faire comprendre ce que fut cet homme, il est bon de
rappeler quelle était la situation du vieux duché à la fin du
xvi*^ siècle.
Dépouillée de sa nationalité sans en avoir accepté une nou-
velle, la Bretagne se trouvait, depuis quelque temps, privée d'in-
térêt général, et par conséquent livrée à l'ambition de chacun.
En perdant leur patrie, les Bretons avaient perdu le sentiment
distinct du devoir. Ce n'étaient plus désormais que des enfants
sans mère, une nation de soldats de fortune, prêts à combattre
pour toutes les causes et sous tous les drapeaux. On comprend
quelle incertitude un tel état de choses dut jeter dans les con-
sciences. Tant qu'une obligation commune avait existé, une
certaine union s'était maintenue, il y avait eu une religion po-
litique, un honneur 5 mais, une fois ce lien brisé, tout tomba
dans le chaos.
La noblesse, toujours besoigneuse, s'était d'ailleurs encore
appauvrie dans les dernières dissensions; lorsqu'elle se trouva
en présence des gentilshommes de France et d'Angleterre, dont
le luxe était prodigieux, elle eut honte de son indigence, et
n'aspira plus qu'à en sortir. Les bourgeois, de leur côté, avaient
amassé de grandes richesses ; ils s'étaient peu à peu glissés dans
les fonctions civiles et dans les magistratures inférieures; il ne
s'agissait déjà plus pour eux de se maintenir, mais de se pous-
ser en avant. Or, dans l'état de trouble où se trouvait le pays,
leur fortune et leur habileté pouvaient les conduire à tout. Aussi
s'élancèrent-ils dans les intrigues de partis avec une ardeur
dont on n'avait point encore eu d'exemple. Quant à la paysan-
taille, comme disent les auteurs du temps, elle était tourmentée
de cet éternel malaise du servage, et ne demandait qu'un pré-
texte pour se ruer au combat.
Tels étaient les éléments d'agitation lorsque la Ligue fut pro-
REVUE DE PARIS. 55
olamt^e. La Bretagne se déclara d'une seule voix pour l'union
calliolique; mais bientôt la mort de Henri III livra la couronne
de France au Béarnais. L'occasion élait trop belle pour qu'on
la laissât échapper ; toutes les ambitions se dressèrent et prirent
les armes, les unes en faveur des huguenots, les autres, en plus
grand nombre, pour la Ligue. Le duc de Mercœur, gouverneur
du duché (sur lequel il avait des droits du chef de sa femme),
se mit à la lête des ligueurs, et la guerre commença partout.
Mais, pendant que ces grands événements avaient lieu, voyons
ce qui se passait dans une paisible famille qui vivait retirée en
un coin du duché. Bien qu'aucun lien de parenté ne la ratta-
chât au héros du combat des trente, cette famille portait le nom
de Beaumanoir : elle habitait dans la Trêve de Leslay, près du
vieux bourg Quintin, un château entouré de forêts, et bâti entre
quatre étangs, de l'un desquels sort la rivière des Larmes (le
LefF). Des deux tils destinés à soutenir son nom de Beaumanoir-
Eder, l'aîné passait dans tout le pays pour un gentilhomme
accompli, également ami des hommes et de Dieu ; mais, en re-
vanche, Satan lui-même eût pris du plus jeune des leçons de
péché. On l'appelait Guy, ou plus familièrement Guyon. A douze
ans, il s'embusquait dans les genêts pour surprendre les jeunes
filles qui revenaient seules des Fileries; et, avant sa première
communion, il avait déjà tué un homme (1). On ne parla bien-
tôt, dans toute la Trêve, (\ntAujuvegneur de la maison de
Beaumanoir-Eder, et les plus hardis déclarèrent qu'il fallait
appuyer le talon sur cette couleuvre, avant qu'elle fût devenue
serpent. Sa famille, craignant pour lui quelque fâcheuse ren-
contre, résolut de lui faire quitter le pays, et de soumettre, s'il
se pouvait, cette farouche nature à l'austère discipline d'un col-
lège.
La famille de Beaumanoir-Eder connaissait à Rennes d'Ar-
gentré, cet homme de loi si riche en charmants caprices et si
stérile en conclusions, dont Mornac a dit u qu'il ressemblait au
cyprès toujours vert, mais ne portant jamais de fruit. » Elle
songea d'abord à envoyer le jeune louveteau qu'elle ne pouvait
plus garder, au candide avocat qui l'eût reçu comme les Troyens
le cheval de bois, sans soupçonner le danger du présent. Heu-
(\) <î?(e>'3 (le Fontenelle.
54 REVUE DE PARIS.
reusemenl qu'après réflexion,' Rennes parut trop près de la Cor-
nouaille,- on comprit qu'il fallait dépayser davantage l'écolier,
cl il fut envoyé à Paris, au collège de Boncourt.
Cependant ni la règle établie, ni l'enseignement du maître,
ni les conseils pieux, ne purent changer Guy-Eder ; toutes les
méchantes passions bouillonnaient déjà dans ce cœur. Puis, le
bruit de la guerre de partisans qui désolait alors la France arri-
vait jusqu'à lui j il n'enlendait conter qu'expéditions de routiers,
surprises de châteaux, pillages de villes; la guerre avait quitté
les champs de bataille pour les grands chemins, on ne la faisait
plus que là et par trahison ou stratagème. Or, Guy-Eder était
précisément né pour de pareils exploits; comme l'oiseau de
proie, il se sentait appelé à une mission au milieu de ce grand
ravage; il y voyait sa place, il était un des hommes du siècle,
comme on eîll dit plus tard et à une époque de destruction pa-
reille. Aussi ne put-il résister longtemps à sa vocation; lais-
sant là ses maîtres expliquer Arislote et chercher l'annonce du
Messie dans les églogues de Virgile, il alla trouver un juif au-
quel il vendit sa robe de chambre et ses livres pour une épée et
un poignard ; puis il prit la roule d'Orléans, où se trouvait alors
M. le duc de Mayenne avec l'armée catholique.
11 était déjà arrivé près d'Étampes, et il cheminait joyeuse-
ment le long des haies , rêvant de tous les proiits des victorieux,
or, joyaux, riches vêtemenls , bons repas, bons gîtes ei le
reste, lorsque tout à coup plusieurs hommes l'assaillirent.
C'étaient des maraudeurs de la garnison d'Étampes qui lui tirè-
rent jusqu'à ses chausses , et le laissèrent meurtri de coups dans
une douve , emportant sa dague, son épée, et, avec elles, tou-
tes ses belles espérances !
Il fallut donc regagner piteusement le collège, et écouler
avec patience la mercuriale par laquelle le régent lui fit payer
un autre habit. Mais à peine eut-il trouvé de nouvelles plumes,
que le jeune faucon reprit sa volée; cette fois, il atleignil sans
accident la Bretagne, où tout était en feu.
Guy-Eder, qui n'avait alors que seize ans, était pressé de
mettre en pratique ses mauvaises pensées , et de nager en plein
dans le mal dont il n'avait encore eu , pour ainsi dire , que la
vue et l'odeur. Les âmes depuis longtemps plongées dans la
corruiitioii soiit |)rises parfois d'une sorte de dégoût qui les
REVUE DE PARIS. 55
rend nonchalantes au vice ; mais la jeunesse y apporte son im-
patience curieuse, elle en essaye toutes les formes, en épuise
toutes les amères saveurs; poussée par son aspiration vers l'iti-
fini , elle se précipite par celte route comme par celle du bien ,
vers l'extraordinaire et l'impossible.
Guy commença par se livrer à tous les désordres que pouvait
autoriser la licence du temps ; mais il eut bientôt épuisé ces
vices permis , et l'ambition vint le prendre sur son fumier (1).
Il réunit quelques valets de son frère, y joignit tout ce qu'il
put trouver de gens de sac et de corde , les arma de son mieux,
et se mit à faire des courses dans le pays. Ce fut alors qu'il
prit le nom de Fontenelle, d'un domaine faisant partie de sou
patrimoine. Il pilla l'une après l'autre les bourgades de l'évêché
de Tréguier, et grossit sa troupe d'aventuriers de toute espèce,
tenant, en apparence, pour la Ligue et le duc de Mercœur, mais,
de fait , prenant à tous les partis, et plumant l'oie où elle était
grasse (2).
Cependant il manquait d'un lieu de refuge où son butin put
être déposé. Un sieur La Cointerie, qui de garçon pâtissier
était devenu gouverneur de Guingarap , avait livré depuis peu
cette ville aux royaux, moyennant deux mille écus. Fontenelle
essaya plusieurs fois de s'en emparer ; mais le sire de Kergo-
mar était un vieux chef de bandes , tout cousu de cicatrices ,
et dont la prudence ne se trouvait jamais en défaut. Il déjoua
toujours les tentatives de Guy-Eder , qui se rabattit alors sur
le château de Coëtfrec , qu'il fortifia de son mieux, et d'où il
étendit ses ravages sur toute la contrée. Il prit successivement
Paimpol et Lannion ; puis , descendant vers le Léonnais , il pilla
Landernau , où il ne laissa , dit Moreau , que ce qui était trop
lourd ou trop chaud pour être emporté.
Ce fut dans cette expédition qu'un de ses détachements ,
commandé par Jean de Rosmar , rencontra un enfant d'environ
douze ans, qui se rendait de Plouguerneau à Sainl-Pol, suivi
d'un domestique. Jean, l'ayant interrogé, apprit qu'il était fils
d'un des quatre notaires publics du Léonnais, et que l'on pou-
(1) Le chanoine Moreau, Histoire de la Ligue en Bretagne.
(2) Ibid.
56 REVUE DE PARIS.
vait , en le ret(înant, espérer une rançon. En conséqneiice il
confia l'enfant à un de ses chevau-légers el continua sa route
vers Lesneven.
Le but de l'expédition n'était point seulement de voir com-
ment celte ville était gardée , mais aussi de surprendre, s'il se
pouvait , le Folgoët , qui était un de ses faubourgs.
La grande dévotion des Bretons pour la chapelle de cette
bourgade l'avait en effet enrichie plus qu'on ne peut croire. La
sainteté du lieu datait déjà d'environ deux siècles. Un pauvre
enfant de Lesneven , appelé Jean Salaini , s'était fait remarquer
aux écoles où l'avaient envoyé ses parents par cet idiotisme
inofFensif et tendre pour lequel les Armoricains ont toujours
montré une sorte de vénération. De toutes les leçons de ses
maîtres, il n'avait pu retenir qu'une seule chose , le nom de
Marie, qu'il répétait sans cesse d'une voix chantante et ravie.
Ayant perdu ses parents , il se retira dans un bois voisin de la
ville , au bord d'une fontaine , où , comme un passereau soli-
taire, il solfiait à sa mode les louanges de la Vierge adora-
ble à laquelle il avait consacré son cœur (1). Il était toujours
nu-pieds, misérablement vêtu, n'ayant pour lit que la terre
nue, pour chevet qu'une pierre, pour toit qu'un vieux chêne
auquel il se suspendait quelquefois des deux mains , se berçant
et voltigeant en l'air en chantant : O Maria ! Au plus fort de
l'hiver, on le voyait se plonger dans la fontaine, comme un
beau cygne dans un étang , et il répétait à haute voix quel-
que chant en l'honneur de Marie. Ses voisins l'appelaient Fol-
got't , ou le fou du bois. Lorsqu'il mourut, un beau lis sortit
de sa tombe , portant écrit sur ses feuilles , en lettres d'or : Ave
Maria. Ce miracle fit grand bruit , et, pour en perpétuer la
mémoire , Jean de Montfort posa la première pierre de cette
chapelle de Notre-Dame du Folgoet , l'une des merveilles de
l'art gothique , qui fut achevée cinquante ans plus tard.
Celait là que se rendait la troupe de Jean de Rosmar. Elle
s'arrêta à Poudaniel pour se rafraîchir, et le fils du notaire,
que l'on voulait bien traiter, fut invité à prendre part au re-
pas. Il comprit bientôt, par la conversation des soldats, qu'il
(1) Le révérend pèi-e Cyrille,
REVUE DE PARIS. .57
ne s'a{;issait i);is sciileini'iit de. piller le bourg de Foljol-l, mai.s
aussi réglise , riche en étoffes, OMietiieiUs et orfévi'erie de
tout genre. Il en léinoigna hautement sa surprise et son hor-
reur.
— N'êtes-Tous donc point catholique , raessire ?■ demanda-
t-il à Jean de Rosinar.
— Je couperais la gorge à qui en douterait, répondit l'é-
cuyer, déjà à moitié ivre ; mais nous attendrons la nuit pour
faire le coup , nul ne pourra nous reconnaître , et tout le pays
en accusera les huguenots.
— Dieu vous aura vus et saura faire éclater la vérité, répon-
dit Michel.
— Et par qui ?
— Par moi, s'il le commande.
Le routier releva la tête en tressaillant :
— Toi ! s'écria-t-il ; sur mon âme , tu as bien fait de me
le dire , et voici de quoi t'empêcher de chanter , mon jeune
corbeau.
II avait dégainé son poignard ; Michel demeura impassible.
— Quand Dieu le veut, les morts se relèvent et parlent,
dit-il.
Rosmar étonné regarda en face l'enfant; une confiance se-
reine rayonnait sur tous ses traits , et ses yeux forcèrent ceux
du ligueur à se baisser.
— C'est le diable ou c'est un saint, murmura Rosmar décon-
certé.
Alors Michel lui représenta l'énormité du sacrilège qu'il vou-
lait commettre ; il lui rappela qu'il foulait une terre toute cou-
verte de miracles, et où la prière avait toujours été plus puis-
sante que les armes; puis , comme le capitaine et ses soldats
s'étonnaient de son éloquence , il en fit hommage à Dieu , en
se comparant au jeune Budoc , qui trouva la parole en naissant
pour rassurer sa mère innocente et confondre ses persécuteurs.
11 parla ainsi longtemps un langage si élevé et d'une voix si
douce, que ces cœurs de pierre semblèrent se fondre, et que
Rosmar reprit le soir même le chemin de Landernau , après l'a-
voir renvoyé à son père sans exiger de rançon.
Or, cet enfant miraculeux, dont la parole sauva le Folgoët
d'une ruine certaine, n'était autre que ce Michel Nobletz , dont
1 6
58 r.KVllK DE PARIS.
les prédications convertirent jjIus lard au christianisme les îles
encore idolâtres de la Domnonée.
De retour à Coetfrec avec son butin , Fontenelle recommença
ses excursions sur les évêcliés de Cornouailles, de Dol et de
Tréguier; mais enfin la garnison de celte dernière ville vint
l'assiéger dans son repaire, dont il sortit par capitulation,
avec tous les siens , vies et bagnes sauves , à la seule condition
qu'il ne reparaîtrait plus dans le pays environnant. Tel
était l'égoïsme auquel la perle de toute nationalité avait con-
duit la Bretagne; chaque canton, songeant seulement à re-
pousser le fléau dont il souffrait , s'inquiétait peu de le rejeter
sur les cantons voisins.
Obligé d'abandonner les trêves trégorroises, Fontenelle entra
dans la Cornouaille. Il s'empara de Carhaix , ([ui, dans celle
guerre de la Ligue, eut le constant privilège de se laisser sur-
prendre tour à tour par tous les partis, transforma en forte-
resse l'église de Tromeur, et recommença à courir la poule
dans les campagnes , selon le langage militaire du temps.
Cependant ses nombreuses expéditmns l'avaient enrichi. Ce
n'était plus le juvegneur de Beaumanoir-Eder , portant l'épée à
poignée de fer et le justaucorps de ratine. Leduc de Mercœur
ayant appelé devers lui ses capitaines pour convenir d'un plan
de campagne, Fontenelle parlit avec un équipage de prince.
La cour se tenait alors à Vannes , où s'élaienl réunis les étals ,
et tout s'y ressentait de la mollesse élégante du duc. Alors qu'il
n'eût dii songer qu'à tenir des conseils de guerre, il perdait le
meilleur de son temps en bals, festins et causeries de femmes.
Le comte de Soissons , qui avait été fait prisonnier à Châleau-
Giron , venait de s'échapper dans un panier , faisant partie du
service de sa table , et le prince de Dombes, s'avançait à la tète
des royaux renforcés de cinq ou six mille Anglais ; cependant
Mercœur n'en tenait compte et continuait à donner des fêtes.
Fontenelle y parut, dit un contemporain, « avec un manteau
venant jusqu'à la jarretière , fourré d'hermine , garni d'une in-
finité de perles et autres pierres précieuses , et tel enfin qu'un
Roi n'en eût pu avoir un semblable, même pour son sacre. »
Le duc en fut émerveillé , et dit au routier :
— Messire de Fontenelle, combien de gens ont-ils aidé à
payer (on manteau?
REVUE DE HARiS. 59
Eder se conlenla de sourire et ne répondit rien.
Malheureusement, des députés arrivèrent sur ces entrefaites
de la ville de Châ(eauneuf-du~Faou, en Cornouailles, pour dé-
noncer les brigandages commis par Guy-Eder sur les paroisses
associées ù l'union catholique. Les états, qui donnaient au duc
plus d'un million de livres pour l'entretien de ses soldats, se
plaignirent avec quelque vivacité; celui-ci craignit des niécon-
tentemenls qui eussent augmenté ses embarras, et lit arrêter
Fontenelle. Mais les autres gentilshommes intercédèrent pour
lui, objectant la malveillance trop connue des bourgeois et ma-
nants contre les gens de guerre, la dureté du temps et la né-
cessité oîi se trouvait tout capitaine de laisser brouter son bé-
tail là où l'herbe se rencontrait. Le duc hésitait pourtant,
lorsqu'on vint lui annoncer que les royaux avaient mis le siège
devant Craon, qui réclamait un prompt secours. Fontenelle en
fut instruit.
— Que monseigneur tire les verrous de mon cachot, dit-il,
e! je promets de marcher à sa suite avec deux mille désespérés,
qui se battront comme gens que personne n'aime et de qui per-
sonne n'est aimé.
La fenlalion était trop forte pour le duc; il accepta la propo-
sition, et mil en liberté Guy-Eder, qui réunit ses hommes et
marcha vers Craon. A leur arrivée, les ligueurs aperçurent de
loin l'armée royale «pii occupait les endroits les mieux défendus
et qui paraissait disposée à bien faire ; le duc demeura un
instant incertain, mais Fontenelle, ayant otîert de commencer
l'attaque, fut envoyé en avant-coureur; il se précipila vers les
premiers postes ennemis à bride avalée, et disparut aux
yeux des ligueurs, (jui continuèrent lenlement leur mouve-
ment.
Comme ils arrivaient devant le camp, ils aperçurent le rou-
tier qui revenait couvert de sang, les moustaches brûlées, et
n'ayant i)lus d'entier que son poignard.
— Eh bien? cria le duc.
— Par les mille diables! répondit Eder (c'était sa manière de
jurer), ils sont là plus d'une centaine étendus sur le dos, et les
autres ont gagné les retranchements.
Au mêmi^ moment le capitaine Talhoët-Kpredern, qui faisait
partie de ravanl-garde. cnvoyn dire <]ne les luyards avaii-ni
60 REVUE DE PARIS.
jeté la terreur au camp des royaux, et que l'instant était favo-
rable pour leur chausser de près les éperons.
— En avant donc, cria Fonlenelle en prenant l't^pée d'un
écuyer, et que cliacun de nous se taille un beau pourpoint dans
la peau de ces Anglais.
— Qu'il soit fait comme le veut ce mauvais garçon, dit le duc
en riant, et allons bravement pour Dieu et l'union.
Les roj'aux ne purent soutenir le choc; ils commencèrent par
reculer, puis se débandèrent avec grande épouvante. La cava-
lerie seule, commandée par les sieurs du Liscoët et de la Trem-
blaye, fit retraite en bon ordre, se retournant chaque fois qu'on
la serrait de trop près, et rendant fidèlement coup pour coup
aux victorieux. Les ligueurs poursuivirent, du reste, faiblement
les Bretons et les Français, que le duc avait ordonné d'épargner,
toute leur rage tomba sur les soldats d'oulre-mer, dont ils tuè-
rent bien deux mille « d'une haleine et sans boire ni dormir. »
La bataille ainsi gagnée, Fonlenelle, que sa bravoure avait
remis en grâce près du duc, retourna avec sa troupe en Cor-
nouaille, connaissant désormais le moyen de se faire pardonner
sa manière de vivre, et bien décidé à n'en point changer. Mais
l'église de Saint-Tromeur était une fortresse trop incommode
et trop difficile à défendre; il y laissa un détachement et cher-
cha dans le pays une meilleure place pour lui et son butin. Ses
yeux tombèrent sur le château du Granec, vaste, riche, bien
fortifié, et dont il se rendit maître par ruse, bien que le seigneur
de Pralmaria, auquel il appartenait, fît, comme lui, partie de
l'union. Il s'empara également peu après de celui deCorlay, où
il mit garnison, enfermant ainsi le pays dans une sorte de trian-
gle qui lui permit de continuer ses déprédations avec plus de
méthode.
Ce fut pendant une fête donnée à ce dernier château que la
salle du bal s'abîma sous les pieds des danseurs; Fontenelle fut
retiré des décombres, une jambe brisée, et demeura boiteux :
mais cette infirmité, loin de diminuer son activité malfaisante,
sembla lui donner je ne sais quelle haineuse énergie; il devint,
dit un chroniqueur, « ennemi de tous ceux qui marchaient
droit, comme lui rappelant ce qu'il avait été, et plus grand
ennemi de ceux qui marchaient de travers , comme lui rappe-
lant r(> qu'il élail. «
REVUE DE PARIS. 01
Enfin les Kerneiootes, poussés à bout par ses brigandages,
se rassemblèrent au nombre de plusieurs mille et vinrent assié-
ger le Granec. Fontenelle était alors absent; mais, à la première
nouvelle de celle levée des paroisses, il ramasse une centaine
de cavaliers, arrive au Granec vers le point du jour, fond sur
ces paysans sans défiance qui dormaient à la française (1), et
en tue sept ou huit cents pour cette fois. Il plaça ensuite en
embuscade dans les buissons un certain nombre de soldats char-
gés d'arquebuser quiconque viendrait pour relever les morts,
si bien qu'au bout de quelques jours, on voyait sur le champ de
bataille autant de cadavres de femmes que de combattants.
Les succès du maréchal d'Aumont forcèrent peu après Fon-
tenelle à abandonner le Granec. Fatigué de ces déménagements
successifs , il résolut alors de choisir un lieu où il pût s'établir
à demeure et en sûreté. En conséquence , il se porta vers
Douarnenez , surprit le poste de l'ile Tristan , et s'occupa sé-
rieusement de s'y fortifier.
A celte nouvelle les communes se levèrent de nouveau , « ré-
solues d'écraser la vipère avant qu'elle eût creusé son nid; »
mais Fontenelle se porta à leur rencontre, et, les ayant atta-
quées dans une lande, en fit un tel carnage, que la terre,
0 maigre jusqu'alors, et ne produisant que bruyères, s'engraissa
de pourriture humaine jusqu'à devenir terre de froment (2). »
Cette seconde défaite terrifia les paroisses , qui n'osèrent plus
opposer aucune résistance , si bien que Guy-Eder acheva de s'é-
tablir dans l'îie Tristan , qu'il appela de son nom île Guyon ,
démolissant la ville de Douarnenez pour se construire des rem-
parts , et fortifiant l'ile de telle sorte qu'il ne put jamais en être
chassé, bien que Sourdéac lui-même fût venu l'assiéger deux
fois avec toutes les garnisons réunies de la Domnonée.
Ainsi établi , ses courses recommencèrent dans le Léonnais.
Il s'y trouva un jour séparé de sa troupe par quelque hasard
que la chronique ne dit point, accompagné d'un seul cavalier
poitevin , ancien tailleur dont il avait fait son écuyer , et le plus
grand larron qui eût jamais reçu le baptême. La nuit était
(1) Guerz de Fontenelle.
(2) Morcaii.
62 REVLE DE PARIS.
venue, une pluie froide commençait ù tomber, et le vent de
mer la fouettait au visage des deux voyageurs de manière à les
aveugler. Ils se décidèrent , quelque danger qu'il y eût d'être
reconnus, à frapper au premier manoir dont ils pouiraient dis-
tinguer la girouette.
ils arrivèrent ainsi à Mezarnou, dont le maître , Vincent de
Parcevaux . les reçut , sans les connaître , avec toutes sortes de
caresses. On lira pour eux les meilleurs vins de la cave, les plus
riches vaisselles du buffet, et la dame du lieu vint elle-même
faire les honneurs du souper , accompagnée de sa fîlle , qui ,
bien qu'elle n'eût que douze ans, pouvait déjà passer pour ac-
complie en beauté , science et sagesse.
Le repas fut des plus gais et des plus délicats; seulement, à
chaque i)lat d'argent que l'on faisait passer, le Poitevin regar-
dait Fontenelle comme pour en prendre note; mais celui-ci
n'avait d'yeux que pour l'héritière de Mezarnou. Aussi , à peine
se trouvèrent-ils seuls, que Fontenelle dit vivement à son
écuyer :
— Je veux la jeune fille , Claude.
— Et moi la vaisselle plate , maître , répondit le Poitevin.
— Pars sur-le-champ, ajouta Eder, retrouve nos gens,
amène-les ici, et nous emporterons tout.
— Convenu , répondit Claude eu ouvrant la fenêtre pour
sauter dans la cour.
Et un instant après Eder entendit, sur la route , le galop de
son choval.
Il revint au point du jour avec trente cavaliers ; le manoir fut
mis au pillage , et Guy-Eder retourna au fort Tristan avec un
butin efeliraé quarante raille écus , sans compter la jeune fille
qu'il éjousa en chemin.
La chronique ne dit rien des suites de ce mariage ; mais nous
ne voycms point, d'aiirès des faits rapportés dans les mémoires
du temps , (pie le caractèie de Fontenelle en ait été amélioré. Il
ne i)araît même pas qu'il ait cédé à l'influence que subissent les
coeurs les plus endurcis pendant les premières joies de la pos-
session. Aucune trêve n'apparaît dans celte vie de violence et de
rapine, aucune paresse d'action; loin de là , l'ardeur au mal
semble croître avec le succès ; au lieu de se lasser , le démon ra-
jeunit, soit que celle âme eût besoin d'une constante agitation
RKVUE DE PARIS. (iô
pour s'échapper r> elle-même , soil que riiabilude lui eût donné
une de ces soifs du crime qui , comme celle de l'iviesse, s'ac-
croissent ù mesure qu'on les satisfait.
Depuis son retour, FonLenelle avait fait plusieurs entreprises
sur les villes voisines , mais il en était une dont les richesses le
tentaient particulièrement , c'était Penmarck.
Le voyageur qui parcourt celle pointe extrême de la Dom-
nonée, rongée des venls , déchirée par les vagues, et que la
liruyère ou la mousse marine ensevelissent, se refuse à croire
que là se trouvait , il y a quatre siècles à peine, une cité qui
pouvait armer sept cents bateaux pour la pêche lointaine, et
que les ducs de Bretagne citaient dans leurs ordonnances comme
l'une des plus commerçantes du duché. A la fin du xv^ siècle,
(le grands désastres l'avaient déjà frappée, mais on la citait en-
core pour ses restes de force et d'opulence. « Là étaient bien
l)eu d'habitants, dil un auleur que nous avons déjà cité, qui
n'eussent force hanaps d'argent, c'est-à-dire belles, grandes
et larges tasses dont plusieurs étaient dorées en dedans. » Ils
avaient en même temps de bonnes arquebuses pour les défendre.
Craignant une altaque , iis avaient rtiêrae fortifié l'église de
TréouUrez et une maison de Kerily dans laquelle étaient dé-
posés leurs objets les plus précieux. Fonlenelle voulut voir par
lui-même s'il n'élait aucun moyen de mellre en défaut leur pru-
dence. 11 attend donc un jour de fête, prend les braies de la
montagne, et entre hardiment à Penmarck avec deux com|)a-
gnons déguisés comme lui. Ils parcoururent d'abord les lues
comme des rustres qui s'émerveillent, plongeant leurs regards
dans les boutiques , et marquant de l'œil les mieux garnies. Ils
arrivent ainsi à la place où les habilanls sont réunis ; Fontenelle
se mêle aux joueurs de boule , et les interroge tout en perdant
son argent. Pendant qu'il apprend d'eux ce qu'il désire savoir,
un vieux marin , debout .i la porte d'un cabaret , a cru le re-
connaître , et un groupe s'est formé autour de lui.
— Sainte-Barbe nous assiste! c'est bien Fontenelle, répèle
le vieux pécheur de morue. Voyez plutôt sa jambe qu'il traîne
comme une écrevisse ses tenailles.
— Et que vient-il faire ici i* demande une femme.
— 11 vient s'assurer si la moulure est prête et bonne à em-
porter, répond le matelot.
64 REVUE DE PAUiS.
— II faut l'arrêter , disent les vieillards.
— Non , non , interrompent les jeunes gens,
— Le plus sûr est toujours de mettre dans la poêle le poisson
pris, observe le vieux loup de mer,
— C'est un ligueur comme nous , reprennent quelques voix.
— C'est le diable , murmure le marin.
— Demandons l'avis des autres , ajoutent les indécis.
Les autres habitants sont avertis, et la question est de nou-
veau débattue.
Mais Fontenelie s'était aperçu que tous les yeux se tournaient
sur lui , et avait compris qu'il était reconnu ; pendant qu'on dé-
libère , il gagne la campagne avec ses compagnons, trouve des
chevaux qui les attendaient , et tous rentrent au fort Guyon.
Seulement , à quelques jours de là , la ville de Penmarck fut
attaquée, prise et saccagée. Le butin fut si considérable qu'il
fallut trois cents barques pour le transporter à l'île Tristan. Le
chanoine Moreau assure que ce fut une juste punition , infligée
par Dieu aux habitants , qui , s'étant relirég dans l'église ,
comme en une forteresse, y couchaient effrontément avec leurs
femmes, « lis furent , pour la plupart , dit-il , égorgés sur leurs
lits pour expiation de leurs offenses j Dieu veuille que cela leur
serve pour leur salut ! n
Cette expédition fut suivie d'une autre sur Pont-Croix, puis
de courses sur tous les points du Léonnais et de la Cornouaille,
Ces brigandages portèrent au dernier degré la terreur qu'in-
spirait le nom de Fontenelie, Les témoins oculaires nous ont
laissé une peinture terrible de l'état auquel il réduisit la Dom-
nonée. Les fermes furent abandonnées, et les bourgades de-
vinrent désertes. Les femmes, les malades ou les enfants qui
n'avaient pu quitter les maisons s'y renfermèrent faisant les
morts (car le moindre bruit eût attiré les soldats), et n'osant
ni marcher , ni parler, ni prier Dieu autrement que de cœur.
Ceux qui étaient plus forts se retirèrent dans les fourrés, n'ayant
d'autre nourriture que la vinette ou l'ortie , qu'ils n'osaient
même faire cuire, de peur que la fumée n'attirât les gens de
Guy-Eder. Si, par hasard , l'un des fugitifs obtenait du seigneur
ou des bourgeois quelques mesures de blé , il ne s'en servait
point pour lui, mais, fidèle à sa nature et à ses habitudes jusque
dans cette extrémité, il réunissait trois ou quatre de ses com-
KEVUE DE PARIS, 65
pagnons , s'attelait de nuit avec eux à une charrue, et semait
ce peu de grain dans l'espérance que Dieu amènerait la paix
avant la moisson! Quant au bétail, il n'en fallait plus parler ;
les chiens même avaient disparu, tués par les argoulets de
Fontenelle , dont ils annonçaient l'approche , ou dévorés par les
loups ; caria propagaliou de ces animaux ne fut pas le moindre
désastre de cog temps. On les voyait descendre par bandes de la
montagne , vers le déclin du jour , traversant les villages comme
une troupe ennemie , s'arrètant là où ils flairaient la chair hu-
maine , et brisant les portes des maisons pour dévorer ceux qui
s'y cachaient. Leur audace devint telle, qu'une femme, sortant
de Quimper au milieu du jour, fut dévorée à ([uelques pas de
ses amis, et qu'ils attaquèrent sur le rempart des sentinelles
armées. Le peuple, qui ne perd jamais le goût des contes,
même à l'agonie , ne voulut point voir dans ces loups des ani-
maux ordinaires , et prétendit que c'étaient les âmes des soldats
de Fontenelle qui reparaissaient sous cette forme après leur
mort. On les appelait en conséquence tud-bleis ou hommes-
loups, et alors qu'il eût fallu les combattre , chacun ne songea
qu'à les fuir.
Les populations les plus voisines des villes fortifiées y avaient
cherché un refuge , et tout ce qu'elles avaient pu sauver était
déposé par elles dans les cathédrales et les couvents. « L'église
de Saint-Corentin , quoique vaste, dit l'historien de la Ligue,
était remplie de tant de beaux et grands coffres , que la pro-
cession n'y pouvait passer et que le chœur seul était vide. Il en
était de même au Géodet et aux Cordeliers. Mais ces richesses
ne purent rien contre la famine qui commença bientôt à se faire
sentir. Les gens venus du dehors furent nécessairement les pre-
miers atteints. En vain se pressaient-ils aux portes des bour-
geois, demandant un peu de pain au nom de Dieu et de sa mère ;
pour toute réponse, ceux-ci leur disaient le prix de la pipe de
blé, qui valait soixante écus , et leur criaient d'aller semer
leurs champs. Chaque matin on trouvait quelques-uns de ces
malheureux étendus blêmes et froids sur le pavé , et la main di-
rigée vers la bouche, comme s'ils fussent morts dans le délire,
en faisant le mouvement de manger. Il y en avait d'agonisants
près de toutes les étables , car, sans retraite pour la plupart,
les fumiers leur servaient de lit. et ils s'y cnsevflissaieiit afin
66 r.EVUE DE PARIS.
d'échapper du moins au vent et à la froidure. Enfin, le grand
nombre de cadavres engendra une sorte de typhus, qui , « après
avoir commencé par les plus pauvres , dit le chanoine Moreau ,
arriva jusqu'aux plus huppés. « Telle fut la prodigieuse dépo-
pulation causée en Bretagne par ces divers fléaux réunis, que
les paroisses qui, avant la Ligue, comptaient chaque année
douze cents communiants, n'en comptaient plus que dix en 1397,
qui fut l'année de la paix.
Au milieu de cette immense dévastation dont Fonfenelle était
le premier auteur, sa prospérité semblait grandir et s'étendre.
Alors que le comte delà Maignane, le sire de Liscoët, et tant
d'autres anciens et bons voleurs, s'étaient vus forcés de quitter
la Domnonée , lui , il s'y était chaque jour mieux établi , se for-
tifiant pour ainsi dire de ses crimes , et combattant la haine par
la terreur. C'est qu'aussi nul n'avait su , comme lui , persévérer
dans la violence, adorer le mal hardiment et sans partage. Ja-
mais d'hésitation dans sa volonté, aucun retour , nulle limite;
on eût cherché en vain dans cette Vie entière une bonne pensée.
Or , dans la voie du mal , celles-ci ressemblent aux dangereuses
tentations; même repoussées, elles emportent quelque chose
de notre force et de notre activité. Fontenelle l'avait compris ,
et s'était donné à Satan avec la ferveur que mettent les saints à
se donner à Dieu. De là cette supériorité criminelle qui devait
faire de lui une sorte d'Alexandre de grands chemins.
Cependant ses courses dans le pays devinrent de moins en
moins fructueuses ; les champs étaient en friche , les maisons
vides , et l'on ne trouvait plus dans la campagne que des loups
et des cadavres. Il tourna alors les yeux vers la mer. Des na-
vires de toutes nations , chargés de richesses sans nombre,
|)assaient chaque jour à l'horizon ; il se rappela tout à coup
que son île avait un havre excellent pour des corsaires, et il
résolut de demander aussi à i'Océan sa moisson.
11 fallait se hâter d'ailleurs, car la guerre civile touchait à
son terme. Vaincus et divisés, les ligueurs traitaient partout
avec le roi, qui devait bientôt achever la pacification en ache-
tant la France pour une messe. Guy-Eder voulut mettre à profit
les derniers jours de trouble ; il fit armer ses barques, y jeta
une centaine de ses bandits , et les envoya aux passes les plus
fréquentées. Elles ne Innlf-renl point A revenir , traînant à la
REVUE DE PAKiS. (j7
remorque de grands navires . les voiles cnr{;uées , le gouver-
nail amarré, et le pont désert j leurs équipages, comme le di-
saient les routiers , étaient restés en mer,. Quelques mois suf-
firent pour encombrer de ces prises la rivière du Poul-David.
Lorsque la chasse était mauvaise dans les passes, les corsaires
bretons se rabattaient sur les îles angiaises, » où l'on pouvait
piller à l'écueile comme meunier dans sacs de froment. » L'île
devint ainsi un entrepôt où s'entassaient les richesses de toutes
les nations. On y trouvait en égale ai)ondance les vins de Gas-
cogne, les toiles de Hollande , les tissus du Brabant et les dou-
blons d'Espagne. Guy-Eder, enivré par tant de succès, avait
insensiblement transformé son fort en palais , et se faisait donner
le litre de prince ; il avait un maître d'hôtel, des écuyers , un
aumônier. Ce dernier n'était autre que Guillaume de Launay ,
dominicain célèbre, qui , au dire de Henri IV , avait fait faire
plus de progrès à la Ligue en Bretagne par ses sermons, que le
duc de Mercœur par ses canons. Fontenelle écoutait Guillaume
moins pour son salut que pour son amusement , car Guillaume
était un de ces prédicateurs bouffons qui traduisaient alors
l'Évangile en calembours , et faisaient , selon l'expression de
l'un d'eux, la parade à la porte du paradis. Aussi avait-
il acquis la liberté de tout faire et de tout dire au fort Tris-
tan.
II se présenta un jour , tenant à la main une lettre du sieur
de Saint-Luc, gouverneur de Quimper pour le roi.
— Est-ce un sermon que tu nous apportes, moine? lui cria
Fontenelle en voyant le papier qu'il tenait.
— Justement , dit le dominicain.
— Sur quel texte?
— Le voici , prince , répondit Guillaume.
Et, prenant la voix solennelle d'un prédicateur, il lut:
« Le sieur de Fontenelle, capitaine pour la Ligue en Bretagne,
est sommé de mettre bas les armes au plus tôt , s'il ne préfère
être pendu. »
— Et dans quel évangile se trouve un pareil verset, drôle ?
s'écria Guy-Eder.
— Dans l'évangile selon saint Luc, monseigneur, répon-
le moine en présentant la lettre du gouverneur de Quimper.
Fontenelle l'ouvrit ; elle renfermait en efï'et la nouvelle de la
68 REVLE DE PAKiS.
soiiinissioli du duc ilu Mercœur au roi , avec !a soimnalioii ex-
presse à tous les ligueurs de l'imiler avant quinze jours. Eu cas
d'obéissance, une amnistie générale était accordée pour <oms
les faits de guerre ; mais, dans le cas contraire, les rebelles
ne devaient espérer aucune merci.
Fontenelle fut plus contrarié que surpris de cette nouvelle
depuis longtemps prévue. 11 répondit qu'il était prêt à recon-
naître l'autorité royale , mais que le grand nombre de ses en-
nemis l'obligeait à ne point rester sans défense , et qu'il deman-
dait à garder le gouvernement de l'île qu'il occupait.
C'était l'envoyer, pour ainsi dire , en possession légale de ce
que lui avaient acquis ses crimes. Mais le nouveau roi était
pressé de régner, comme tous les rois qui commencent, en li-
quidant le passé par une sorte de cote mal taillée entre la jus-
lice et l'impunité. La demande de Guy-Eder lui fut accordée ,
et rien ne fut changé pour lui , si ce n'est le drapeau qui flot-
lait sur sa forteresse.
Cette époque de la vie du routier breton fut, sans aucun doute,
la plus brillanle et la plus scandaleuse. Élevé à la dignité de
lieutenant du roi , et lavé à la fois de tous ses crimes par cette
sorte de baptême officiel, il jouit du fruit de ses rapines avec
cette quiétude des scélérats heureux qui ne peut être comparée
qu'à celle des saints. On le vit alors, dans ces mêmes campa-
gnes qu'il avait parcourues la torche et le fer à la main, passer
au petit pas de sa mule blanche, couvert de velours , entouré
de pages, faisantl'aumôned'unréal à ceux qu'il avait dépouillés
de tout leur patrimoine , et semblable, dit le guerz breton,
w à l'épervier repu qui se promène au milieu des oiseaux qu'il
a plumés. »
Et ne croyez point que la considération dont il jouissait fût
moindre à cause du passé ; on parlait tout bas de ce passé par
envie, mais par intérêt on accueillait le présent ; à tel point
qu'il n'était pas de gentilhomme qui n'acceptât, à l'occasion ,
du routier un prêt ou un dîner. Les soldats de Fontenelle s'é-
taient dispersés , et , en les congédiant , il leur avait remis des
cerlitîcats attestant leurs talents et bons services. Nous avons
sous les yeux une approbation de ce genre délivrée en faveur
d'escuyer Jean de Rosmar, sieur de flluiron , signée Fonte'
nelle, et scellée du sceau de ses armes, qui étaient trois quinte
REVUE DE PARIS. 69
feuilles. Ainsi Salaii recommandait" ses démons, el le monde
accueillait sa recommandation. Tant de meurtres , de vols , de
trahisons, étaient oubliés uniquement parce qu'ils avaient
réussi ; l'immoralité publique se retranchait derrière l'absolu-
tion royale , et tous pardonnaient parce que le maître avait
pardonné.
Il y eut une femme pourtant , une seule , qui ne pardonna
point; ce fut la mère de la dame de la Ville-RoUault. Elle alla
se jeter aux pieds des ministres, racontant de quelle manière
sa fille, «belle comme une déesse et vertueuse comme une
sainte, » avait été livrée par Fontenelle à ses soldats , lors de
la prise de Pont-Croix , malgré la capitulation ; on lui répondit
par des maximes chrétiennes sur l'oubli des injures person-
nelles. Elle raconta alors les ravages inouïs que le routier avait
exercés dans toute la Bretagne ; on se contenta de gémir sur le
malheur des guerres civiles. Enfin, poussée à bout, elle parla
de l'immense fortune acquise par Guy-Eder , et dont il jouis-
sait audacieusement aux yeux même de ses victimes; cette fois
on prêta l'oreille; une enquête fut ordonnée secrètement; elle
constata sans doute les soupçons conçus , car Fontenelle fut ar-
rêté, conduite Paris, et mis en jugement.
L'amnistie accordée parle roi pour tous les faits de guerre
rendait le procès difficile, mais les gens de loi ne se laissèrent
point déconcerter par cet obstacle. Ils commentèrent le décret
royal (au profit de l'humanité cette fois !) et prouvèrent que
l'on ne devait donner le nom de faits de guerre qu'à celles des
actions de Fontenelle qui ne pouvaient le faire condamner: ils
l'accusèrent en outre d'avoir voulu livrer le fort de Douarnenez
aux Espagnols et d'être le complice de Biron.
Guy-Eder voulut en vain se défendre ; soumis à la question
ordinaire et extraordinaire, il fut condamné ù être rompu vif
et exécuté en place de Grève , où il demeura , dit un contempo-
rain , six quarts d'heure sur la roue.
Des immenses richesses qu'il avait amassées, rien ne re-
tourna à ses victimes ni à sa famille ; le procès dévora tout :
fait significatif et qui semble marquer la transition entre deux
époques distinctes. La Ligue, en effet, fut en France la dernière
manifestation sérieuse que la noblesse fit de sa force ; avec elle
finit cette race de déprédateurs militaires qui , depuis tant de
I 7
7(1 REVUE DE PARIS
siècles , vivaient aux dépens du bon homme , et parmi lesquels
Fonlenelle fut un des derniers. Au pillage féodal allait succéder
le pillage civil , et les routiers laissaient leur héritage au fisc et
aux gens de loi.
Emile Souvestre.
PIRO
Ce n'est plus cette fois une muse mignarde mollement cou-
chée sur un sofa, dans un boudoir parfumé, dont la fenêtre
n'est jamais ouverte au soleil , aux brises matinales , aux
rumeurs de la nature ; ce n'est plus cette fois une petite mar-
quise , Zelmire ou Zulmé,Zuléma ou Zoraïde, qui babille
dans un jargon précieux avec un abbé ou un mousquetaire,
qui perd sa grâce à force de grâce, son cœur à force d'esprit,
son âme Dieu sait comment. C'est une vraie muse bourgui-
gnonne, Marianne ou Jeannelon , une tille de belle venue,
simple et sans art , qui rit aux éclats , mais qur ne sait pas sou-
rire, qui a le cœur sur la main et la saillie sur les lèvres,
quand le verre n'y est plus, car elle aime un peu le cabaret.
Que voulez-vous? Celle-lù n'a pas été élevée au couvent; c'est
une muse un peu vagabonde qui a jeté trop vite sa candeur sux
orties ; elle a passé sa jeunesse comme une tille de mauvais
lieu , aiguisant l'épigramme dans les fumées du vin , jetant à
pleines mains la gaieté sur les théâtres en plein vent, poussant
un soir l'ivresse et la folie jusqu'à profaner l'amour, ce sourire
(lu ciel arrosé d'une larme de Dieu , dans un chant indigne
d'un poêle, indigne d'un homme, indigne d'un Bourguignon
ivre. Mais patience , au déclin de cette jeunesse verte et touffue
comme la forêt des mauvaises passions , toutes les secousses
du démon vont s'apaiser, la folle gaieté devient aimable , les
cheveux floltants sont renoués, la jupe descend un peu plus
I)as. C'est toujours une bonne fille en belle humeur, ayant plus
que jamais le mot pour rire ; mais elle a changé de tliéâlri' Au
72 REVUE DE PARIS.
revoir, Tabarin; salut, salut, Molière! Et au lieu ôi' Arlequin,
c'est la Métromame. La poésie lui a pardonné; mais le ciel
a été outragé, il faut une expiation, il faut bien des larmes
pour effacer cette encre maudite et fatale qui a servi pour ce
chef-d'œuvre de profanation , il faut bien des prières pour
étouffer l'écho terrible de celte hideuse chanson. Patience,
voilà le diable qui devient vieux; cette muse qui a si mal
chanté dans sa jeunesse , va s'éteindre bientôt en psalmodiant
des psaumes. Saint Augustin, qui avait la science du cœur,
a dit , dans sa sagesse : Le cœur nous vient de Dieu, le cœur
retourne à Dieu. Mais, si Dieu a pardonné à ce pécheur re-
pentant, l'Académie française ne lui a pas encore pardonné,
— non pas tout à fait pour la même chanson.
Ainsi donc j'abandonne aujourd'hui les doux pastels de
Delatour pour étudier quelque franc portrait de Rembrandt.
En effet, Piron a vécu en dehors de ce joli monde persifleur
qui jouait avec des roses et dormait dans la soie. Si les abbés
et les marquis rencontraient le poëte bourguignon, ce n'était
guère qu'au théâtre et au café Procope, rarement dans les
salons. Piron était pauvre, et de plus il avait contre lui son
esprit. On fuyait ses bons mots à toutes jambes , presque tou-
jours clopin-clopant.
Au xvii« eièclo , il y avait à Dijon , parmi les échevins , un
apothicaire qui avait surtout dans sa boutique de l'esprit, de la
verve et de la gaieté. Lui demandait-on une tisane, il donnait
une chanson à boire; voulait-on une médecine, il offrait une
harangue en patois bourguignon. Aussi cet apothicaire de nou-
velle façon guérissait tous ses malades , si bien qu'il mourut
pauvre , ne laissant à ses descendants qu'un recueil édifiant de
poëmes , de chansons et de noCls en patois : cet héritage fut
celui d'Alexis Piron.
Alexis Piron , (ils d'Aimé Piron, vint au monde en 1689, en
même saison que Montesquieu , un peu avant Voltaire, au beau
milieu de l'été. Son père , qui célébrait tous les événements mé-
morables , n'eut garde de passer celui-là sous silence. Piron fut
chanté à son berceau ni plus ni moins qu'un fils de roi. C'était
d'un bon augure. A douze ans , Piron répondait déjà à la chan-
son , il rimaillait à merveille , il passait toutes ses heures de
loisir à agencer , à sc;iiider , à ourler de, rimes des syllabes fran-
UEVUE DE PARIS. Î3
çaises, suivant son mol. Un de ses camarades un peu plus âgé,
s'étant enrôlé dans les dragons, lui dit, le jour de l'adieu : Je re-
viendrai Achille. — Tu me retrouveras Homère, lui dit Piron. Plus
tard ,en rappelant ce mot, le pauvre podte, devenu aveugle, s'é-
crie.Le pauvre Achille m'aurait retrouvé aveugle comme Homère,
s'il n'était mort aux Invalides. Ses études furent sévères, peu
à peu l'ardeur de rimer s'éteignit dans sa jeune imagination;
à seize ans, il riait d'Apollon et des Muses, en garçon qui a déjà
perdu cette précieuse candeur qu'il faut pour l'amour et la
poésie. Au sortir du collège, son père l'appela un jour dans son
laboratoire, entre deux rimes et deux tisanes: — Voyons, mon
cher enfant, lui dit-il gravement, je vois bien que tu ne seras
jamais de l'Académie, il faut pourtant songer à être quelque
chose, curé, par exemple? — J'ai le cœur trop bien fait, dit le
jeune Piron qui avait déjà de la réplique. — Eh bien, mon en-
fant, la finance? — J'ai le cœur trop faible. — Eh bien, la méde-
cine ? — J'ai la main mauvaise, il y a déjà assez de malades qui
mourront bien sans moi. Et puis, en vérité, je ne suis pas venu
au monde pour avoir tous les jours affaire à la camarde; autant
vaudrait être soldai, mais je n'y vois goutte. A d'autres! —
Alors la jurisprudence ? grâce au prince de Condé qui nous veut
du bien... — Oui, avocat, si cela vous amuse. Au moins, je n'ai
rien à risquer à ce métier-là, c'est le seul où ma conscience ne
coure pas grand danger. Il se mit à l'élude du droit; mais, à
peine dans le grimoire, la muse du plaisir et de la folle gaieté
vint distraire son esprit. Dieu vous préserve de savoir jamais
quelles furent les premières inspirations de cette muse. Il n'y a
point assez d'indignation pour flétrir cette mauvaise œuvre qui
a poursuivi Piron jusqu'au tombeau comme une mégère impi-
toyable. Piron venait d'être reçu avocat, mais comment défen-
dre les autres après cela? et puis il était d'avis qu'un avocat
doit être au-dessus d'un petit écu, et son père s'appauvrissait
de plus en plus. Cependant Piron ne voulut pas vivre plus long-
temps aux dépens du maladroit apothicaire; craignant d'ail-
leurs l'éclat de sa fatale chanson , qui faisait passablement
froncer le sourcil aux magistrats de Dijon, il s'exila à la suite
d'un financier en voyage. Cet homme lui avait offert 200 Hvres
par an pour copier des vers. — Je veux bien, si les vers sont
l)eaux. — Si les vers sont beaux! s'élail écrié le financier, je le
7.
71 KEVUE DE PARIS,
crois bien, ils sont de moi. — Piron se résigna. Dès le premier
Jour, les choses se passèrent mal. — Vous ne m'aviez pas dit,
monsieur, de quelle taille étaient vos vers, je n'en ai jamais vu
d'aussi longs. Ensuite, monsieur, je suis très-embarrassé pour
l'orthographe et pour la rime, car, si j'écris autel suivant la
grammaire, cela ne rime plus avec Estelle.— Écrivez autelle,
suivant moi, monsieur; il vous sied bien de me parler de la
grammaire ! Vous êtes un pédant. — Piron se contenta de re-
mettre çà et là un vers sur ses pieds avec un peu de rime et de
^•aison, mais sans mot dire. Le tinancier jtoële ne se plaignait
pas trop, mais par malheur ce vieux fou avait dans sa suite
une arrière-cousine assez coquette et assez jolie qui ne deman-
dait qu'à verdoyer et à fleurir. Piron débuta avec elle par un
petit conte anacréontique, en attendant mieux. Hélas, l'arrière-
cousine se souciait bien de vers ! Au lieu d'attacher le conte
galant sous son corsage, elle le jeta dans la cheminée d'une
hôtellerie, et à l'heure du départ, grâce à un valet officieux qui
ne savait pas lire, les vers de l'amoureux furent remis au finan-
cier. Piron ne jugea pas ii propos d'aller plus loin : il aban-
donna gaiement la fortune de l'amour, il reprit le chemin du
toit paternel, en compagnie de son ami Sarrazin, devenu célè-
bre depuis au Théâtre Français. Il venait de jouer la comédie
dans une troupe vagabonde. Le voyage fut charmant. S'il faut
en croire le docteur Procope, le poëte et le comédien, se trou-
vant sans ressources dans un cabaret d'une petite ville bourgui-
gnonne, imaginèrent de jouer, à eux deux, une tragédie en cinq
actes. Ils tombèrent d'accord sur Jndromaque, ô profana-
tion ! Cette tragédie fut donc annoncée avec toutes les fanfares
de l'endroit. Le grand jour arrive. Le théâtre, qui était préparé
dans une salle de danse, s'emplit en moins d'une heure. — Nous
jouons gros jeu, dit Piron. N'allons pas perdre la carte. — La
toile se lève. Le comédien s'incline devant les spectateurs : —
Messieurs, les comédiennes s'habillent ; en attendant, nous al-
lons vous jouer un tour de notre métier ; c'est une petite co-
médie de notre Imaginative. —Aussitôt dit, voilà une fille du
cabaret qui vient servir un souper des plus copieux; nos deux
aventuriers se mettent à table, tout en lutinant la fille du caba-
ret, qui s'assied à côté d'eux. Ils commencent une dissertation
à perte de vue sur l'amour e( la femme, sur les folies et les va-
REVUE DE PARIS. 75
nilés humaines, le tout arrosé d'un vin généreux. D'abord les
Hourfîuignons ne savaient comment prendre cela : mais bientôt,
voyant les gaillards en si bon appétit et en si belle soif, ils se
dérident, un rire homérique éclate dans la salle, la gaieté s'em-
pare de tout le monde. Le comédien et le poêle redoublent de
verve et de saillies, sans parler des rasades : il n'est pas jusqu'à
la fdie du cabaret qui ne les inspire par ses naïvetés. Entîn, le
Iriomplie fut niagiiitique, jamais Bourguignons n'avaient pris
une si bonne leçon de philosophie. Tout le monde s'en alla con-
tent, les deux professeurs passèrent la nuit sous la table pour
parachever la leçon.
De retour à Dijon, notre gai aventurier s'abandonna au plai-
sir avec une fatale indolence, disant comme Tibulle : « C'est là
que je suis bon chef et bon soldat. » A la vérité, il n'avait rien
à faire. Il attendait la fortune sans trop de soucis; mais la for-
tune s'éloignait plus que jamais du seuil de l'apothicaire. Par
désœuvrement, Piron entra en l'étude d'un procureur, où il
aiguisa des épigrammes contre tous les Dijonnais un peu célè-
bres. Son père lui-même ne fut pas épargné ; le pauvre apothi-
caire était représenté , besicles sur le nez, armé de pied en cap,
à l'heure du combat , en face d'Apollon qui lui tournait le dos.
Ce fut vers ce temps-là que Piron s'associa à la compagnie d'ar-
quebusiers de beaune. Au xviir= siècle, messieurs de Beaunc
n'étaient pas tout à fait des gens d'esprit. Piron trouva là un
mauvais terroir, sinon pour Bacehus , du moins pour Apollon.
C'était un champ fertile à l'épigrammej mais là il fallait, pour
se faire enteiidre, une épigramme de belle taille. Pnon fait ha-
biller un âne eu arquebusier et le conduit bras dessus bras des-
sous sur le lieu de l'exercice. — Vodà, dit-il, quelqu'un de la
bande (lue j'ai lenconlré sur mon chemin. —L'àne se mit a
braire j les arquebusiers se regardèrent avec dépit, en gens qui
ont laissé surprendre leur secret. Le soir, tous les arquebu-
siers , moins l'âne , vont à la comédie. Comme les comédiens
parlaient un ])eu bas , les spectateurs se mettent à crier : Plus
haut! plus haut! on n'entend pas. — Ce n'est pourtant pas
faute d'oreilles, s'écrie Piron. L'auditoire indigné se jette sur
le poète , qui s'esquive avec toutes les peines du monde , en di-
sant:— Je serais seul, que je les bâterais tous. — Très-sérieuse-
ment, vingt épées rouillécs furent tirées contre lui. Le lende-
76 REVUE DE PARIS.
main, en retournant à Dijon , il fauchait avec ardeur, du bout
de son bâlon, tous les chardons éparpillés sur les bords du
chemin. Des habitants de Beaune le rencontrèrent s'escrimant
ainsi. — Que faites-vous donc là ? — Parbleu , je suis en guerre
avec les Beaunois; je leur coupe les vivres. — La guerre dura
longtemps ; elle fut célèbre comme la bataille de Fontenoy. A
l'heure qu'il est , messieurs de Beaune n'entendent pas encore
plaisanterie là-dessus. On serait fort mal venu près d'eux en
leur vantant l'esprit de Piron.
Cependant la gaieté de Piron s'en allait peu à peu avec sa
jeunesse. Son étoile n'était pas brillante jusque-là. A trente ans
passés , il se trouvait sans ressources, sans espérances, ne sa-
chant que faire. L'oisiveté , si douce et si légère au printemps
de la vie quand on se promène sur la verdure et sur les roses
effeuillées , quand on trouve à cueillir un bouquet d'aubépines
dans tous les sentiers , quand Lisa ou Jeannelon passe à propos
sur votre chemin, l'oisiveté devient une chaîne pénible à
l'heure de la moisson. Le pauvre Piron voyait avec un peu de
dépit mûrir ces beaux épis qu'il ne pourrait faucher. Il se mit
à regretter tout le beau temps perdu , et , dans cette noble ar-
deur pour le travail qu'il alluma dans son cœur avec bonne
foi, il partit pour Paris, l'oasis de ses rêves de poëte. Hélas !
à Paris il retrouva le désert. « Voilà donc ma nacelle, au mi-
lieu d'une mer inconnue, le jouet des vents, des flots et des
écueils. Elle faisait eau de tous côtés; je me noyais , quand la
poésie , bien ou mal à propos , me vint en aide. Ce fut ma der-
nière planche , mais je ne sais quelle planche ce fut là. » Il sa-
vait bien que c'était une planche de salut. Seulement , avant de
toucher la terre ferme , la planche fit bien des zigzags sur les
vagues agitées.
Le voilà donc à Paris, n'ayant pour tout bagage que son es-
prit; j'oubliais : il s'était chargé de lettres de recommandation,
mais , comme il disait, ce ne sont pas là des billets payables à
vue. Rebuté dès la première , il fit des autres un beau feu de
colère. Comme une de ces lettres ne voulait pas brtiler, il en
augura quelque choie de bon. Il la porta donc à son adresse,
c'est-à-dire au chevalier de Belle-lsle. Le chevalier cherchait
des copistes pour transcrire des mémoires infinis ; il ne daigna
pas se faire présenter Piron. — Qu'il me présente son écriture
REVUE DE PARIS. 77
et non sa personne. —Il fut admis , dit un critique , grâce à sa
belle écriture , h copier cet ennuyeux fatras pour 40 sous par
jour, dans un galetas à peine lambrissé , vis-à-vis d'un soldat
aux gardes françaises. Au bout de six mois d'un travail opi-
niâtre, il n'avait encore rien touché de son modique honoraire,
11 imagina d'attacher au collier d'un chien favori du chevalier,
une supplique en vers. A la seconde tentative , on le paya dé-
daigneusement sans avoir l'air de penser que les vers fussent
de lui. II n'était pas jusqu'au secrétaire du chevalier qui ne le
traitât du haut de sa grandeur; mais bientôt le pauvre poète
fut vengé. Ce secrétaire vint un soir lire, dans le galetas où
Piron copiait , une tragédie de sa façon, à trois ou quatre amis
de sa force. Piron écoula dans son coin. A la fin de la pièce,
après les grands coups d'encensoir des trois ou quatre amis ,
Piron prit la parole sans la demander, et fît , en homme d'es-
prit et de raison , la critique de toutes les scènes. L'auteur em-
mena ses amis sans mot dire; mais, revenant bientôt seul dans
le galetas , il tendit la main à Piron et lui dit d'une voix émue :
« Monsieur, je vous remercie de m'avoir ouvert les yeux ; après
ce que vous avez dit, je n'avais qu'une chose à faire, c'était
de brûler raa tragédie. Je viens à vous les mains pures. » Il
est encore aujourd'hui des critiques de bon sens et de bonne
foi , mais est-il encore des auteurs qui jettent leurs pièces au
feu ?
Ce galant homme se mit en campagne pour ouvrir carrière à
l'esprit de Piron. Lesage et Fuselier n'étaient plus très-gais à
rOpéra-Comique, leur verve vieillissait un peu, on commençait
à se plaindre d'entendre toujours la même chanson. Piron sur-
vint là à propos; il prit d'une main hardie le sceptre de la folle
gaieté. Ses premières farces ne furent cependant pas très-heu-
reuses. « Alors, disait-il à quatre-vingts ans, après un aimable
retour dans le passé, alors, je faisais toutes les nuits des opéras
comiques qui tombaient tous les jours. » Mais survint un arrêt
rendu à la requête des Comédiens Français qui réduisait l'opéra-
comiqueà un seul acteur parlant. Comment se tirer de là gaie-
ment? Piron s'en tira en un jour par un chef-d'œuvre d'esprit,
de satire et de philosophie — d'opéra-comique bien entendu. Ce
chef-d'œuvre, qui lui fut payé 000 livres, c'est Arlequin Deri-
caffon. C'était li'i bien choisir son monde. Di'ucalion, échappé
7S KFVUE DE PARIS.
seul au déluge, allait h merveille à une pièce oii un seul homme
(levait parler, Piron introtUiisit parmi ses acteurs Polichinelle
et le perroquet; ceux-là pouvaient parler en dépit de l'arrêt qui
n'avait pas pensé à eux. Ensuite l'ingénieux poëte mit en scène
Pyrrha, Apollon, l'Amour, les Muses, Pégase, qui jouent bien
leurs rôles et expriment leurs pensées par des airs, des chan-
sons, des attributs. Ainsi Pégase, comment ne pas le reconnaître
à ses oreilles d'âne et à ses ailes de dindon? Ce monologue eut
un succès inouï ; il s'y trouve des scènes de vraie comédie, je
ne sais quel franc ressouvenir du Médecin malgré lui et du
Bourgeois Gentilhoinnie. Les rieurs lurent du côté de Piron
contre les Comédiens Français, qui ne trouvèrent pas de meil-
leure vengeance que de demander une pièce au poëte. Crébillon
ie tragique fut leur ambassadeur. Mais le succès enivre et trou-
ble l'esprit; Piron, se croyant appelé aux hautes destinées du
théâtre, se mit à faire péniblement une comédie larmoyante :
les Fils ingrats. Le croiriez-vous! oui, celte gaieté de mauvais
aloi qui s'en va côtoyant la tragédie, c'est Piron qui nous l'a
léguée;car Nivelle a suivi Piron; etque d'autres, hélas !ont suivi
Nivelle! sans parler de Voltaiie qui a fait l'Enfant prodigue.
La comédie n'eut qu'un demi-succès, Piron retomba du haut
de ses illusions et se retrouva dans son grenier, pauvre comme
de coutume. La poésie ne va visiter le poëte dans un grenier
qu'aux beaux Jours de la jeunesse : or Piron avait trente-cinq
ans. Et pas d'argent dans la bourse, et pas d'amour au cœur.
Quelque menue monnaie par-ci, quelque amourette en plein
vent par-là. Le i)auvre poëte a toujours eu à se plaindre de la
fortune et de l'amour : la fortune lui venait sous la forme de
l'aumône, l'amour sous l'habit de quelque comédienne sans feu
ni lieu qui avait mis son âme de côté sous les oripeaux du théâ-
tre. Une seule fois Piron a eu le cœur en scène, c'a été pour
M"« Chéré, qui élait encore une femme quoique comédienne.
Piron soupira six semaines durant ; il lit presque une élégie, il
écriviL une jolie épître : la cruelle finit par s'attendrir ; au bout
de six semaines donc , l'heure du berger sonna pour Piron. Le
voilà qui s'achemine avec des battements de cœur vers le logis
de la belle. Lui qui soupait si bien , il ne songeait pas à souper
ce soir-là. 11 sonne, on ouvre, on le conduit dans un boudoir qui
l'ébloiiit. A peine entré, il voit app.iraîlre la b«11e Chéré dans \m
KEVUE DE PARIS. 79
clianuaiil déshabillé : — C'est vous, Bimbiii, Je ne vous atten-
dais pas si tôt. — Je sais bien qu'il n'est pas onze heuresj mais
que voulez-vous? mes jambes ont voulu aller aussi vite que
mon cœur. Ah ! méchante tille, laissez-moi donc baiser ces pe-
tites mains friponnes. Mais vous êtes inquiète?... — Oui, le
chevalier devait venir à dix heures. Il m'a envoyé ce malin
25 louis; il est en bon chemin de se ruiner pour moi, je le prends en
pitié. Or il ne vous aime pas, car il sait que j'ai un faible pour
les faiseurs de vers. S'il vient, parlez-moi devant lui de quel(|ue
maîtresse anonyme, ayez l'air de ne pas vous soucier de moi ; il
s'en ira content, sans nous avoir trop longtemps ennuyés. On
sonne, n'est-ce pas? c'est lui. Finissez donc, Bimbin; amusez-
vous plutôt à tisonner le feu. — Le susdit chevalier, qui était
un gentilhomme poitevin, arriva bientôt en pirouettant et en
fredonnant un air d'opéra. A la vue de Piron nonchalamment ren-
versé sur le bras d'une bergère, il fronça le sourcil et fît réson-
ner son épée : — Monsieur, dit-il en s'animanl, vous n'êtes pas
ici, j'imagine, pour l'amour de Dieu; mais je ne suis pas tout
à fait un niais. J'ai donné aujourd'hui 25 louis à madame; vous
allez m'en donner autant ou vous en aller. — Vous perdez l;i
lête, lui dit aussitôt la comédienne; 25 louis! vous ne savez
donc pas que c'est un poêle? — Piron, la seule fois en sa vie,
ne trouva rien à repartir. — Ce garçon est très-raisonnable, se
dit-il en lui-même. Ici il paraît qu'on en a pour son argent; moi,
qui n'ai ni sou ni maille, je m'en vais. Il prit son chapeau et
partit.
Une autre fois Piron aima presque M"e Lecouvreur, mais ce
fut encore de l'amour perdu. Au moins, grâce à cette fantaisie,
il nous reste cette jolie épître, si ingénieuse :
A. niADEMOISBZ.Z.E LECOUVREUR
Qui jouait le rôle d'Angélique dans ma comédie de i'école des pères.
Un émule de Praxitèle ,
Et de son siècle le Coustou,
Fit une Vénus, mais si belle,
Si belle , qu'il en devint fou.
80 REVUE DE PARIS.
Vénus, s'écriait-il sans cesse ,
Ta gloire animait mon ciseau !
Sers donc maintenant ma tendresse ,
Anime cet objet si beau !
Vénus entendit sa prière :
La pierre en effet respira.
De ce moment le statuaire
N'aima plus , il idolâtra.
Bientôt il fut aimé lui-même ;
Et ce que mille extravagants
Envîraient comme un bien suprême
A coup sur il en eut les gants.
Bergers , gravez bien sur les arbres
Ce que je viens de vous narrer ;
L'Amour peut attendrir les marbres :
C'est le sens qu'il en faut tirer.
Et vous , déesse de la scène,
Que tous les jours nous encensons;
Vous que Thalic et Melpomène
Préfèrent à leurs nourrissons ,
Reine du prestige agréable
Et de la douce illusion,
Belle Lecouvreur, à ma fable
Souffrez une autre allusion.
Mon Angélique est ma statue ,
Et vous venez de l'animer ;
Ma fable est la vérité nue ,
Pour peu que vous veuillez m'aimer.
Mais, hélas ! la belle Lecouvreur ne voulut pas.
Piron se consolait de l'amour et de la fortune avec tous les
joyeux apôtres du conte galant et de la chanson gaillarde qui
ont fondé cette célèbre académie du rire , le Caveau. Toute
l'histoire du Caveau est dans ces quelques mots : on soupait ,
on chantait , on jetait l'esprit à pleines mains. Piron n'était pas
le plus mauvais convive ; c'était l'esprit en personne. Grimm a
dit de lui : « C'était une machine à saillies , à traits, à épi-
grammes. En l'examinant de près, on voyait que ces traits
s'enlre-choquaient dans sa tête, partaient comme une fusée, et se
poussaient pêle-mêle sur ses lèvres par douzaine. Dans le com-
bat à coups de langue, c'était l'athlète le plus fort qui eût jamais
REVUE DE PARIS. 81
existé. Il ;iv;iit la lopartic plus (eiTible toujours que l'aKaque.
Voilà pourquoi M. de Voltaire craignait comme le feu la ren-
contre de Piron. n Je passerai sous silence les épigrammes
contre Voltaire : Piron a été mieux inspiré j seulement je ne
veux pas oublier cette petite scène au château de M. le raar-
<iuis de Livry. Le marquis aimait Piron, la marquise aimait
Voltaire ; voilà pourquoi nos deux poëtes se rencontraient
quelquefois sur le même seuil. Un matin Piron trouve Voltaire
seul à la cheminée du salon, nonchalamment étendu dans un
grand fauteuil , les jambes de çà , de là , les pieds posés sur les
chenets. Piron s'incline cinq ou six fois pour annoncer qu'il
lui faut sa place au feu ; Voltaire répond par un léger salut.
Piron saisit bravement un fauteuil , le roule devant Tâtre , et
prend, le plus de place qu'il peut. Voltaire tire sa montre, Piron
sa tabatière ; l'un prend les pincettes, l'autre du tabac ; celui-là
se mouche , celui-ci éternue. Voltaire ennuyé , se met à bâiller
de toutes ses forces ; Piron, égayé, se met à rire ; Voltaire saisit
dans la basque de son habit une croûte de pain et la broie sous
les dents avec un bruit incroyable ; Piron, sans perdre de temps,
se remet à l'œuvre ; il trouve dans les basques de son habit un
ilacon de vin , il le boit lentement avec un glou glou magni-
li(iue. Cette fois M. de Voltaire s'offense : « Monsieur, dit-il à
Piron d'un ton sec et avec un air de grand seigneur, j'entends
raillerie tout comme un autre , mais votre plaisanterie, si c'en
est une, passe les bornes.— Monsieur, c'est si peu une plaisan-
terie que mon flacon est vide. — Monsieur, reprend Voltaire,
je sors d'une maladie qui m'a laissé un besoin continuel de
manger, et je mange. — Mangez, monsieur, mangez, réplique
Piron; c'est à merveille. Pour moi, je sors de Bourgogne, avec
un besoin continuel de boire , et je bois. « Je ne puis oublier
non plus ce mot que Voltaire a eu trop longtemps à cœur : ceci
est de l'histoire littéraire. Voltaire lisait Sémiramis chez la
marquise de Mamers. Piron était parmi les auditeurs ; il y avait
dans la tragédie passablement de vers de Corneille et de Racine j
chaque fois qu'il en passait un par la bouche de Voltaire, Piron
faisait une très -humble révérence avec le plus g»and sérieux.
A la fin Voltaire impatienté, et voyant un sourire moqueur sur
toutes les lèvres, demanda à Piron la raison de ses révérences.
Aussitôt notre poète bourguignon répondit , sans avoir l'air de
1 % 8
82 REVUE DE PARIS.
s'en préoccuper : « Allez toujours, monsieur, ne faites pas at-
tention ; c'est que j'ai coutume de saluer les gens de ma con-
naissance. I) Séniiratnis fut jouée quelque temps après, avec
fort peu de succès. Voltaire , rencontrant Piron au foyer, lui
demanda ce qu'il pensait de sa tragédie. «Je pense que vous
voudriez bien que je l'eusse faite. » Ce qu'il y avait de char-
mant dans toutes les reparties de Piron, c'est qu'il était mé-
chant et malin sans en avoir l'air. Sa figure était si douce et si
innocente qu'à Dijon on ne l'appelait que Bimbin. (Ce mot du
patois bourguignon se traduit à peu près par bénin.)
Piron allait donc un peu dans le monde; 11 dînait çà et là
dans un grand hôtel. Il savait bien que c'était son esprit qu'on
invitait; aussi disait-il : « On me prête sur gage. » Il allait par-
tout sans trop fléchir le genou. Un jour, je ne sais plus chez
quel marquis, un grand seigneur l'engage à passer devant lui
pour entrer dans la salle à manger. Le marquis, voyant ce cé-
rémonial , s'adresse au grand seigneur : « Eh ! monsieur le
comte, ne faites pas tant de façons ; c'est un poëte. » Piron re-
poussa l'offense en homme de cœur; il leva la tête avec fierté
et s'avança le premier en disant : « Puisque les qualités sont
connues, je prends mon rang. »
Piron, égaré tout à la fois par un succès et une chute, se mit
dans la tête que la tragédie était de son domaine. Il acheva
Callisthène ; mais Callistliène tomba tout d'un coup. Chaque
poëte a révélé au théâtre un caractère. Corneille la grandeur
et l'héroïsme. Racine la passion, Crébillon la terreur, Voltaire
l'humanité ou à peu près : Piron voulait avoir sa place au soleil
du génie ; il mit au théâtre le gigantesque et la bizarrerie,
avec cette pensée que » le genre admiratif est la partie la plus
seigneuriale du domaine de la tragédie. » Ainsi, dans Callis-
thène, Alexandre n'est qu'un tyran cruel, parce qu'un philo-
sophe ne veut pas l'adorer comme un dieu ; Lysimaque se bat
contre un lion; Léonide se dévoue à la mort afin qu'Alexandre
ait sur le cœur un forfait de plus. « Pour faire réussir celte
pièce, disait Voltaire avant les épigrarames de Piron , il eût
fallu que tous les spectateurs eussent été des Calons ou des
Socrates. » Ici Voltaire est trop galant. Callisthène, qui est une
profanation malheureuse de l'histoire, tomba devant la raison
des spectateurs. Suivant Piron, voici la vraie cause de la chute
KF.VIJK m: PARIS. 85
(le cette tragédie : le poignard dontCallislliène d»;vait se percer
le sein se trouva en si mauvais état, que le manche, la poignée,
la garde et la lame , tout se déjoignit et se sépara , de façon
que l'acteur reçut l'arme pièce à pièce des mains de Lysimaque.
11 s'éleva une risée générale au fatal instant où le comédien se
poignarda en tenant tous les morceaux à pleine main. » Il n'y
eut que le faux moribond et moi qui ne rîmes point, dit Piron;
ce fut là le vrai coup de poignaid qui tua mon pauvre Callis-
Ihène. » Mais voilà bien une raison de poëte.
Piron voulut se venger de ces deux chutes par une autre
tragédie; c'était un poêle opiniâtre qui ne voulait pas perdie
la partie pour jamais. Il tît Gustave Tf^asa qui eiit un succès
honorable, et qui restera , sinon au théâtre, du moins dans ses
œuvres. Gustave est toute l'histoire des révolutions de Suède ,
resserrée sur un même tableau ; jamais avant les mélodrames
modernes tant de situations tragiques n'avaient été réunies
dans un même foyer. « De tant d'événements, dit Piron dans
sa préface , il ne pouvait manquer de jaillir une gerbe de ces
irails lumineux appelés par les néologues coups de théâtre;
toujours les très-bien venus sur le moderne horizon de nos par-
terres. » En effet , à ne consulter que le dernier acte de Gus-
tave, on trouve de quoi faire cinquante tragédies à la vieille
façon. Dans ce pêle-mêle de toutes les passions et de tous les
événements , dans ce chaos que la lumière sillonne çà et là , il
y a certes des scènes pathétiques , des élans de grandeur, de
nobles idées , de beaux vers. L'inspiration du grand Corneille
est descendue quelquefois jusqu'à Piron.
Après Gustave Tf^asa c'a été Fernand Cortès; cette tra-
gédie héroïque fut mal accueillie : Piron a mal compris l'in-
térêt en le jetant bon gré mal gré sur les Espagnols. Pouniuoi
faire de Montézume un imbécile qui baise les mains qui l'en-
chaînent, un sol esclave de son peuple et de ses ennemis , s'ar-
raant pour les uns et pour les autres, un amoureux transi d'une
Elvire (Elvire ! le nom n'y fait rien) qui le méprise , et dont les
yeux
En superbes vainqueurs dédaignent leur conquête?
Pour Piron, le Mexique était tout simplement la trrre pro-
84 REVUE DE PARIS.
mise des Espagnols ; en attendant ces glorieux missionnaires ,
ce beau pays n'était qu'un pauvre coin du globe allant au ha-
sard, sans Dieu, sans lois, sans arts. Mais voilà un contre-sens
terrible ! Savez-vous pourquoi vient le messie, c'est-à-dire
Fernand Cortès ? Il vient pour les beaux yeux de M"» Elvire î
Au lieu d'un messie, ce n'est plus qu'un chevalier errant, un
paladin aventureux qui s'en va pour l'honneur de sa dame dé-
couvrir un monde , combattre en héros, le tout par courtoisie.
Je veux bien que l'amour jette ses fleurs dans une tragédie,
mais il ne faut pas que ces fleurs ensevelissent le héros.
Le café Procope était , vous le savez , au milieu du dernier
siècle, la meilleure gazette littéraire de Paris. Les gazetiers
s'appelaient Fréron, Dorât, Desfontaines, Gresset, Favart, Gré-
billon , Diderot, Piron. Celui-là était le rédacteur en chef;
c'était l'astre où venaient s'abattre tous les phalènes ; c'était à
qui aurait un coin de sa table, un trait de son esprit. Figurez-
vous un Hercule moderne, une tête fort chevelue, un œil voilé,
une figure bénigne , une bouche aux coins retroussés par la
malice , un habit assez riche (Piron se piquait un peu d'élé-
gance et voulait parfois trancher du petit maître), un jabot
o qui avait déjà dîné en ville, » et par-dessus tout cela je ne
sais quel air chagrin et délaissé : vous verrez Piron au café
Procope. u G'est surprenant , disait le docteur Procope, qu'un
esprit si gai loge dans un si triste gîte. » Un plus grand phy-
sionomiste que le docteur eût découvert le mal de Piron. Le
pauvre homme était confus et fatigué des arlequinades de son
esprit. Il n'était plus pour rien dans toutes ces joyeusetés un
peu grotesques qu'il lâchait pour le divertissement des badauds
parisiens et des badauds littéraires. Sa nature de poëte s'offen-
sait à toute heure de sa nature de boulïon. Voilà pourquoi il
faisait des tragédies; mais il avait beau faire, il avait beau
supplier la muse des larmes , le poète ne détrônait pas le bouf-
fon. Et puis Piron était pauvre, toujours pauvre, et, quoique
poëte, on finit par porter péniblement ce sombre manteau de
la pauvreté ; et puis Piron était seul, et rien n'est amer comme
la solitude de Paris , la solitude d'une mansarde, d'une che-
minée sans feu, d'une fenêtre sans soleil. Rien n'est amer comme
la vue de ce seuil désert où la misère seule a passé. Une main
h jamais lit'nic, qui s'est loujoî'.rs cachée , In înniii du marquis
REVUE DE PARIS. 85
de Lassay, versait tous les ans 500 livres en l'étude du notaire
de Piron ; mais c'était la plus belle partie des revenus du poète ;
les libraires et les comédiens ne lui en donnaient pas autant.
Ainsi Piron, rêvant la Métromanie , n'avait pas un petit écu à
dépenser dans sa journée; Gilbert n'a jamais été réduit à si
peu ; encore Gilbert n'était pas abandonné de l'amour, comme
Piron. Hélas ! en effet, pas une amoureuse dans celte détresse,
pas une main blanche qui vienne soutenir ce front penché,
jamais une robe ou un fichu sur ce pauvre lit, pas un cœur
dont les battements consolent ce pauvre cœur qui gémit en si-
lence, jamais un bouquet pour parfumer cette triste chambre,
pas un tendre regard qui réveille l'espérance assoupie, pas un
seul baiser pour toutes ces larmes cachées! Ne me parlez plus
de la douleur de Gilbert : cette douleur n'a pas duré plus qu'un
rêve d'orgueil et de colère. Mais la douleur de Piron! Dieu sait
comme elle fut lente et impitoyable , comme elle prit toutes les
formes pour le torturer ! Le soir, elle le suivait pas à pas jus-
qu'à sa chambre , ou bien il la trouvait accroupie dans l'àtre.
« Eh bien! mon hôte, lui disait-elle en lui tendant une main
glaciale, vous avez dépensé votre petit écu et votre épigramme?
Ah ! vieil enfant prodigue que vous êtes, que n'avez-vous gardé
cinq sous pour acheter un fagot, ou plutôt que n'avez-vous
ramené une belle fille compatissante qui eût chassé l'hiver de
votre galetas ! Vous passez pour avoir de l'esprit , mais vous
n'êtes qu'un sot , monsieur Piron. Voyez Voltaire et tous les
autres , comme ils vous ont dépassé ! Au théâtre , on sitîle vos
tragédies, on leur jette des couronnes ; dans le monde, ils sont
les grands seigneurs, vous n'en êtes que l'histrion ; ils ont des
maîtresses, où sont les vôtres? ils jettent l'argent par les fe-
nêtres , faites un peu sonner votre bourse ; ils sont de l'Aca-
démie, vous y seriez fort mal reçu. Tout ce que vous avez
gagné à Paris, ce sont vos cheveux blancs. Qu'avez-vous à ré-
pondre à cela, mon pauvre poète bourguignon ? » Piron, pour
toute réponse, se couchait en pleurant dans un mauvais lit. Le
lendemain, il demandait quelques rimes à sa muse , un conte ,
une épître , une scène de comédie ; mais le plus souvent la
muse se morfondait dans cette pauvre chambre de la rue Saint-
Thomas-du-Louvre , en face de quelques meubles pileux, en
voisinage d'une vieille et d'un perroquet. Quand Piron ouvrait
8.
8a REVUE DE PARIS.
la fenêtre par désennui, la rime déjà rebelle s'envolait aussilôt ;
il descendait pour la poursuivre ; mais ce n'était pas sans peine
([u'il la rattrapait, tantôt au coin d'une rue, tantôt au coin du
feu d'un ami.
Dans cette triste demeure, où M. de Buffon et M. de Voltaire
n'auraient pu respirer une heure , ni écrire une ligne, Piron fut
pourtant visité par quelques personnages célèl)res ; mais plai-
gnez, plaignez le pauvre Piron! le grand seigneur qui s'était
honoré en honorant le poète , gâtait son œuvre par une aumône
indigne d'un grand seigneur et d'un poëte : il déposait en partant
quelques louis sur la cheminée ! Un seul grand seigneur, mais
celui-là était un grand écrivain , Montesquieu, visita Piron sans
lui faire l'aumône.
Enfin, après cinq années d'un travail opiniâtre, la Métro-
manie, d'abord refusée par les comédiens, obtint les honneurs
de la scène et les applaudissements des spectateurs. Piron n'est
pas le seul auteur de cette comédie; la célèbre M'i^Quinault,
qur avait pris de l'ascendant sur son esprit, lui donna de sages
conseils après la première lecture; elle s'y prit si bien, que
Piron refit toute sa pièce. «Patience, patience, lui dit-elle à la
seconde lecture , ce sera un chef-d'œuvre; mais il faut encore
refaire vingt scènes, donner plus d'amour aux amoureux, plus
de vérité au capiloul ; plus de gaieté au premier acte; car, dans
une comédie , il ne faut pas attendre au dernier acte pour rire.
Eifacez-moi ces rimes baroques et ces sentences vulgaires , aban-
donnez cet esprit qui vieillit un peu , relisez les Femmes sa-
vantes, et tout cela finira bien, je vous le prédis, moi qui
serais bien fâchée d'être une femme savante. Patience donc , la
patience c'est le génie. » On écoule toujours la raison d'une
jolie bouche. La Métroinanie est l'œuvre de la patience , du
bon conseil et de l'esprit. Ce n'est pourtant pas l'œuvre du
génie. Je serais mal venu peut-être si je parlais avec bonne foi,
si je m'avisais d'en appeler contre tous les jugements dir
xviir' siècle , qui ont proclamé la Mélromanie le dernier
chef-d'œuvre de la comédie. Non la Métroinanie , quoi qu'en
disent Fréron et La Harpe, n'est point un chef-d'œuvre; c'est
une charmante comédie du meilleur style , où il y a de la gaieté
de bon aloi , des tableaux aimables, de jolies scènes, de la
satire ingénieuse, des vers dignes de Molière , des traits dignes
hKVLF. hK PARIS 87
lie Regiiard , mais pourlant il y a un vidu dans celte pif-ce :
ce vide , c'est riiumanité , qui n'est pas assez en jeu.
La Métromanie ne fut d'abord dans la pensée de Piron
qu'une épigramme sur Voltaire. Voici à quel propos : un mé-
chant poëte de Bretagne nommé Desforges Maillard donnait ses
vers dans le Mercure sous le nom de M"o Materais de la Vigne.
Voltaire, pris à ce piège , le premier entre les beaux esprits,
avait répondu aux coi[uetteries du Breton par des bouquets à
Chloris , des madrigaux parfumés , des épilres galantes. On sut
bientôt à qui le poète avait affaire. Piron fit donc une épi-
gramme, l'épigramme enfanta une comédie en un acte, entin
de cet acte sortit la Métromanie. 11 y a un livre curieux à faire
sur l'histoire des idées se débattant avec les poêles.
Le succès consola Piron dans son chagrin , mais le succès à
cinquante ans, c'est un peu tard; et encore avec le succès il y
eut des critiques amères ; et bienlôt , grâce aux critiques , aux
comédiens, aux auteurs jaloux, la Métromanie fut aban-
donnée à l'oubli. Trois mois après la représentation, Piron
écrivait : « Je vois bien qu'il n'y a rien à faire pour moi en ce
monde qu'après que je ne serai plus. Bergerac, du temps des
pointes, aurait dit ici : Il faut que je meure pour qu'on ne
m'enterre pas. Ou bien : Je suis un homme mort, si je vis tou-
jours. »
Il n'en était pas plus riche j mais si la fortune ne suivit point
la gloire , la gloire entraîna l'amour sur ses pas. L'amour à
cinquante ans! Il vaut mieux tard que jamais, dit la sagesse
des nations. Un soir , avant souper, Piron rêvait à je ne sais
quoi, dans la boutique de Gallel. Gallet le gai chansonnier, le
franc buveur, était avant tout épicier. Survient une demoiselle
qui demande du café et des allumettes. Gallet étant sorti , Piron
se mil à servir la demoiselle. — C'est tout ce qu'il vous faut?
— Gallet, rentrant alors , dit en riant : Il faudrait à mademoi-
selle un mari, par-dessus le marché. — A merveille , dit Piron j
si la commère veut faire flèche de tout bois , j'en suis. — La de-
moiselle rougit et s'en alla sans mot dire. Le lendemain Piron
se levait à peine quand la demoiselle entra dans sa chambre.
— Monsieur, lui dit-elle luule tremblante, nous sommes deux
enfants de la Bourgogne; il y a bien longtemps que je voulais
voir un homme de tant d'esprit j ayant appris hier que j'avais
8a REVUE DE PARIS.
eu aflFaire à vous dans la boutique de M. Gallet , je suis venue
aujourd'hui sans façon vous rendre une visite. Ah ! monsieur,
comme vous devez vous ennuyer ici? J'avais bien peur d'y ren-
contrer quelque belle dame de théâtre ; mais , Dieu soit loué,
vous êtes là comme un trappiste. Vous n'avez jamais songé à
faire une lin , monsieur Piron? — Piron , tout abasourdi par ce
babil, répondit ainsi: — Hélas! mademoiselle, je laisse ce
soin-là à la camarde; mais, s'il vous plaît, qu'entendez-vous
par là ? — Je veux dire que vous n'avez jamais songé à vous
marier ? — Pas trop , mademoiselle ; asseyez-vous donc , je vais
allumer le feu. — Vous ne savez pas, monsieur Piron? cela va
vous faire rire , c'est égal , j'irai droit mon chemin : si le cœur
vous en dit comme le mien... — Piron , de plus en plus surpris,
regardait la demoiselle en silence. — En un mot, monsieur
Piron , je viens vous offrir mon coeur et ma main sans oublier
deux mille livres de rente viagère. — Piron , contre sa cou-
tume, prit tout cela au sérieux; il fut touché de trouver enfin
une âme compatissante; la demoiselle avait les larmes aux
yeux , il l'embrassa avec effusion. — Je vous laisse , lui dit-il ,
tout le soin de la noce, Gallet fera notre épithalame. — Vous
me voyez, monsieur Piron, la plus heureuse fille du monde.
Je n'espérais jamais faire une si belle fin , car , je ne veux vous
rien cacher, j'ai cinquante-trois ans. — Eh bien ! dit Piron
en sourcillant un peu , nous avons cent ans passés à nous deux.
Nous aurions bien dû nous rencontrer plus tôt; mais que
voulez-vous? au lieu d'une histoire, notre mariage ne sera
qu'un conte.
Vous voyez que l'amour a joué à Piron toutes sortes de mau-
vais tours; il l'a délaissé dans les beaux jours de la vie, quand
il pouvait lui apparaître dans le doux et riant cortège des
Grâces , au bruit des castagnettes de la folle et sémillante Érato ,
dans un chemin jonché de roses printanières ; et , pour achever
son œuvre de moquerie , l'amour perfide vient visiter le poëte,
quand le poète n'attend plus que la mort , sous la forme ren-
frognée d'une vieille fille.
Le mariage se fit assez gaiement. Cette vieille fille était une
bonne filk; elle fut la sœur , l'amie et la servante dévouée de
Piron. Il s'accoutuma si bien à la voir faire le café le malin , à
l'entendre babiller gentiment au coin du feu le soir; il fut si
REVUE DE PARIS. 89
cliarraé de l'enthousiasme qu'elle avait pour ses œuvres , qu'il
s'avouait le plus heureux des maris. Il n'était plus seul , il n'é-
tait plus réduit à un petit écu par jour , il pouvait refuser un
dîner en ville quand le temps était mauvais , il pouvait acheter
çà et là une comédie de Molière et une tragédie de Corneille ; il
pouvait à son tour faire son aumône , non pas sur une chemi-
née , mais au coin d'une rue ; il pouvait enfin recevoir ses amis
au coin de son feu tout comme un grand seigneur. Il faut avoir
manqué d'un petit écu pour comprendre ce bonheur prosaïque
du poète.
Mais il n'est si petit bonheur qui n'ait son revers : la bonne
vieille de Piron tomba en paralysie après cinq ans de mariage ,
cinq ans encore elle languit dans cet état 5 elle mourut empor-
tant les regrets amers de Piron , et les deux raille livres de
rente viagère. Le croira-t-on? jamais mari ne pleura de plus
belles larmes sur la mort de sa femme. Le pauvre poète ne de-
meura pas seul , grâce à une nièce qui vint à lui par compas-
sion , ne sachant où aller. Cette nièce fut le dernier appui de
Piron. Il était presque aveugle; elle le conduisait partout
sans jamais se plaindre de ses fantaisies ; elle écrivait ses
vers, lui lisait ceux des autres ; en un mot , c'était sa seconde
vue.
Chaque année, Collé, Panard, Gallet et toute la joyeuse
bande , célébraient la fête de Piron. Deux ans avant sa mort ,
celte fête fut la plus belle de sa vie. Dès le point du jour, les
vers et les bouquets pleuvaient chez lui, les vieux amis et les
chansons réveillaient sa gaieté assoupie. On l'avait, malgré
lui, couronné de roses, de myrtes et de lauriers. « Je crois
toujours le voir et l'entendre , dit Dussault; c'était Anacréon ,
c'était encore Pindare. » Tout à coup un nouveau venu à la
fête arrive près de Piron ; adieu les vers et les bouquets , les
chansons el les couronnes ! Ce nouveau venu était un triste
proscrit , une âme en peine , un génie malheureux , un homme
ù jamais célèbre, c'était J.-J. Rousseau! Piron saisit la main
de Jean-Jacques , la met sur son cœur avec un cri de joie, et
d'une voix de stentor il entonne le Nunc dimittis servum
tuum , Domine. — Enfin c'est vous , mon cher Rousseau. Oh !
la bonne tête ! Oh ! le bon cœur ! Et des barbares ont brûlé son
Emile. Tant mieux , le parfum d'un pareil holocauste a dft ré-
90 REVUE DE PAKIS.
jouir les anges. Mais comment vous a-t-il pris fantaisie de venir
ciiez moi? car il s'en faut bien que vous alliez partout ! Serait-
ce pour y conlrasler la sagesse avec la folie ? A propos m'avez
vous pardonné certaines épigrammes? Que voulez-vous ? j'ai le
vin pointilleux... — Je fais plus , interrompit Rousseau, j'en
attends d'autres ; allez, joyeux nourrisson de Bacchus, enfant
gâté des Muses , soyez toujours le même, soyez toujours Piron;
vous êtes né malin , vous n'avez jamais été méchant. »
Piron reprit la i)arole , et durant une heure ce fut un feu
d'artifice éblouissant; jamais son esprit n'avait jeté de plus
belles pluies de bons mois, Jean-Jacques n'en revenait pas; ja-
mais il n'avait montré plus de surprise. — Vous y retournerez,
lui dit Dussault en descendant l'escalier. — Non , répondit-il ; ce
feu roulant me fatigue et m'éblouit , j'en suis tout haletant.
Quel homme! c'est la Pylhie sur son trépied. — Ah ! mes amis,
sécria Piron dès que Jean-Jacques fut sorti , pardonnez-moi
ces larmes, voilà que je pleure comme un enfant. »
Deux ans après la mort de sa femme, en 1755, l'Académie
voulut consacrer dignement la gloire de Piron. Il fut nommé
tout d'une voix , sans qu'il eût fait les visites d'usage. M. de
Bougainville , qui se présentait , n'avait pas oublié les visites.
— Je crois , lui dit Montesquieu , que vous faites les visites de
Piron. — Quels sont vos titres? lui demanda Duclos. — Va pa-
rallèle d'Alexandre et de Thamas Kouli-Khan. — Nous n'a-
vons pas lu cela. — Mais, monsieur, j'ai un autre titre : je
suis mourant. — Duclos sourit et repartit : Est-ce que vous
prenez l'Académie pour l'extrème-onction ? — Ce monsieur de
Bougainville se mit en guerre contre Piron avec l'ancien évêque
de Mirepoix , il prépara les armes, et l'ancien évêque alla rap-
peler au roi Louis XV , que Piron était coupable d'un chef-
d'œuvre de libertinage. — Je vous supplie donc , sire, de re-
fuser votre sanction à cet acte de l'Académie. — M™" de
Pompadour prit la défense de Piron ; mais les dévots y mirent
tant d'ardeur que le roi, qui avait ses raisons pour ne pas y re-
garder de trop près , n'eut pourtant pas la force de résister ; le
nom de Piron fut à jamais rayé de la fameuse liste.— Ce diable
d'évèque, dit Piron, m'a donné là un coup de crosse. — Dès ce
Jour , il fit son épitaphe , la plus célèbre de toutes les épitaphes.
l>ès que Montesquieu apprit le lefiis du roi , il s'en fut à la
REVUE DE PARIS. 91
cour et se fil l'avocat de Piron avec tant d'éloquence, que le
roi signa tout de suite le brevet d'une pension de 1,000 livres
pour le vieux poète. M™^ de Porapadour y joignit encore 500 li-
vres sur ses menus plaisirs. Le comte de Saint-Florentin et le
marquis de Livry imitèrent ce bon exemple, si bien que Piron
retrouva tout d'un coup les 2,000 livres de rente viagère en-
levées avec la défunte. De plus, il touchait toujours la pension
anonyme de M. de Lassay ; de plus ses œuvres et son Ihéà're lui
rapportaient 1,000 livres , bon ou mal an : il se trouva presque
riche; alors savez-vous ce qu'il fit? Il se fit dévot. Pour pre-
mier sacrifice . je ne dirai pas à Dieu , mais à son confesseur ,
il brûla une Bible dont il avait enjolivé les marges de com-
plaintes et d'épigrammes de sa façon ; ensuite il se mit à tra-
duire des psaumes , à rimer des odes sur le jugement dernier.
Il disait à ce propos : « Encore vaut-il mieux prêcher sur l'é-
chelle que jamais. « Cette vieillesse édifiante lui ouvrit les
portes du monde religieux; il fut reçu jusque chez l'archevêque
de Paris , mais l'archevêque n'en était pas pour cela à l'abri des
épigrammes du poëte. Un jour , en présence de beaucoup de
monde , l'archevêque lui dit avec un certain laisser aller un peu
vain : Eh bien , Piron, avez-vous lu mon mandement? — Non ,
monseigneur , et vous ? »
N'est pas austère qui veut. Piron fut malgré lui plaisant jus-
qu'à la mort. Il vécut jusqu'à quatre-vingt-trois ans et demi ,
comme Voltaire. Son père avait chanté sa naissance, il se trouva
des poètes pour chanter sa mort. Imbert fit sur ce sujet une
élégie larmoyante qui eût bien égayé le défunt. Sa nièce fut
toujours pour lui pleine d'amour et de sollicitude. Devenu tout
à fait aveugle , il voyait toujours clair par les yeux de sa nièce ;
cependant , s'étant mariée au musicien Capron, elle lui cacha
ce mariage par respect pour sa faiblesse : il pouvait craindre
qu'une fois mariée , elle ne vînt à le négliger , ou même à l'a-
bandonner.Pendant trois ans , elle reçut tousies jours son mari
à la table du vieillard , s'imaginant ipie Piron ne s'apercevait
de rien; mais Piron savait tout, et il disait à ses amis : « Ka-
nette a le paquet. Je rirai bien après ma mort. « Ce paquet était
son testament, qui commençait par cette ligne : Je nomme
pour mon héritière madame Capron ^ ma nièce. Ce trait vaut
mieux que tous les bons mots de Piron.
92 REVUE DE PARIS.
Piron est une des figures originales du xviii" siècle; il ne
s'est pas grimé pour ressembler à celui-ci ou à celui-là ; il est
né Alexis Piron , il est mort Alexis Piron. Il prenait en grande
jiilié les limeurs de mauvais aloi , comme Lemière ou La
Harpe, qui dérobaient quelquefois le succès, grâce à un cer-
tain air de famille avec Voltaire ou Racine, qu'ils se donnaient
en imitant un vers par-ci, une scène par-là. Aussi : disait-il
«J'ai le droit d'être plus fier d'une chute, que ces messieurs d'un
succès. » Une étude approfondie du poëte bourguignon révèle
des tentatives hardies dans le domaine de l'art. En premier lieu,
Piron a voulu , par un combat un peu hasardé des diverses pas-
sions humaines , amener presque en même temps le rire sur
les lèvres et les larmes dans les yeux. Mais les esprits alors mal
préparés n'ont pas voulu donner raison au novateur ; on l'a
trouvé fort mal avisé de vouloir renverser les bornes plantées
cnfreMolière et Corneille. Depuis, la tentation a été renouvelée
avec plus de bonheur, mais il est bon de rappeler l'essai de
Piron. En second lieu , dans Jrlequin Deucalion , le poëte a
mis en scène fous les charmes de la fantaisie. Il a osé être
1)0616 tout à son aise sans peur et sans entraves. Rameau , l'au-
teur de la musique à!' Arlequin Deucalion , prenait , suivant
son mot, un magnifique ]^\a\?,\v aux représentations de ce petit
chef-d'œuvre. Il y a en effet de la magnificence dans cette
création. Si on pouvait en effacer quelques traits vulgaires, ce
serait une des plus charmantes fantaisies de la littérature fran-
çaise. Ensuite Piron a un peu renouvelé la rime ; il s'est permis,
au grand scandale de l'abbé Desfontaines , de mettre en regard
pirates et soupirâtes , mai et charmé. Dans ses chansons , il
rime douze fois en oc et douze fois en vent sans désemparer.
En outre , Piron n'a pas toujours respecté la césure :
Et de quoi s'agit-il encor?... Voyons un peu ,
Je t'épierai si bien aujourd'hui... Prends-y garde.
Ah ! c'est vous? Comment va la mémoire?... Ma foi.
Viennent ensuite les enjambements :
J'arrive
A l'instant du palais. .........
Je suis
Content
REVUE DE PARIS. 93
Il faii( siirlont savoir {^ré .^Piron d'avoir ( en (ô, dans un tenii)s
où le jargon précieux dominait, de remeître en honneur le
vieux conte gaulois légué par Mr.rot. Par malheur, Piron a été
plus vulgaire que naïf. Cependant on ne peut lui refuser un
certain tour piquant plein de franchise et de laisser aller, une
vraie philosophie , des traits dignes du devancier. Dans la Que-
nouille merveilleuse , il parle ainsi de l'amour:
Marmot n'aimant que le désordre,
La nuit s'amusant à détordre
Le fil qu'on a tordu le jour ,
Aux fileuses du noir séjour
En donne sans cesse à retordre.
Dans un autre conte , le plus joli peut-être, il peint d'une
façon plaisante les diverses natures qui se combattent en nous.
Vous avez vu Dorât à l'œuvre sur ce sujet, voyez maintenant
Piron :
CONTB ALLÉGORIQUE.
Deux moi , sans cesse , en moi se font sentir ,
Entre lesquels, se voulant divertir
A mes dépens, quelque malin génie
A fait si bien germer la zizanie ,
Que chiens et chats vivent moins désunis.
Ce sont griefs et débats infinis.
L'un tire au ciel ; l'autre lient à la terre :
Voilà de quoi longtemps nourrir la guerre.
Mais tout le mal encor ne vient pas d'eux.
Voici bien pis : perplexe entre les deux ,
Un moi troisième, établi pour entendre.
Et pour juger, ne sait quel parti prendre;
Et ballotté par les mais et les si ,
Lui-même, en deux, se subdivise aussi.
Conclusion: Si la Sagesse habile
N'y met la main , bientôt je serai mille.
C'est trop souffrir un abus importun.
Messieurs les moi , je prétends n'être qu'un :
Que là-dessus , s'il vous plaît , on s'arrange,
Et qu'il en reste un bon moi sans mélange.
1 9
94 REVUE DE PARIS.
En voilà assez pour caracfériser la manière do Piioii. Il y a
quelque analogie avec celle de Gresset. Un peu plus de travail
apparent ou mal déguisé chez le premier, un peu plus de sans
façon , non dans les idées , mais dans les vers , chez le second ;
d'ailleurs le même coup d'œii , le même ciel couvert , le même
horizon restreint. On pourrait pousser assez loin le parallèle
entre ces deux poëtes qui ont vécu et brillé dans îe même temps
à peu près de la même façon : irréligieux dans leur jeunesse ,
dévots sur la fin de leurs jours, auteurs des deux meilleures
comédies de leur siècle. On trouverait dans les détails de la vie
et des œuvres une analogie presque aussi frappante, mais je
laisse à d'autres cette étude. Je veux aussi en passant mettre
en regard de Piron la figure originale de Scarron : au premier
aspect, ces deux têtes sont enluminées de je ne sais quel
rayon de gaieté; mais peu à peu cette gaieté mensongère s'éva
nouit ; le rayon s'efface , il ne reste plus que le reflet du cœur ,
et comme le cœur souffre , vous êtes en face de cette morne
tristesse qui se cache et qui dévore ses larmes sous un rire con-
vulsif.
Piron, qui écrivait en prose d'une façon trop originale, a
rendu ce jugement assez bizarre et assez vrai sur sa poésie :
<r Ce n'auront été que des rimes cousues presqu'en pleine table
à de la prose qui s'égayait à la ronde sur la fin d'un repas. «
Comme Voltaire et comme Dorât, Piron a voulu être universel
en poésie : tragédies , comédies , poèmes , odes , épîtres , contes,
églogues , idylles , pastorales , il a tout tenté dans son domaine.
Si la moisson n'a pas été abondante , il a du moins recueilli
quelques épis d'or qui le feront vivre longtemps.
Dans la poésie de Piron il manque le rayon de soleil et l'es-
pace ; il fallait à Piron les blanches ailes de l'amour pour le
transporter quelquefois aux divines régions, mais, sans amour,
Piron est demeuré le pied cloué sur la terre , cultivant son es-
prit entre quatre murs. Sa jeunesse, d'ailleurs, avait été fatale
à la poésie , et telle jeunesse tel poète. La poésie est le miroir
de la jeunesse du poëie , car la poésie est une belle fille qui se
souvient. Faites qu'elle se souvienne quelquefois du ciel, son
ancienne patrie. Si le poëte passe sa jeunesse à l'ombre, la
poésie battra des ailes dans l'ombre ; s'il dépense son printemps
au fond de la taverne , dans le cortège des plaisirs grossiers ,
REVUE DE PÂIUS. 05
il ne poursuivra que la muse de la folle gaieté , il fera rire,
mais la source des larmes est une source divine. S'il passe ses
beaux jours dans l'amour , cet amour noble et tendre de Pé-
trarque , cet amour noble et passionné de Jean-Jacques , un
rayon du ciel illuminera ses œuvres , un feu divin animera tous
ses vers. Après l'amour, ce qu'il faut à la jeunesse du poêle ,
c'est la solitude, la solitude agreste qui initie riux œuvres de
Dieu , le rocher désert où viennent se briser les bruyantes va-
nités de la terre , la forêt profonde où l'on écoute chanter son
âme dans le magnifique concert des feuilles et des oiseaux , le
versant de la colline où le soleil , à son coucher, jette un der-
nier rayon. Celle solitude , Piron ne l'a pas cherchée un seul
instant; cet amour, Piron ne l'a pas trouvé une seule fois.
Aussi , dans sa poésie, la nature ne monlre pas un pan de sa
robe , et le cœur n'est jamais en scène. Avec l'amour et la so-
litude, ce qu'il faut au poète, c'est la foi, c'est l'espérance,
c'est Dieu ; mais Dieu lui-même n'inspirait que des saillies à la
jeunesse profane de Piron. Quand il est revenu à Dieu au déclin
de ses jours , il était trop tard , non pour son âme , mais pour
sa poésie. En vain il a traduit des psaumes avec recueillement
et dans des stances sévères : le souffle divin n'a pu se traduire.
Dieu aime et bénit les poëtes qui l'appellent dans leurs beaux
jours , dans l'épanouissement de la jeunesse, dans la floraison
de l'âme; Dieu est rebelle à ceux qui l'oublient dans les vaines
joies de la terre , qui ne se souviennent de son nom qu'au seuil
de la tombe , qui n'inclinent leur front devant sa grandeur que
sous les neiges de la mort.
ARSÈrrE HonssATE.
LA
RUSSIE D'AUJOURD'HUI.
MOSCOU ET SAINT-PETERSBOURG.
Ce n'est pas sans raison que je choisis ce litre. La Russie
d'aujourd'liui ne ressemble plus à celle d'autrefois, et même
diffère beaucoup de la Russie du temps d'Alexandre. C'est sur-
tout dans un tel empire que se vérifie ce mot de Montesquieu,
que le monarque donne ses mœurs à la cour, la cour ses usages
à la ville, la ville aux provinces. Que le czar soit cruel, tous
les nobles le sont, et le peuple gérait; qu'il soit voluptueux et
léger, le relâchement des mœurs devient effroyable; qu'il aime
et veuille le progrès et la civilisation, et c'est à pas de géant
que la nation russe marchera à la conquête de toutes les amé-
liorations dans les sciences, le commerce, la guerre, la marine
et les beaux-arts.
On se demande quelquefois d'où vient ce nom de czar donné
au chef suprême de l'empire russe. Pour en expliquer l'élymo-
logie, il suffit de savoir que les Bibles russe et esclavonne em-
ploient le mot sar pour signifier roi, et que les chroniques rus-
ses ont toujours donné le nom de zar aux empereurs grecs. En
langue Misse, un empereur romniii est ai'peîé /iesar. Il est donc
REVUE DE PARIS, 97
évident que c'est du mot César que le nom de czar tire son
origine.
Quoique la famille de Rouric ait occupé le trône depuis le
ixe jusqu'au XVI" siècle, le droit de succession ne fut consa-
cré en Russie que grâce à une charte donnée à cet empire par
Mikaïl-Fédérovitch-Romanof, en 1613. Déjà, en 1547, Ivan Vas-
silievitch s'était fait appeler czar, mais le titre d'empereur ne
fut pris, pour la première fois, que par Pierre le Grand, en 1721 .
A cette époque, la cour de France, ne sachant si elle devait
reconnaître un empereur de Russie, se borna à lui donner lo
titre d'e7npereur riisse, croyant ainsi ne rien préjuger, et se
tirant d'affaire par une subtilité.
L'histoire de la Russie se lit sur les minarets de ses églises.
Le croissant qui les surmonte, et qui rappelle la domination
des Tartares, n'en~a jamais été arraché; mais au-dessus de lui
s'élève la croix du chrétien annonçant au monde que le culle
du Christ a été rétabli dans tous ces temples. La lutte des Rus-
ses avec les peuples tartares, et leur triomphe sur les popula-
tions asiatiques, c'est leur histoire pendant des siècles )> leurs
luttes avec nous, et leurs campagnes d'Europe, c'est leur his-
toire d'un jour.
Un empire despotique ressemble à un monument pyramidal,
dont un seul point forme le sommet, et qui va s'élargissant pro-
gressivement jusqu'à la base. L'action politique, administrative
et morale, se concentre d'abord, en Russie, dans le pouvoir et
le caractère personnel de l'empereur; puis viennent le gouverne-
ment, les corps constitués, les institutions politiques; — celles-ci
sont l'ouvrage de Pierre le Grand ; — puis eniin, l'administra-
tion du pays, par provinces et par communes, établie par Ca-
therine. 11 n'est i)as inditiérent d'observer de près ces lois et ces
mœurs, qui ont fait un seul peuple de l'agglomération de cent
peuples divers.
Ce qui frappe d'abord l'observateur, c'est l'immensité de cet
empire, étendu sur une surface de plus de six cents lieues en
Europe, et de quinze cents en Asie ; qui, des bords de la Vistule
jusqu'au Kamtschalka, dans un espace de deux mille lieues pos-
sède toutes les contrées qui séparent le pôle arctique de la mer
Caspienne et du Pont-Euxin, et embrasse par conséquent le
quart de la circonférence du globe.
9.
«8 REVUE DE PARIS.
Une telle position offre nécessairement d'immenses ressonrces
au commerce, et fait pressentir, plus que la guerre et la politi-
(lue, quelle puissance pourra un jour exercer la Russie sur le
monde. Par le Woiga et la mer Caspienne, elle s'ouvre la roule
de la Perse et de l'Inde ; par le Dnieper, elle entre dans la mer
Noire qu'elle domine d'ailleurs militairement par ses établisse-
ments marilimes de Sébastopol ; la Dwina, le Niémen lui pro-
curent pai' la Baltique une communication avec les pays du
nord de TEuiope, et des bateaux à vapeur joignent déjà par
des relations régulières Lubeck, Stockholm, le Havre et Londres
avec Pétersbourg, par l'embouchure de la Neva.
A tous ces avantages, il faut opposer les inconvénients d'un
climat rigoureux, des rapports rendus diificiles par des dis-
tances incalculables, l'ignorance d'une civilisation arriérée, et
les vices inséparables d'une administration dont la surveillance
trop lointaine repousse les améliorations et les perfectionne-
ments. Ici, ce sont les habitants de la Sibérie, demi-chinois,
demi-lartares, dont l'esprit s'ouvre à peine aux premières no-
lions d'une société régulièrement organisée j là, ce sont des
hordes vagabondes, aux mœurs sauvages et guerrières, for-
mant leurs hameaux avec des lentes de feutre, établissant leurs
foyers partout où les appellent leurs intérêts passagers; dans
les contrées européennes, on voit des villes en progrès, des fleu-
ves sillonnés par des bateaux innombrables, des manufactures
qui partout naissent et se multiplient; mais, en s'éloignant de
ces centres d'une activité toute jeune encore, on retrouve la
vieille Russie avec ses steppes incultes, ses forêts désertes, ses
serfs attachés à la glèbe, et sa noblesse riche et puissante dont
tous les soins consistent à séparer le progrès de l'industrie qui
lui apporte la richesse, du progrès des idées qui apporterait au
peuple la liberté.
Les nobles, le clergé, les bourgeois, les paysans libres et les
paysans serls composent toute la population russe. Disons ua
mot de chacune de ces classes.
Les nobles, autrefois appelés èojarJS; sont en général les pro-
priétaires du sol, mais leur qualité de seigneur est inhérente à
leur personne et non à la possession de leurs fiefs. Tout Russe
qui n'est pas noble de naissance peut le devenir par ses servi-
ces. Dans la carrière de l'adrainislralion, le tils du bourgeois
REVUE DE PARIS, 00
peut être nommé successivement commis, assesseur, conseil-
ler decour, conseiller de collège, conseiller d'Etat, conseiller
d'État actuel, conseiller privé et ministre; passé le grade
d'assesseur, la noblesse lui est acquise; avec le titre de con^
seiller d'État actuel, la qualité d'Excellence commence à se
joindre au nom du titulaire, et celui qui le porte est appelé j/é-
néral, chacun des grades administratifs étant, dans la hiérar-
chie, assimilé à un grade n)ililaire.
Dans l'armée, l'avancement est également possible, et ouvert
ù toutes les ambitions. Le paysan, parti simple soldat, peut,
comme en France, arriver à tous les grades, et devient noble le
jour où il a conquis l'épauletle. Un paysan serf du comte Ghé-
rémétef, qui dans sa jeunesse fut désigné pour la milice, et qui
a fourni la carrière la plus laborieuse et la plus honorable, se
trouve aujourd'hui élre arrivé, par son seul mérite, au grade de
général d'infanterie, titre qui n'existe pas en France, mais
qui place celui qui le porte au-dessus des lieutenants généraux
quoiqu'il soit moins qu'un maréchal. Ce soldat, noblement par-
venu , est aujourd'hui membre du conseil de l'empire. Son
témoignage est du plus grand poids dans tout ce qui tient ù
l'adminislralion de l'armée, et les meilleurs ouvrages élémen-
taires, destinés au simple soldat émanent de ce brave, qui vou-
drait être utile au peuple, des rangs duquel il est sorti.
Chose bizarre! en Angleterre, pays de la liberté, aucun sol-
dat, aucun sous-officier ne peut, (jneis que soient son mérite el
sa valeur, aspirer au rang d'officier ; et voici une nation demi-
sauvage encore, gouvernée par un autocrate, soumise à une
classe arislocralique, où l'égalité de droits existe, en matière de
service et d'avancement, aussi complète que chez les peuples
les plus libéraux el les plus policés.
Cependant celte faculté laissée au soldat et au bourgeois de
pouvoir devenir nobles un jour, n'empêche pas qu'en altendanl,
la différence établie par les lois entre le noble et celui qui ne
l'est pas ne soit prodigieuse, et ne dévoile l'arrière-pensée de
cette civilisation quasi-improvisée. Ainsi, par exemple, en ma-
tière criminelle, le noble et l'officier ne peuvent être soumis à
aucune peine corporelle. La bastonnade pour le paysan el le
soldat, le knoul pour les grands criminels, ne sauraient atlein-
dre le seigneur russe. Alors même <iu'il conspire, celui-ci ne
100 REVUE DE PARIS.
peut encourir que l'exil, la prison ou la mort. On peut tuer le
boyard, mais on ne le frappe pas.
Et à ce sujet, il est bon de faire observer que par une erreur
commune on confond sans cesse en France le knout russe, qui
est le plus grand supplice infligé aux criminels par les tribu-
naux réguliers, avec la simple bastonnade ordonnée dans les
régiments et admise par le code correctionnel des campagnes.
Le knout ne peut être appliqué que par un arrêt, et il a rem-
l)lacé la peine de mort abolie aujouid'hui, sinon de droit, au
moins de fait, en Russie. Le condamné est dépouillé de ses vête-
ments, lié par les mains et par les jiieds à une poutre, et subit
ordinairement de cinq à vingt coups d'une lanière de cuir,
changée à chaque coup et rendue tranchante en raison de la
force avec laquelle elle est lancée par la main vigoureuse du
l)Ourreau. La peine delà marque accompagne ordinairement le
supplice du knout. C'est au front qu'est appliquée cette marque
en menus fers rouges, dont la forme représente à peu près celle
d'une brosse de clous ardents qu'on imprimerait sur la peau.
Beaucoup de paysans affectent d'écarter leurs cheveux, de peur
d'être confondus avec ceux dont le front ne peut être mis à dé-
couvert sans produire le signe fatal. Lorsque, au contraire, un
mougik, à l'air patelin et respectueux, a soin de laisser tomber
régulièrement sa chevelure jusqu'aux yeux, vous savez ce qu'il
a intérêt à cacher, et vous mesurez sur cette précaution de toi-
lette votre confiance dans sa probité.
Le noble n'est donc soumis à aucune autre peine corporelle
que la peine de mort, dont l'application d'ailleurs est excessi-
vement rare, car l'exil en Sibérie suffit ordinairement à tout.
Propriétaires de presque tout le sol, en possession de presque
tous les emplois civils et militaires, les nobles russes sont une
immense puissance dans l'Élat, puisqu'ils représentent à la fois
la propriété, l'administration et l'aimée. Le progrès de l'agri-
culture, du commerce et de l'industrie ne pouvaient donc se
réaliser sans que ces hommes qui possèdent les terres et l'argent
s'en constituassent les principaux agents. Leur éducation les
mettait au courant des perfectionnements qui se sont introduits
partout en Europe ; leurs lumières et leur esprit naturel leur
faisaient comprendre jusqu'à quel point leur intérêt exigeait
l'adoption de ces améliorations progressives j aussi a-t-on vu de
REVUE DE PARIS. 101
toutes parts, dans l'inlérieur des domaines russes, s'élever des
manufactures de sucre de betterave, des dislilleries,des fabriques
de toutes sortes de produits, fondées avec un grand luxe, et don-
nant de bonne heure d'admirables résultats.
Si vous parlez de commerce, d'industrie, de statistique et
même de sciences et de littérature à cette classe éclairée, vous
serez étonné d'entendre raisonner à Pétersbourg avec la même
intelligence, la même connaissance des faits et des principes,
que si vous étiez au, centre de Paris. Pour l'esprit, le Russe est
presque Français au premier coup d'œil; cependant, cette pre-
mière impression une fois passée, vous croyez apercevoir à tra-
vers cet abandon, si français en apparence, une certaine dissi-
mulation qu'on est loin d'avoir dans notre pays ; et lorsque, sur
un des sujets qui intéressent le plus l'orgueil ou le sentiment
national, le caractère russe se montrera avec franchise, vous
pourrez, à travers ces formes polies, copiées de notre civilisa-
lion, juger de la rudesse, de l'àprelé cruelle qui existent encore
au fond de ces esprits fraîchement sortis de la barbarie.
Un des points sur lesquels aucun Russe ne se donne la peine
de dissimuler est la haine toute nationale que leur patrie porto
aux Polonais qui les opprimèrent autrefois, et qu'ils voudraient
écraser du poids de leur vengeance. Celte haine héréditaire se
transmet à toutes les générations, et l'on sent, dès les premiers
mots, que les siècles même ne seront jamais en pouvoir de l'é-
teindre. C'est un côté de l'esprit russe qu'il est bon d'observer,
parce qu'il est peu d'endroits par où le caractère de ce peuple se
laisse voir autant à découvert. Leur premier poêle, Pouschkine,
a répondu aux défenseurs de la Pologne en France par une
pièce de vers menaçante, que tous les Russes savent par cœur, et
qu'ils récitent avec délices. C'est par le dédain et la colère que
l'on accueille à Pétersbourg notre assurance péribdique et
vaine , « que la nationalité polonaise ne périra pas. »
Les Russes les plus dévoués à l'empereur Alexandre n'ont ja-
mais pardonné à ce monarque son discours d'ouverture des
chambres à Varsovie, par lecpiel, faisant une comparaison as-
surément bien maladroite et impolitique entre les deux peuples,
il semblait reconnaître aux Polonais une supériorité de lumières
qui légitimait chez eux des institutions constiluti(mnelles dont
la Russie devait être encore ioiiglemps" privée. Cliacpie Russe,
102 HEVIJE DE PARIS.
froissé dans son amour-propre, alleiidait eu secret le moment
de manifester sa haine pour un peuple rival, en apparence
préféré; aussi lorsqu'après d'inuliles négociations la révolu-
lion de Pologne eut brisé les liens qui attachaient Varsovie
à Pélersbourg, et eut amené le cas de guerre, par la déchéance
desRomanof, le czar, qui annonça aux officiers de son armée
que le moment était venu de frapper la Pologne, les vit tirer
leur sabre, se précipiter tous à genoux, puis se relever avec de
furieux hurlements, et il comprit que c'était moins une armée
de braves qu'il avait invités au combat qu'un peuple de barbares
qu'il appelait à la vengeance.
Ce n'est qu'en Russie que la classe noble vous apparaîtra ainsi
avec ses passions et ses préjugés nationaux. Le Russe qui franchit
les frontières de l'empire, a un tact admirable pour saisir et
adopter la nuance des civilisations diverses qu'il étudie. Grave
à Londres, ami des arts en Italie, spirituel et causeur dans les
salons de Paris, il se fait des amis, non-seulement par la flexi-
bilité de son caractère, mais aussi par deux qualités brillantes,
qu'on ne saurait lui contester : il est brave et généreux.
S'il est au monde un pays où le clergé soit inoffensif et sou-
mis, en matière politique, c'est assurément celui-ci. Outre le peu
d'instruction des popes, ce qni rend leur obéissance facile, c'est
de voir leur chef spirituel dans leur maître temporel. Mêlés avec
le peuple dont ils dirigent l'esprit crédule et superstitieux, ils
sont par instinct, par intérêt, et par conviction sans doute,
dévoués à l'empereur. Celui-ci est fier de l'empire absolu qu'il
exerce sur son clergéj mais, en vérité, le triomphe est nul, là
oii jamais n'a été essayée aucune résistance.
Le prêtre russe se marie, mais une seule fois; devenu veuf,
il lui est défendu de c(»nvoler à de secondes noces. L'étranger,
et même la masse de la population, distinguent le corps ecclé-
siastique, d'après la couleur de la robe, en clergé bleu et clergé
noir. Le nombre des couvents est borné, mais ils se font remar-
quer par de beaux établissements, entretenus au moyen de fon-
dations pieuses.
Aucun propriétaire de château n'oserait fronder les mœurs
traditionnelles, au point de bannir de son salon l'image du saint
qui doit le protéger. Dans le palais comme dans la chaumière,
le patron du lieu frapjje la vue du voy.igcur ; et quelque !)on
KEVUE DE PARIS. 103
et hospitali^;r que soit le paysnn, il murriMire si vous resloz cou-
vert dans sa cabaue, non qu'il allenile de vous de la politesse,
mais parce qu'il exige votre respect pour l'image du saint qu'il
a choisi, et qu'il invoque tous les jours.
Parmi ces patrons du peuple, saint Nicolas occupe le premier
rang, et au nombre des merveilles qu'on lui attribue, il est un
fait fort bien constaté, et qui semble, en effet, tenir du mira-
cle. Le Kremlin de Moscou est entouré d'un mur percé de plu-
sieurs portes; au-dessus de chacune d'elles, s'élève une tour
gothique d'élégante architecture. Contre le mur de celte tour, et
immédiatement au-dessus de chaque porte, est pratiquée une
niche, fermée par une glace, derrière laquelle on aperçoit l'i-
mage d'un saint. Du côté de la grande place, et au-dessus de
l'entrée la plus fréquentée du Kremlin, cette niche offre l'effigie
de saint Nicolas, objet perpétuel d'une vénération profonde. A
l'époque de l'incendie de Moscou, lorsque, forcés d'abandonner
la place, les Français tirent sauter par une mine la partie de
l'édifice située de ce côté, les deux portions du mur d'enceinte
contiguës à la porte de Saint-Nicolas furent détruites par l'ex-
plosion, et le peuple, accouru vers le saint, le trouva au milieu
des débris, seul intact, et conservé dans sa niche dont la glace
même n'était pas rompue. Le fait était si bizarre, qu'il devait
naturellement frapper des imaginations superstitieuses. Depuis
que tout a été rebâti et remis en ordre, on exige, en souvenir
du miracle, qu'au moins par un salut chaque passant proteslo
de son respect pour saint Nicolas. Le voyageur qui oublie de
saluer voit le factionnaire , fidèle ù la tradition populaire, lui
enlever son chapeau. Le sacrifice d'une menue monnaie suffit
alors pour réi)arer l'offense, satisfaire la sentinelle, le peuple et
le saint, tous faciles à apaiser.
Quiconque a vu à Rome et l'i Napics les démonstrations exté-
rieures de la piété catholique n'a encore qu'une idée im|)arfaite
du nombre infini de gestes, de signes de croix multipliés et de
prosternations profondes du peuple de Moscou. Cet enthousiasme
religieux n'a pas manqué, comme on le pense bien, de produire
plusieurs sectes. La plus nombreuse aujourd'hui et la plus fa-
natique, dont les ramifications s'étendent d'une manière inquié-
tante dans le peuple et dans l'armée, admet une condition qui
dans tout autre pays en rendrait la diffusion impossible. Chaque
104 REVUE DE l'ARIS.
inilié, et ce suuï i)Oiir ia plupart dos jeunes jjpiis bien faits et ro-
bustes, se dénaUire i)ai' une nuililalion atroce <}iii ne lui laisse
pas même l'apparence de son sexe. Quelques-uns succombent à
la maladie produite par cet étrange sacrifice; d'autres guéris-
sent, et c'est le plus grand nombre. On les voit alors continuer
leurs travaux comme ouvriers , leur service comme soldats, et
il est juste d'avouer que leur conduite est presque toujours irré-
prochable. Le gouvernement russe, voyant le prosélytisme faire
de dangereux progrès dans l'armée, avait d'abord fermé les
yeux sur cette secte, d'une part ne voulant pas la multiplier par
la persécution, et d'autre part trouvant une garantie dans les
douleurs mêmes dont les sanglanlesjnitialions étaientaccompa-
gnées. Le fanatisme a tout surmonté, et pour arrêter les pro-
grès du mal il a fallu enfin sévir. J'ai vu, j'ai interrogé moi-
même en prison ces martyrs d'une nouvelle espèce. Un officier
russe avait la bonté de me servir d'interprète. Rien n'était plus
simple, plus calme et plus ferme que leurs réponses. Ce qu'ils
veulent tous, c'est le ciel, et le sacrifice qu'ils s'imposent, c'est
Dieu qui le leur a inspiré.
Les églises en Russie sont nombreuses et richement décorées,
mais leur enceinte n'est jamais très-vaste car il importe qu'elles
soient facilement chauffées. A Pétersbourg, l'église de Casan
était jusqu'à présent la plus belle, mais celle d'Isaac qu'on ter-
mine en ce moment égale en grandeur et en richesse les plus
belles basiliques de l'Europe. Dans l'enceinte du Kremlin , à
Moscou, trois églises d'un caractère quasi-asiatique s'élèvent
l'une près de l'autre et se lient par leur style et leurs souvenirs
à l'histoire du pays. Dans l'une, les czars étaient baptisés à
leur naissance, dans l'autre ils célébraient leur mariage; la
troisième contenait leur tombe, et l'on y compte encore les mau-
solées des empereurs jusqu'à l'époque de Pierre le Grand ,
dont les cendres reposent dans la nouvelle capitale qu'il a
fondée.
L'âpre rigueur du climat, et la supériorité si marquée de la
classe noble sur le clergé, ont introduit l'usage d'appeler le prêtre
dans le château pour des cérémonies que les catholiques d'Occi-
dent n'accomplissent que dans l'église. Plus est élevé le rang du
seigneur qui mande le prêtre, plus on a soin d'envoyer de
l'église un membre du clergé également élevé en dignité. Le
REVUE DE PARIS. 105
simple genlilhomme reçoit la visite d'un diacre; l'êvèque se rond
cliez le prince ou le sénateur.
Qu'on me permette à ce sujet le récit d'une anecdocte que j'ai
entendu raconter à Moscou; elle prouvera que la civilisation y
est, en matière d'escroquerie, aussi avancée que dans toutes
les autres. Il s'agit d'un genre de vol que la Gazette des Tri-
bunaux pourrait appeler le vol au baptême, et qui a bien son
côté comique.
Lorsqu'un petit prince vient à naître dans une illustre fa-
mille, on fait avertir l'évêque, qui, au jour fixé pour le baptême,
ne manque pas de se rendre avec son vicaire dans le palais oïl
il est attendu. On procède au baptême; après la cérémonie, une
collation magnifique est servie; puis , l'évêque prend congé du
seigneur. Au moment où le prélat vient de remonter en voilure,
et avant de fermer la portière, le concierge du palais lui remet
un pli cacheté aux armes du prince, et au vicaire à son tour un
autre pli. Ces deux (laquels contiennent un nombre plus ou moins
considérable de billets de banque destinés à gratifier généreu-
sement les deux ecclésiastiques. Un jour, une cérémonie de bap-
tême avait eu lieu chez un des princes Gagarin ; l'évêque avait
reçu son pli cacheté, et sa voiture s'éloignait rapidement, lors-
que le cri : « Arrête, cocher! » se fait entendre. Le prélat met
la tête à la portière, et voit un valet, portant la livrée du prince,
qui accourait au grand galop vers sa voilure. — Qu'y a-t-il
donc? — Mille excuses de la part de son altesse , monseigneur.
Le concierge s'est trompé, en vous remettant ce pli destiné seu-
lement à votre vicaire. Voici celui que le prince avait destiné à
Votre Grandeur. » En disant ces mots , le valet offre respec-
tueusement à l'évêque un pli bien plus volumineux, en effet,
que le prélat échange contre celui qu'il avait reçu d'abord. Ar-
rivé chez lui, il rompt le cachet, et trouve une collection de
vieuxjournaux.
La classe de la bourgeoisie, quoiqu'elle n'ait encore en Russie
qu'urte existence nouvelle, puisqu'elle se compose ou de familles
affranchies ou d'étrangers naturalisés, prend tous les jours un
accroissement considérable, et se lance avec ardeur dans toutes
les entreprises industrielles; mais, sans la noblesse qui possède
toutes les terres, où établirait-elle ses distilleries? où recueil-
lerait-elle les grains pour les alimenter? sans la noblesse qui a
1 10
106 REVUE DE PARIS.
seule des revenus coiisidéral)Ies, où Iroiiverail-elle des capitaux
pour fonder el enlrflenir loutes ses maiHifacUires ? La sidialioii
du pays suffit pour démontrer que c'est seulement avec la parti-
cipation des seigneurs et sous leur tutelle que peut d'abord se
créer et se développer l'esprit industriel. Heureusement le boyard
enrichi par ces entreprises ne peut en profiler sans laisser au
bourgeois laborieux une part dans les bénéfices; et cette part,
quelque mince qu'elle soit, suffira à la longue pour assurer à
celui-ci la fortune et une complète émancipation.
1/affranchissemenf des serfs et la formation progressive de
cette classe intermédiaire et moyenne dont le travail enricJiit
l'État, ont élé l'objet des vœux continuels des empereurs depuis
Pierre I" juscju'au czar actuel. En France, où la royaulé est li-
mitée, où la noblesse n'est plus rien comme classe, les lumières,
l'industrie , et la propriété morcelée h l'infini, sont le partage
de la bourgeoisie, et la rendent suspecte et redoutable à l'Eu-
rope. En Russie, au contraire, c'est dans cette bourgeoisie à
peine naissante que l'empereur doit trouver un jour son point
d'appui pour résister à une noblesse impérieuse et toute-puis-
sanle. Là comme en Hongrie, ou comme en France à l'époque
de Louis XI, c'est en faisant des citoyens qu'on obtiendra quel-
que secours contre l'élément réodal, par lequel le trône même
est dominé. Celle considération importante explique tout le zèle
que, dans leur propre intérêt , les empereurs de Russie portent
à l'affranchissement des serfs et à l'établissement d'une bour-
geoisie.
Catherine se jnontra surtout disposée à favoriser cette éman-
cipation. Déjà, dans ses instructions, on avait lu cette phrase
remarquable : « Les serviteurs ne doivent pas être trailés trop
durement, parce que la dureté engendre bienlôtla résistance. «
Mais, passant des principes aux faits, elle prit une résolution
dont les conséquences ont eu les plus heureux résultats. Ce qui
avait frappé celle impératrice, c'était le nombre des naissances
illégiliraes, qui , se trouvant former un cinquième du nombre
total des naissances, représentait par conséquent un cinquième
de la poi»ulalion. Elle résolut de réclamer, comme étant la pro-
priété de l'Étal, tous les enfants naturels qu'il plairait aux pa-
rents d'abandonner à la communauté, de faire élever avec
soin ces enfants, auxquels on apprendrait une profession utile,
KEVUE DE PARIS, 107
qui seraient proclamés citoyens libres, et appelés par conséquent
à former une bourgeoisie laborieuse et honorable. Des hôpi-
taux immenses, de vastes établissements furent consaci'és à cet
usage. Aux dotations considérables de la couronne il fallut
bientôt ajouter non-seulement les dons des particuliers , mais
le placement de tous les capitaux disponibles coniiés à l'admi-
nistration des hôpitaux, la meilleure , la plus riche et la plus
solide banque de la Russie. Visitez l'hospice des enfants trouvés
de Moscou, qui, dans son sein ou autour de lui, nourrit conti-
nuellement trente mille pensionnaires 5 allez dans les ateliers
où ils apprennent leurs métiers observer ces jeunes serruriers,
ces charpentiers , maçons, menuisiers , charrons, déjà habiles
comme leurs maîtres, mais à la taille enfantine et à la ligure
réjouie, et vous verrez au milieu d'une population esclave l'al-
liance de la jeunesse, du travail et de la liberté. Paul I"' n'a
rien ajouté ù l'ouvrage du Catherine. Alexandre fit la promesse,
en montant sur le trône, de se pénétrer de l'esprit de son
aïeule ; il permit à chacun de s'habiller à son gré , rendit au
sénat son autorité , dispensa les habitants de Pétersbourg de
l'obligation où ils étaient de descendre de leur voiture ù l'ap-
proche d'un des membres de la famille impériale, rappela de la
Sibérie une foule d'exilés, et manifesta continuellement l'inten-
tion d'abolir la servitude , ce qu'une politique impérieuse in-
terdit à son humanité. Un des grands de l'empire lui avait
demandé une terre. L'empereur lui écrivit celte lettre dont
l'original, tout entier de sa main, existe encore: « Pour la plus
grande partie, les paysans de la Russie sont esclaves; je n'ai
pas besoin de ra'étendre sur l'avilissement et le malheur d'un
état pareil. J'ai donc fait vœu de ne pas en augmenter le nom-
bre, et j'ai pris pour principe de ne pas donner à cet effet des
paysans en propriété. Cette terre vous sera donnée, à la seule
condition que le \>àyidinne pourra êl revendu ni aliéné comme
une bête. Voilù mes raisons, et je suis persuadé que vous en
agiriez de même à ma place. » Cette lettre , qu'il faut conser-
ver comme un monument historique dans l'intérêt de la mémoire
d'Alexandre, ne constate pas seulement la générosité de son
auteur, elle atteste le déplorable étald'une population immense,
dans laquelle chaque paysan peut, selon l'expression de l'era-
pereiir, être rendu ou aliéné comme une bête. Que] hall cpii'
108 REVUE DE PARIS.
celui par lequel un prince éclairé peint ainsi son peuple dans
l'état actuel de la civilisation !
L'empereur Nicolas continue l'ouvrage des ses prédécesseurs.
Comme eux , il comprend que l'émancipation de sa couronne
ne pourra être complète que lorsque , pour balancer une aris-
tocratie toute-puissante, l'autorité du czar trouvera à poser son
levier sur l'intérêt populaire; mais les mesures politiques qui
pourraient le conduire à ce but exigeraient le concours du con-
seil de l'empire, du conseil des ministres, du sénat, de l'admi-
nistration, de l'armée, et tous ces corps , composés de nobles,
ont une tendance à ne pas souffrir que les prérogatives de la
noblesse soient diminuées. Qu'a fait l'empereur? Il a tourné la
position. Le souverain en Russie est le plus grand propriétaire
de l'État; en cette qualité, il peut accroître ses biens et y ajou-
ter chaque année de nouvelles terres peuplées de paysans qui
deviennent ainsi sa propriété; il peut créer un nombre infini
de manufactures dans ses domaines, et rendre la liberté aux
directeurs et aux ouvriers les plus intelligents de ces ateliers,
hommes sachant tous une profession et pouvant l'exercer avec
avantage après le jour de leur émancipation. Chaque année
donc, le czar achète un grand nombre de paysans ignorants,
qui dans les domaines de la couronne vont acquérir une indus-
trie , tandis que l'on voit sortir de ces domaines le même nom-
bre de serfs devenus libres et capables de suffire à leur existence
par le travail. C'est le seul moyen qu'ait trouvé l'empereur
Nicolas de continuer l'œuvre de Catherine, et il mérite d'en être
loué.
Les encouragements donnés aujourd'hui à toute espèce de
progrès , en favorisant le développement des facultés du peuple
russe, ont prouvé jusqu'à l'évidence deux choses, son admira-
ble intelligence pour tout ce qui est d'imitation, et sa nullité à
peu près complète dans tout ce qui est d'invention. Il n'existe
pas de peuple chez lequel on crée moins de choses, ni de périple
qui sache mieux comprendre les choses créées et en profiter
avec plus d'habilelé. Ceci explique à la fois pourquoi, en l'ab-
sence d'un prince civilisateur , les progrès de la Russie ont été
si lents , et pourquoi, ce génie réformateur étant trouvé, tout
est devenu si facile et si rapide.
L'aspect de la Russie justifie non-seulement les moyens
REVUE DE PARIS. 109
légaux , mais même les ressources violentes qu'a dû employer
Pierre le Grand pour consommer son œuvre, car chez tout au-
tre peuple le cours naturel des lumières et des idées demande
au moins deux siècles pour la tâche que Pierre devait accomplir
dans moins de quarante ans. Bien différent de certains rois de
l'Europe actuelle qui suivent de loin et comme ù regret la
marche progressive de leur peuple , il précédait le sien dans la
voie du progrès; mais il ne pouvait qu'imposer sa volonté:
l'ignorance farouche de ses sujets ne l'aurait pas compris, s'il
eût voulu les instruire et raisonner avec eux. La terreur qu'il
inspirait fut pour lui un moyen nécessaire de succès. Nobles,
prêtres conseillaient l'obéissance au peuple, etlui|représentaient
comme un crime la résistance aux ordres de l'empereur. On
raconte que , par une mesure de police et de propreté, il avait
ordonné aux paysans de se raser la barbe ; plusieurs y répu-
gnaient, la considérant comme une relique iraditionnelle;
quelques-uns consultèrent un évêque : « Mes amis, leur dit-il,
tous les ordres du czar doivent être exécutés sous peine de
mort; obéissez, croyez-moi, et souvenez-vous bien que la barbu
repousse, mais que la tête ne repousse pas. »
Quiconque a vu les rues de Londres, le château de Versailles
et les monuments de Paris , peut se faire une idée de Pélers-
bourg, ville immense bâtie tout entière à la même époque du
XVII'' siècle, et ofi par conséquent ne se trouvent ni habitations
pauvres, ni vieilles maisons. Lorsque, arrivant par la jNéva, on
jouit, dès son entrée , de la vue de tant de quais magnifiques,
de tant de palais alignés, de tant de colonnades qui donnent
un aspect de luxe à presque toutes les demeures, on est saisi
d'abord d'un sentiment profond de surprise et d'admiration.
Puis, l'effet étant produit, la monotonie commence ; on cherche
du pittoresque, et l'on n'en trouve pas ; on voudrait découvrir
une habitation simple et modeste, un jardin, un rempart, une
vieille tour, quelque chose qui fit croire qu'il y a dans ce pays
autre chose que des maîtres et des valets; mais l'on cherche
en vain l'aisance de la médiocrité , les souvenirs d'un autre
âge ; leur absence attriste la vue au milieu de tant de palais.
Moscou, rebâtie plus magnifique depuis 1812 , charme au
contraire les regards (]u voyageur. Que l'on se figure, au bord
d'une rivière, au pied d'une raonlagne boisée, une ville aussi
10.
110 REVUE DE PARIS.
étendue que Paris , dont les maisons, couvertes avec du fer,
brillent par la couleur de leurs toits peints en vert éclatant comme
les chaises de nos jardins. Deux cents églises, au moins, ayant
toutes six ou huit minarets, élèvent dans cette enceinte douze
ou seize cents clochers, à forme ronde et gracieuse, recouverts
d'or, d'argent ou d'azur. Théâtres, concerts, parades militaires,
équipages , annoncent la présence des vieilles et opulentes fa-
milles russes, aristocratie de la naissance, du pouvoir et delà
fortune, autour de laquelle le commerce et l'industrie déploient
de toutes parts la plus féconde activité. Ici semble commencer
l'Asie, car les monuments et les hommes n'y copient pas Louis XIV
et la France; ces temples avec leurs minarets ne rappellent au-
cun des cultes de l'Occidenl, et ces hommes, avec leur barbe et
leur longue robe, sont bien les véritables fils des anciens vain-
queurs des Tartares, et les hôtes légitimes du Kremlin.
0.
DU
MOUVEMENT LITTÉRAIRE
E2IV 1S40.
L'an de grâce mil huit cent quarante qui vient, Dieu merci ,
d'expirer fort paisiblement, emporte démenties danssonlinceul
toutes les menaçantes prédictions amassées sur nos tètes. En
vain toutes ces propliéties de malheur effrayaient-elles certains
esprits par les teintes lugubres dont elles chaigeaient l'horizon;
d'autres, plus sceptiques , souriaient de toutes ces terreurs ,
voyant qu'en celte année , l'épouvantail de quelques-uns , le
printemps jetait, comme de coutume , aux perce-neige, à l'oi-
seau et au rêveur, les blondes rayées de son capricieux soleil ;
que l'été répandait, comme d'habitude, ses parfums et les fruits
de sa riche corbeille ; que l'hiver continuait à donner son givre,
la tribune ses harangues, et la littérature sa prose et ses vers
de chaque jour. Ainsi , c'était avec raison qu'ils se reposaient,
ces confiants esprits , quant à la marche des choses , sur ce
Dieu des bonnes gens, ami, sinon des tribuns, de la nature au
moins et des poètes.
On va donc, puisque le monde n'a pas croulé, pouvoir encore
aimer l'art de toute sa jeunesse , et pratiquer son culte chéri ;
on va pouvoir encore conlier à la muse ses tristesses et ses joies,
et dévouer à la poésie ce qu'on a <le cœur, d'esprit et de slyle.
112 REVUE DE PARIS.
Chacun apportera en offrande son sequin d'or ou son obole ;
mais avant de nous engager dans les labeurs de l'an qui com-
mence, jetons un regard sur l'an qui n'est plus.
Et disons-le fout d'abord , si nous avons eu , en tous genres,
notre contingent ordinaire de volumes , les productions de l'es-
prit n'avaient pas cette vigueur juvénile, cette acre et vitale
odeur de sève printanière qu'on respire dans les œuvres ar-
demment conçues , comme dans les bois bourgeonnants , en
avril. La presse, qui fonctionne de jour en jour avec une acti-
vité croissante , n'a point livré aux lecteurs , assez distraits
pour la plupart , beaucoup d'ouvrages capables de secouer leur
apathie, et de mettre leur curiosité en éveil. Plusieurs écri-
vains, en possession de la faveur du public, ont gardé le si-
lence; d'autres, moins circonspects, ont apporté sur l'autel
expiatoire de leur renommée des livres qui trahissent une évi-
dente fatigue.
Mais, pour avoir pu signaler quelques rides précoces au
front de ces muses haletantes, il ne faudrait pas, en hâte,
crier à l'épuisement et à la vieillesse. Comme les conjonctions,
dans le ciel , d'astres funestes , il est , dans notre chétive atmo-
sphère, des chocs d'événements, des amas de nuages qui pa-
ralysent soudainement les forces de l'esprit, et le jettent en de
passagères langueurs. En ces phases presque fatales d'abatte-
ment et d'éclipsé , c'est beaucoup déjà de pouvoir constater
encore la vie persistante , et il serait peu juste d'exiger alors
les inspirations plus fougueuses ou plus rayonnantes de jours
plus sereins ou plus passionnés. Dansles régions de l'intelligence,
comme dans celles du monde physique , le calme est le contre-
coup obligé des orages , et la quiétude évangélique des Lettres
à JMarcie, par exemple, était , selon des lois rigoureuses la
conséquence naturelle du lyrisme exalté de Lélia.
11 ne faut donc pas dire infécond l'an écoulé , ni trop s'attris-
ter des fâcheux symptômes qu'on observe dans l'état présent
de la littérature. Ce sont là , je le répète , des crises inévitables,
surtout en des talents sans relâche en haleine , comme ceux de
ce temps-ci. Il convient donc de considérer sans dédain les pro-
ductions peu enthousiastes de l'année , d'attribuer la torpeur
de l'ensemble aux circonstances étrangères, politiques ou au-
tres, et même, si l'on veut, à l'action climalérique , sur beau-
REVUE DE PARIS. 113
coup, de l'heure présente , bien plus qu'à la décadence réelle
des talents. La pénombre n'est pas la nuit , et l'éclipsé momen-
tanée d'un astre n'en atteste pas l'éternelle disparition. .
Sans prétendre à un inventaire minutieux et détaillé qu'il
n'est pas dans notre intention ni dans notre courage de faire ,
la Revue complétera sa critique de l'année, en résumant dans
une sorte d'appendice , et comme à vol d'oiseau , le mouvement
et l'aspect de la littérature et de la librairie en 1840.
Un mot d'abord sur le théâtre. Là non plus , si l'on écarte
les vaudevilles et les opéras plus ou moins sérieux ou comiques,
et qui n'ont que des liens fort ténus avec la littérature , l'année
n'a pas été fertile en œuvres d'une grande valeur. Parmi les
maîtres actuels de la scène, deux des plus éminents , M. Alexan-
dre Dumas et M. Victor Hugo , se sont tenus loin du cirque, re-
cueillant, dit-on, sous leur tente, toutes leurs forces pour de
prochaines luttes. M. Casimir Delavigne a fait représenter une
de ces pièces à émotions peu violentes et d'un style peu témé-
raire , mais plus osé cependant , et d'un coloris plus vif que
celui de sa pièce précédente, comme la diction et l'agencement
de celle qui suivra , seront sans doute d'un niveau légèrement
supérieur. M. Delavigne, dont plusieurs dénigrent le talent,
est certes un jouteur habile, qui sait, comme pas un autre,
manier le ceste dramatique, et qui, pour frapper peu fort,
n'en frappe pas moins le plus souvent juste. L'auteur delà Fille
du Cid n'est pas , il est vrai , un chef d'avant-garde ; mais, dans
son rôle de Fabius Cunctator dramatique , il a prouvé qu'au
théâtre la prudence réussit souvent mieux que l'audace. A la
Comédie-Française , le Ferre d'Eau, venant à la suite de La-
tréaumont et de Cosima, démontre chaque soir que sur les
planches les plus brillantes qualités ont peine à suppléer le
savoir-faire et l'entente de la scène. Ce franc succès arrivait
d'ailleurs à point pour combler le vide que la santé languissante
de M""= Rachel causait fâcheusement sur notre première scène
nationale ; mais voici que la jeune actrice a repris le cours de
ses représentations, c'est-à-dire de ses triomphes, avec un
courage qui mériterait d'avoir à disposer de forces physiques
moins chancelantes. De nouvelles épreuves, dont elle ne peut
sortir que victorieuse , ont déjà commencé pour elle. En abor-
dant Marie Shmrt , elle vieiU de franchir avet- !)onlieui' le Ru-
114 REVUE DE PARIS.
l)icon du nouveau répertoire. Le drame moderne a eu aussi de
belles soirées , grâce au (aient si plein d'âme de M"*" Dorval. H
faut, au nombre des plus marquantes reprises, signaler celles
de Chatterton et de la Maréchale d'Ancre^ (]ui ont dû con-
vaincre M. Alfred de Vigny de l'accueil empressé dont le pu-
blic saluerait l'apparition d'un nouveau drame où se déploie-
raient les éminentes ressources de son chaste et beau génie.
Quoiqu'on dise la librairie expirante , le roman n'en a conti-
nué pas moins de jeter ses produits par ballots dans le com-
merce. 11 en est éclos, je l'affirmerais, une moyenne de deux
par semaine. La semaine d'après, on ne s'en souvient pas plus
que des neiges de l'an passé, mais aucun dédain ne saurait dé-
courager les fabricants patentés, i)rès d'un certain public . de
ces ouvrages insipides. Il faut d'ailleurs à certains lecteurs in-
satiables leur pâture quotidienne, et les cabinets de lecture
sont le débouché nécessaire d'une partie de l'édition. Le reste,
comme les œuvres de Pelletier, court grand risque d'envelop-
per dans un avenir très-prochain la cannelle et le gingembre.
Le roman s'est encore vu relégué au feuilleton où chaque jour
il étale ses chapitres â tiroir avec une prodigalité néfaste. Donc
les beaux romans . rares à toute époque, l'ont plus encore été
en 1840. Le plus fécond de nos romanciers , de qui seul toute-
fois il ne faudrait plus attendre le chef-d'œuvre avec une con-
fiance trop certaine, a presque toute l'année, je crois , laissé
dormir en fi iche le sol tant exploité de son esprit. George Sand
a un peu moins produit de son côté , car , outre quelques arti-
cles de critique où se reconnaît une aisance parfaite de manière
ainsi qu'une grande justesse d'aperçus, l'illustre écrivain n'a
publié que Pauline , et tout dernièrement aussi le Compagnon
du tour de France^ qui n'est pas encore une œuvre jugée.
Nul homme sérieux ne pourrait , certes, réprouver les voies
nouvelles où s'engage l'auteur de Spiridion, car un roman ne
s'élève jusqu'au livre que lorsqu'une pensée résultante de l'ac-
tion est contenue dans l'œuvre , comme l'amande dans le noyau.
En ces tentatives plus raisounnées d'un ordre supérieur, George
Sand peut donc compter sur la complète adhésion des plus in-
telligents de ses premiers admirateurs; mais, qu'il le sache,
ce public même d'élite qui l'accompagnera , toujours enthou-
siaste , dans les zones plus méfapliysiijues où tend ,)Ujourd'bui
r.EVUE DE PARIS. 115
sa |ieiisée , ce |iui)iic dont les sympalliies lui son! sans doule
chères, verrait avec peine l'auteur de Valentine et A'' André,
renoncer , dans ses composilions , à l'emploi d'un élément dont
il a toujours disposé avec art et bonheur, je veux parler du
paysage. On sait, en effet, avec quel bon goût merveilleux le
grand écrivain a dessiné , plutôt que coloré , dans maints de
ses livres , ces fraîches perspectives, ces ravissants points de
vue , verts et animés comme une toile de "Watelet. Cette manière
aisée, large, naïve, de traduire la nature, est, aux yeux de
plusieurs, une des plus admirables qualités de George Sand,
un de ses plus beaux titres de gloire ; car , à sentir Pair et les
arômes qui circulent librement dans ses peintures champêtres,
on voit bien, à des signes évidents, que l'artiste n'a point
aperçu l'antique Cybèle à travers les livres et sous la robe bar-
bouillée de grec et de latin dont les pédants l'affublent, mais
qu'il l'a contemplée , suivant son propre dire, nue comme Rhéa
et belle comme elle-même. Que George Sand , ses plus fervents
admirateurs l'en conjurent, ne dédaigne donc pas, au sein
même de ses plus hautes excursions métaphysiques, de nous
ouvrir, par ces adorables paysages qui coûtent si peu à son
facile pinceau , quelque échappée de vue sur notre pauvre terre
où nous aimons , après tout, qu'on nous ramène. Le poète dis
Lettres d'un Foxageur sait si bien d'ailleurs nous rendre fa-
miliers el chers les lieux qu'il nous décrit ; chaque imagination
se naturalise en quelque sorte si volontiers dans le frais habi-
tacle que lui dresse, comme une lente idéale , sa fantaisie toute-
puissante , qu'il devrait bien continuer de bâtir ces rusliciues
Eldorado , ces frais refuges où s'envolent à sa voix les âmes
rêveuses , amies du silence et des ombrages. Combien d'esprits
souffrants n'ont pas, sur ses traces , erré sous les voûtes som-
bres, et désormais consacrées, de la Vallée-Noire; combien
sous ces trames du Berri, toutes panachées, au printemps,
d'épines blanches, et tontes retentissantes des chants du merle !
Au point de vue même du talent, je crois que l'écrivain ne peut
d'ailleurs que raviver ses forces dans l'étude et la contemplation
de cette nature que Chénier appelle admirablement sacrée; car
unir à ses richesses intérieures les trésors du monde physique,
poser comme premier plan à l'horizon immense de la pensée,
l'horizon terrestre qui devient alors comme le piédestal d'où
116 REVUE DE PARIS,
l'esprit s'élance , et où il redescend se reposer des fatigues de
son vol; s'assimiler enfin la sève généreuse qui l'ail épanouir
l'idée au front du poëte , comme le bourgeon sur la branche
des bois , c'est agrandir sa propre nature , c'est féconder son
intelligence , c'est , en un mot , doubler sa vie.
M. Mérimée , qui n'élève point assez souvent, au gré du pu-
blic , une voix toujours applaudie , a , celte année , enrichi son
écrin littéraire d'un fin joyau. Tous ceux qui ont lu Colomba
n'ont pu trop admirer la sagesse de celte docte manière, et les
contours précis de ce beau style.
La Revue a rendu compte des deux nouveaux romans de
M. Alfred de Musset, dont le talent aussi se transforme. Comme
poëte , en effet, l'auteur de Don Paëz n'en est plus aux vaga-
bondes inspirations de ses premiers accents , inspirations dra-
matiques ou élégiaques selon le vent qui passait sur son âme,
accents tour à tour passionnés et brillants comme une ode ou
amers comme une satire , échos alternés du coeur et de l'esprit.
M. de Musset semble n'avoir conservé de son premier caractère
de poète que cette facilité charmante , ce bel air sans façon et
cavalier qu'il porte à ravir , et maintenant il conte à la manière
d'un fabuliste , souriant au lecteur entre Boccace et La Fon-
taine , dont il atteint parfois la spirituelle bonhomie. Mais j'a-
voue que tout en aimant la simplicité, le naturel de Siivia et
de Simone, je murmure d'une lèvre distraite des tirades de
Namouna. Ce sont des réminiscences qui me sont chères et
que les nouveaux contes du poète ne me peuvent faire oublier.
Mais ne parlons pas encore de poésie.
La littérature sérieuse, philosophique, plus heureuse en
somme, cette année, que le roman, a enregistré de notables
travaux dans ses annales. Parmi les plus importants se trouvent
ceux de M. Pierre Leroux et de M. Lamennais , sur lesquels des
juges spéciaux se sont déjà contradictoirement prononcés. Les
études historiques ont également produit à la publicité de
beaux résultats , et en première ligne figurent les Récits des
temps mérovingiens , ce livre consciencieux de M. Augustin
Thierry, que l'Instilul a honoré d'une si juste récompense. Un
travail entrepris sur une grande échelle et qui se rattache par
beaucoup de liens à l'histoire, par quelques autres à la criti-
que, a commencé de paraître, et pleinement justifié les espé-
REVUE DE PARIS. 117
r;inco5 clonL le, Laienl de i'aulciii* était iiiic infaillible caiilioii.
L'apliliule psj'chologique de M. Sainte-Beuve , ce don admira-
ble de saisir la ressemblance des natures qu'il étudie, devaient,
en effet , appliqués aux solitaires de Port-Royai , mettre d'une
façon originale et animée ces pieuses physionomies en lumière.
Le double charme de ce livre , c'est qu'en vous introduisant
sons les cloîtres de leur retraite , en vous initiant à leurs reli-
gieuses pratiques, en vous retraçant, comme un habile por-
traitiste qu'il est , les caractères curieusement nuancés de ces
hommes, l'auteur n'a point abdiqué son rôle de critique con-
temporain , et des noms bien étonnés de se voir réunis , s'ac-
couplent sans effort sous sa plume dans des rapprochements
qui causent de piquantes surprises.
On se plaint communément aujourd'hui , et même des esprits
assez légers se plaisent à le taire , on se plaint de la maigre
consistance des œuvres courantes, et l'on accuse la littérature
de frivolité. J'avoue que le reproche ne porte pas à vide, et
([ue bien des productions du temps l'autorisentj mais croit-on
<iue les habitudes littéraires mêmes des lecteurs, leur prédilec-
tion bien connue pour ces scintillantes rapsodies sans profon-
deur qui amusent la pensée, sans exiger aucune application
d'esprit, croit-on que ces goùls-là ne retiennent pas la littéra-
ture dans ces voies si justement blâmables? Que le public, au
contraire, applaudisse ceux qui s'engagent en de moins futiles
travaux , qu'il apporte son attention et son suffrage aux livres
où l'érudition est, comme dans Port-Royal, ornée et poétique,
et on verra se modifier bien avantageusement les tendances de
tous les écrivains que leur impuissance ne confinera point dans
le cercle étroit des banalités.
Si le gros des lecteurs recherche de préférence les produc-
tions superficielles, il les accueille mal, toutefois, quand elles
se luésentent sous forme de vers. L'écho de la rime ne l'attire
pas, et les chatoiements du style poétique, si diapré pour le
moment, font sur lui l'effet de ces oripeaux suspendus, l'au-
tomne, aux arbres à fruit, pour effrayer les corneilles. Chaque
année cependant de nouveaux et fervents lévites viennent dépo-
ser leur holocauste in-dix-huit sur l'autel de la Muse , et dans
quel chimérique espoir, ils ne lardent pas à l'apprendre. Tous
les rôles de poètes ne sont-ils pas à celte heure occupés? Les
1 11
118 REVUE DE PARIS.
mieux venus près du public, ceux-là mêmes qui sont chefs d'é-
cole, n'ont pas à leur enlour un auditoire si nombreux que les
survenants puissent parvenir à faire écouter leur voix inconnue.
Et puis le territoire poétique est présentement morcelé en une
foule de principautés et de baronnies dont chacune est ardente à
défendre son fief et ses frontières. Jamais podestat italien, ja-
mais burgrave allemand ne fut, je vous jure, plus jaloux de ses
droits que nos barons littéraires ne le sont des leurs, si bien
que vous ne posez pas le pied dans leur petit empire, qu'ils ne
crient à l'invasion. Mais , sans qu'aucun obstacle les puisse in-
timider, chaque année , dis-je (et 1840 a eu son chœur de jeunes
bardes qui préludent), ces chanteurs pleins d'espoir viennent
effeuiller, comme des bouquets d'églantine , leurs fraîches
pensées, leurs harmonieuses rêveries devant ce minotaure d<; la
publicité, qui se montre pour tous impitoyable. Ces jours mau-
vais doivent-ils se prolonger longtemps encore pour lespoëtes?
Sera-ce l'indifférence publique qui tuera la poésie, ou la poésie
qui triomphera de la foule inattenlive? Comme l'art ne saurait
mourir, grâce aux cœurs dévoués qui combattent pour sa
gloire, on ne saurait douter que tôt ou lard les esprits revien-
dront se grouper autour des poêles , dont la voix ne peut se
perdre éternellement ainsi dans le désert.
Quelques-uns des mieux accueillis d'habilude ont, cette année ,
reparu dans la lice avec des chances diverses. M. Auguste Barbier
nous a donné deux nouvelles satires qui n'ont pas eu, ce me sem-
ble, le succès des ïambes. L'auteur, en appliquant à la satire la
forme du drame, n'a point obtenu la même réussite qu'en y
introduisant l'ode. M. Edouard Turquely vient tout récemment
de réimprimer en un magnifique volume, sous le tire de Pri-
mavera, ses premières inspirations, en y annexant beaucoup
devers inédits qui continuent et complètent la partie chaste-
ment passionnée à' Amour et Foi. Près des autres livres du
poêle catholique, celui-là sans doute est d'un accent plus atten-
dri et moins austère; mais, pour la suspendre, il ne rompt pas
l'unité religieuse de son œuvre. Le Cantique des Cantiques
embellit, mais ne compromet pas la gravité de la Bible. M. Tur-
quety parle, on le sait, une langue harmonieuse, colorée,
hardie , véhémente. Il a des odes où la pensée jaillit de sou
âme émue avec une i are vigueur , des strophes qui se déploient
RFAUE DE PARIS. îlfl
avec un impéliieiix balteinent d'ailes; mais, tout près de là,
l'élégie se montre en deuil , et soupire avec une mollesse
ionienne. Dans ce volume presque nouveau, tant il contient
de pièces jusqu'alors inédiles, le Ion élégiaque domine à lafré-
(juenle exclusion d'accents plus lyriques. I! nous a de plus
semblé apercevoir, dans quelques morceaux, un caractère de
style dont M. Turquety n'avait pas encore donné d'exemple.
Ainsi, dans la pièce à Paul, l'expression est d'une nuance pâle,
(|ui convient seule à la nature du sentiment qu'elle exprime.
Une ballade sur un vieux manoir de Bretagne emprunte un
eifet dramatique à la double vivacité du récit et du dialogue.
L'auleurdes Hymnes sacrées mûrit, je crois, à cetle heure,
la pensée d'une œuvre où sa poésie se produirait sous une forme
plus ample et plus épique. Si, comme le poète, la critique avait
le don divinatoire, j'oserais, par voie d'analogie, prédireà cette
tentative de M. Turquety une pleine réussite.
L'événement |)oétique de la saison a été l'apparition du re-
cueil de M. Victor Hugo, les Rayons et les Ombres. Ce livre
n'a point, comme ses aînés, soulevé dans la presse une polé-
mique bien ardente; mais on a discuté gravement sa valeur,
et les conclusions les plus judicieusement motivées de la crili-
(jue lui ont , toutes réserves faites, été favorables. Le vieux
journalisme a bien encorefait entendre ses récriminations suran-
nées, mais cette guerre inintelligente paraît décidément avoir
lassé la longanimité du public.
La Revue a donné son opinion sur les Rayons et les Om-
bres , et je ne viens pas combattre son jugement, ni même le
moditier , ni rien ajouter à ses réserves. J'ai une admiration
franche pour les magnificences lyriques de M. Hugo, mais je ne
puis souscrire sans examen, aux acclamations frénétiques de ses
partisans quand même. Or, une impression que j'ai ressentie
A la lecture attentive de son dernier recueil m'inspire une remar-
que qu'il me semble essentiel de noter, bien qu'elle ne soità mes
yeux ni un blâme ni un éloge. C'est uniquement un fait que je
constate.
M. Hugo a répandu dans ses poésies beaucoup de sentiments
ijui lui étaient personnels. Ainsi , dans les Chants du crépus-
cule notamment , ces hymnes à l'amour et à la beauté , ces
accents inouïs de tendresse inspirée, tous ces chaleureux élans
120 REVUE DE PARIS-
parlaient évidemment de son âme ; c'était le ori passionné de
sa conscience. Ainsi, dans ces élégies empreintes d'un impéris-
sal)le cliarme : //?e/', la Nuit d'été... Puisque f ai mis ma
lèvre... et tant d'autres non moins ardentes et senties, le poêle
est l'écho de l'homme. Il mêle son deuil et sa joie aux sj)leiî-
deurs et aux tristesses de la création, il convie la nature à ses
fêles , il a son rôle actif dans le drame de la vie ; pour tout dire,
enfin, il est en scène. Maintenant le poêle élève bien encore la
voix en son propre nom, mais c'est, il semble, pour juger, non
plus pour agir. Assis désormais en spectateur désintéressé au
jeu des passions et des événements, il en raconte les phases, il
en scrute laborieusement l'énigme , mais il se tient en dehors
du cirqne et de la mêlée. Il jouit de ce calme serein que Gœthe
disait nécessaire à l'artiste au sein même des transports et des
ardeurs de la composition. Maître de lui, jusque dans l'enthou-
siasme, il assiste de sang-froid aux tressaillements de sa pensée,
et domine l'inspiration an lieu d'en subir comme autrefois le
jong et les caprices. 11 y a, je le reconnais, une grandeur mé-
lancolique dans ce procédé , auquel il faut presque fatalement
en venir dans le second période de la vie ; mais la puissance
qu'il apporte équivaut-elle à ce frais e?ic/iaw/e?>*en< des jeunes
années qu'il enlève, et dont M. Hugo déplorait lui-même,
quoique de trop bonne heure, la fuite, dans les Feuilles d'au-
tomne.
Il y a eu tout dernièrement, vers la mi-décembre, une recru-
descence de dithyrambes napoléoniens dont nous sommes en-
core étourdi, nous qui lisons beaucoup de vers. Ce brouhaha
de clameurs rimées nous a du reste peu surpris, car, à la nou-
velle que les restes de l'empereur nous allaient revenir, notre
premier sentiment avait beaucoup moins 'été l'enthousiasme
que l'effroi, trop certains que nous étions du déluge de vers qui
allait pleuvoir sur ce glorieux cercueil. L'événement a dépassé
nos prévisions, et nul n'aurait sans doute imaginé quel attrou-
pement de sonneurs de louanges, comme dit M. Auguste
Barbier, escorterait le char triomphal. La jeune poésie, à l'ex-
ception de M. Hugo qui avaità clore son épopée napoléonieniîe,
la jeune poésie, toutefois, hâtons-nous de le dire, n'était pas de
la fête ; elle a gardé un silence respectueux, mais signiiicatif.
La jeune poésie, celle du moins qui se préoccupe de civilisation
REVUE DE PAF'.IS. 12t
et d'avenir, a des chants sympathiques pour ceux qui s'empa-
rent du monde par la pensée; mais l'aveugle glorificalion du
sabre n'est pas son fait, et la force à ses yeux ne vaut pas le
droit. La jeune poésie a donc, je le répète, marché silencieuse
à ce convoi; elle n'a point, toutefois, proteslé contre l'apo-
théose, parce qu'après tout la gloire couvre bien de l'ombre
de son radieux manteau. « Son cercueil est fermé. Silence ! »
avait dit M. de Lamartine; la jeune poésie a sagement imilû
cette réserve.
La librairie, en 1840, a surtout affecté aux produits litté-
raires deux modes particuliers de publication ; j'entends parler
des éditions compactes et des brochures périodiques men-
suelles.
Les Guêpes ont inauguré ces dernières, et leur vol heureux
a semé dans l'air je ne sais quelles vertus prolitîques d'où sont
écloses , par essaims, des publications pareilles. Ce n'a point
toutefois été le cas de redire le vieil adage : Tel père, tel fils, et
M. Alphonse Karr n'a point dû reconnaître son originalité
spirituelle dans sa pullulante génération. C'est qu'il ne suffit
pas d'avoir le sentiment du ridicule pour le railler finement,
et que l'audace de tout dire ne comporte pas toujours le
talent de dire bien. Et puis la brutalité dessert quelquefois.
Le ^lecteur aime le demi-sourire, le coup d'épingle de la
moquerie; le persiflage lui plaît et le désarme; mais il s'in-
digne aux injures et aux coups de massue de l'envie ou de la
colère,
11 serait injuste pourtant de croire que tous les imitateurs de
M. Alphonse Karr ont manqué de saillie et de tact. Il est même
telle page de ces copies qui n'aurait pas défiguré l'original, car
dans les Guêpes, on le sent bien, tout n'était pas non plus de
pur aloi , et il y a eu nécessairement du strass parmi les dia-
mants de récrin. Mais ce qui constitue, selon moi, l'attrait et
le mérite des Guêpes, c'est que les hommes et les choses n'y
reçoivent les coups de marotte de l'esprit qu'après avoir co.n-
paru à la barre du bon sens qui les juge. On ne devait pa^;
moins attendre de l'auteur du calembour philosophique sur le
sens commun. La position ensuite qu'a judicieusement prise
M. Karr sur la froiilière de tous les partis lui permet d'exploi-
ter une mine assez féconde et toute neuve , en France, de ridi-
11.
122 REVUE DE PARIS.
Cilles. Jusqu'alors, en effet, l'opposilion avait , sous tous les
p;oMvernenienls , semblé une puissance inviolable. Chacun de
ses membres, c'était reçu, avait de droit en partage, une somme
(le qualités civiques et autres que nul ne songeait à contrôler,
W, Alphonse Karr semble avoir le premier compris que railler
sans répit et uniijuement le pouvoir, était d'une ironie un peu
vieille, et, tout en le harcelant à l'occasion, il a cru devoir en-
tiii s'enquérir si l'opposition avait bien tous les mérites qu'on
lui accordait. Son encjuèle n'a point été stérile, et, pour ne
parler ici que des ridicules relevant de la fashion et du lan-
fjage , il a trouvé que la mise et le patois de certains avocats,
même puritains, n'étaient pas d'un goût et d'un français irré-
prochables.
Comme les Guêpes, les bibliothèques à volumes compactes
ont eu leurs imitations. L'idée première était bonne, mais vous
verrez que l'appât inintelligent du lucre finira par la perdre,
Vax attendant, ces collections faites, je le crains, dans un esprit
plus industriel <iue littéraire, ont rendu quelques précieux ser-
vices aux lettres. Entre les publications les plus recommanda-
bles dont elles ont, jusque-là, enrichi leur cadre, on remarque,
d'un côté, les œuvres en prose d'André Chénier, recueil impor-
tant sur lequel nous nous proposons de prochainement revenir.
Les études sur le Nord, de M. X. Marmier, forment ailleurs un
corps d'ouvrage aussi intéressant et instructif par le fond
([u'agréable à lire par le style courant , simple, facile et sans
charlatanisme, de la description et du récit. On doit au même
écrivain une belle et toute récente traduction de Schiller. Dans
la collection à laquelle appartient ce dernier ouvrage ligure un
Faust traduit au complet, tâche laborieuse et difficile que
M. Henri Blaze a su conduire à bonne lin. Là encore M. An-
toine de Latour, l'heureux interprète de Pellico, a de nouveau
moiilré, dans les Mémoires d'Alfieri, son habileté parfaite à
iraduire. Enfin des réimpressions de poésies complètes (Sainte-
Beuve , Brizeux , de Musset, Barbier, Hégésippe Moieau,
les deux Deschamps) ont eu lieu ou se préparent, de côté et
d'autre.
Somme tonte, la littérature , en 1840, a, sans trop de gloire
ni d'encombrés, atteint, cahin-caha, le bout de l'an, à travers
les bourrasques de la politique, qui faisait hélas ! à chaque in-
KKVF'K liK PARIS. 123
slant, irnipdoii sur ses tunes. Elle n'a point eu de grands
triomphes, elle n'a poinL jeté un bien vif éclat, mais entin elle
a honorablement vécu, et il est de certaines époques où la vie
est déjà par elle-même un acte d'énergie méritoire.
Auguste Desplaces.
LETTRES INEDITES.
La révoIuUon française, qui a fait jaillir de noire sol des lé-
gions d'hommes célèbres, n'offre peut-être pas de gloire plus
belle et plus pure que celle de M™" Roland. Chacun a salué avec
respect dans cette femme illustre le type éclatant de l'intégrité
et du courage politi([ues. Partisan sincèrement passionné d'uiie
ère nouvelle, concevant une république idéale et modèle à la
manière des anciens, M™'= Roland apparaît au sein de ce mé-
lange de grandeurs et de corruption qui caractérise la fin du
xviii" siècle, comme une sorte de héros de Plutarque, plein de
droiture, d'austérité, de candeur, et sublime à force même d'ê-
tre simple. Elle représente mieux qu'aucun autre cette portion
invinciblement généreuse et dévouée de la nation qui sut se
prémunir contre tout excès fatal. Unissant un esprit supérieur
à une grande âme, elle a mérité d'être proclamée par l'histoire,
le caractère le plus fort et le plus vrai de son époque.
Fille d'un simple artiste, renfermée pendant de longues an-
nées dans le cercle restreint de sa famile, M"»" Roland avait été
préparée de bonne heure, par une éducation toute bourgeoise,
à la simplicité de mœurs et à l'austérilé de caractère qui la dis-
tinguèrent plus tard. N'ayant en quelque sorte d'autre maître et
d'autre guide qu'elle-même, avide à tout prix de savoir, mais
douée d'ailleurs d'une âme juste et d'une têle saine, elle était
REVUE DE PARIS. 125
arrivée bien vite à ce double grand but, développer son intelli-
gence et réprimer ses passions. Enfant toute pensive, jeune fille
stoï(jue et quelque peu philoso|»Iie, elle préludait déjà, comme
par un instinct préciu-seur, à son glorieux avenir. M"»" Roland
eut sur M""" de Staël, celte autre femme d'une grande trempe
d'esprit, l'avantage décisif d'une position qui dut l'affranchir
radicalement de bien des préjugés, de faux brillants, d'idées de
convention, pour ainsi dire inséparables de la naissance et de
la fortune. Le petit enfoncement derrière l'atelier de son père,
l'humble graveur du quai aux Lunettes, valait mieux, à coup
sûr, comme giron d'études, comme asile de méditations sévères,
que le salon de M. Necker, tout peuplé de beaux esprits et
d'hommes de lettres à la mode. Mariée assez tard à un homme
de beaucoup plus âgé qu'elle, et qui joignait à la rigidité du
caractère les lumières de l'esprit et du savoir. M"" Roland était
restée naturellement fidèle à sa destinée. Des études graves,
fortes et toutes pratiques, des travaux d'économie et de science
en commun avec son mari, des voyages, tant en Angleterre et
en Suisse, que dans les diverses parties de la France, avaient
achevé de mûrir son jugement et d'asseoir son instruction.
Quand la révolution éclala, elle était prête, ainsi que M. Roland,
à l'accueillir et à y prendre part. Leurs principes, leur patrio-
tisme les destinaient visiblement à servir la cause sacrée de
l'humanité.
On sait quel fut le rôle politique si mémorable de M«><= Ro-
land. II commence à l'entrée de son mari au ministère, après
leur seconde arrivée à Paris. Déjà, dans un premier séjour qui
dura sept mois, à partir de février 1791, elle avait eu occasion
devoir, d'observer les hommes, et de sonderle terrain mouvant,
qui devait bientôt trembler sous ses pas. Suivant assidûment les
séances de l'assemblée, elle avait entendu parmi les nombreux
orateurs ceux qu'elle appelle le puissant Mirabeau, l'éton-
nant Cazalès, l'audacieux Maury, le froid Barnave. Elle
s'était liée avec Brissot, Pétion, Buzot et quelques autres dépu-
tés, qui tenaient chez elle des conciliabules où l'on traitait des
affaires publiques, pendant que, sans mot dire, elle écoutait in-
quiète et attentive. Dès cette époque, les ardentes sympathies de
M"" Roland se déclarent d'une façon qui n'est point douleuse.
Les faiblesses dont la tribune se faisait tro[) souvent l'écho lut
126 REVUE DE PARIS.
causent de vives irrilations ; ceux qui ne sont qu'honnêtes et ani-
més d'intentions pures, mais sans résolution et sans vigueur,
l'inipatienlent; au contraire, elle se range par instinct du côté
des ardents et des inébranlables. Habituée de longue date à
jtaitager les occupations de son mari, M'"» Roland abdiqua
moins que jamais celte règle de conduite lorsque les concessions
(le la cour et le choix des patriotes, qui étaient en quête d'hom-
mes fermes et éclairés, firent de M. Roland un ministre de
Louis XVI. Imbus des mêmes sentiments et des mêmes idées,
n'ayant en quebiue sorte qu'un même esprit et qu'une même
âme, ce <iue son mari concevait, elle s'api)li(iuait à le traduire;
ce qu'il pensait, elle l'exprimait d'un trait, avec ce mélange de
douceur et de force qui donnait un charme irrésistible à ses
écrits. Ce fut elle qui traça la fameuse Lettre au roi, dont la
co!)séquence fut le renvoi de Roland du ministère avec Clavière
et Servan, et qui, transmise aux départements par ordre de l'as-
semblée, contribua si puissamment à éclairer l'esprit de la na-
tion. Toutefois, M"io Roland, qui jusque-là avait poussé si fort
au mouvement, qui n'avait cessé de conseiller des mesures éner-
giiiues et absolues, commença, après le 20 juin et aux appro-
ches du 10 août, un système de résistance devenu nécessaire
pour toute conscience honnête. Étroitement unie à l'immortelle
l)lialange des girondins, groupe brillant dont elle était une sorte
de muse inspirée, longtemps elle avait partagé les illusions et
les vœux de ces généreux esprits. Mais le voile une fois déchiré,
quand la patrie, souillée de houe et de sang, ne se défend plus
que par le crime, M'"° Roland se retourne pour faire tête au
danger. Les saturnales de septembre avaient achevé de soule-
ver toutes les répulsions de sa grande âme. Dénoncée ù toutes
les haines pour sa conduite courageuse et modelée pendant le
second ministère de Roland, appelée à la barie de la conven-
tion, sa perle était dès lors jurée. Enfin, arrêtée au 31 mai et
enfermée à l'Abbaye, M™« Roland entre dans cette phase de
dégoûts amers, d'inébranlable fermeté et de résignation, dont
le terme devait la conduire sur le piédestal lumineux de son
échafaud, le front serein, les cheveux dénoués, la robe sans ta-
che, en face de cette statue de la Liberté qui lui inspire soudain
et s mots accusateurs : « 0 Liberté ! que de crimes on commet
en (on nom ! «
REVUE DE PARIS. 127
Tous les faits de sa noble vie, si plei?ie, si émouvante,
jjme Roland les a racontés elle-même dans ses Métuoi'res , de
façon à rendre (ouïe retouche à la fois difficile et superfluo.
Dans la première partie , qui a trait aux années riantes de son
enfance , elle s'est peinte avec de si fraîches couleurs, avec un
tel charme d'expression , qu'on ne saurait avoir nulle envie de
repasser le crayon sur son dessin ferme et gracieux. Les études
solitaires de la jeune fille dans le coin favori du logis paternel,
le catéchisme de la paroisse Saint-Barihélemy. la retraite au
couvent de la rue Neuve-Saint-Étienne pour la première com-
munion , son séjour chez la bonne maman Phlipon dans VUS
Saint-Louis , ses promenades au Jardin des Plantes et sa vivo
passion pour les fleurs, ses excursions du dimanche au bois de
Meudon, vers la jolie habitation du fontainier du Moulin
rouge, les extases et les douces larmes versées en contemplant
de sa fenêtre, vers le Pont-Neuf, la fin d'un beau jour : tout
cela renaît, dans son charme primitif; tous ces tableaux, si
joyeux et si frais, revivent sous le facile effort de la mémoire
qui les évoque. Il y a , dans ces pages toutes remplies de pein-
tures ravissantes, de fines saillies ou d'observations solides,
une sécurité calme, une sérénité familière qu'on ne saurait
vraiment trop admirer. La naïveté, la franchise, parfois la sin-
gularité des détails , rappellent sans trop de désavantage celle
libre confiance du génie qui a dicté les Confessions. Et quand
on songe qu'une femme s'inspirait ainsi sous les verrous de sa
rigide prison, au bruit des hurlements de la terreur, dans l'al-
tente d'une mort prochaine, un frémissement de surprise se
joint à l'admiration. Peut-être faut-il regretter que ces circon-
stances mêmes n'aient pas permis d'entières confidences. Pressée
qu'elle était de repousser la calomnie et de laisser un der-
nier témoignage d'elle-même, le temps manquait à l'écrivain
pour tout dire; comme l'iambe de Chénier, sa pensée dernière
risquait d'être interceptée par la hache du bourreau. Celle
ignorance des heures qui lui étaient comptées peut expli-
quer le défaut de mesure , le manque de proportions dans
les divers développements du récit. Mais , malgré cela , que
d'aveux précieux encore! Quelle riche moisson à glaner dans
ces gerbes^éparses ! On se console à penser (jue ces heureux
souvenirs du prumier âge firent oublier pendant bien des
128 REVUE DE PARIS.
iiislaiils à la nolile vicîime la (ris(e horreur de sa sidialio:!.
. Dans la i>arlie politique des mêmes mémoires , M™" Roland
s'est tenue constamment à la hauteur des terribles événements
(ju'elle avait à retracer. On sent une âme nourrie d'études sé-
vères, fortement impressionnée des mœurs antiques , et que
ne cesse d'inspirer le plus ardent , le plus sincère patriotisme.
Soit qu'elle exhale ses premières flammes révolutionnaires,
ses espérances qu'aucune limite n'arrête, ses appréciations vé-
hémentes de la situation, soit que plus tard elle confesse l'excès
d'un premier entraînement, et formule ses nobles résistances
contre l'oppression démagogique ; soit enfin qu'elle peigne
d'une couleur, hélas ! trop fidèle les tristes détails de son
cachot : ce sont toujours la même sincérité, la même noblesse,
le même courage , rehaussés encore par un style vif, rapide ,
énergique, qu'on sent jaillir de source. La parole semble obéir
d'elle-même à l'essor d'une âme impétueuse. On croit assister
aux scènes que le témoin véridique déroule sous nos yeux , et
entendre les bruits sinistres dont il nous renvoie l'écho. Le
récit que fait M™" Roland de son arrestation , au milieu de la
nuit, entre les bras de sa fîUe et de ses gens éplorés, donne
toute la mesure du sang-froid de cette femme intrépide, qui ,
durant les jours les plus périlleux , gardait un pistolet armé
sous son chevet, afin de se soustraire aux outrages des assas-
sins. Ses lettres à la convention, ses dernières |)ensées, ultima
■verba, son projet de défense au tribunal, son interrogatoire ,
sont de vrais modèles d'éloquence mâle et de noble fierté. IMais
la partie la plus curieuse, la plus originale des écrits de
W'"'= Roland , ce sont , à coup sûr, les portraits qu'elle a tracés
de divers personnages de l'époque, que sa position la mettait
si aisément à même de connaître, et entre autres ceux des gi-
londins ses amis , qu'elle avait pu juger à fond dans ce cercle
intime dont elle était l'âme et le centre. Elle nous peint tour à
tour le fier et sensible Buzot, le prudent et honnête Pétion ;
Gensonné. ferme logicien, mais trop lent à délibérer; Guadet
au contraire trop prompt dans sa brillante vivacité, et d'une
chaleur qui ne se soutient pas; Verguiaud, le plus éloquent de
tons, mais coupable à ses yeux pour son égoïsme et sa mollesse
épicurienne; le généreux Grangeneuve; Barbaroux à la tête
d'Antinous, d'un si jeune et si bouillant courage; Louvet, plein
REVUE DE PAKIS, Î2!)
de jîaielé, ii respril iiirri-nieux et fin ; Champfoil, doiil les vives
boutades et les acres bons mots faisaient le charme des con-
versations; et le vénérable Dusaulx, et le l)on et facile Mer-
cier, etc. On trouve dans un endroit un ravissant portrait de
j]me Roland par elle-même, où elle se peint sans pruderie ni
fausse modestie , et avec une charmante liberté d'expression.
Si l'on joint à ces traits exquis ce que leur a si heureusement
ajouté le spirituel Lemontey, qui avait pu voir M™'= Roland à
diverses époques, et qui la compare à la Julie de Rousseau, avec
la remarquable beauté de sa taille , de ses yeux et de sa cheve-
lure, avec le frais coloris de son teint délicat, on aura une
idée aussi parfaite que souriante de l'extérieur de cette femme
célèbre.
On a reproché, non sans quelque raison, aux mémoires de
jjme Roland, de oontenir des appréciations exagérées , injustes
même, à l'égard de ses adversaires politiques. Elle formule en
effet plus d'un arrêt sévère, impitoyable; trop souvent la satire
se mêle à la vérité. Il serait à propos de réclamer notamment
en faveur de Chénier, dont elle n'a rien de mieux ù dire, si ce
n'est qu'il a fait des vers assez durs , et qu'elle juge bon tout
au plus, comme législateur, à donner des plans de fêtes natio-
nales à la convention. La timidité de Condorcet lui vaut d'être
vertement rudoyé en passant. L'injustice en ce qui touche
Garât est d'autant plus notoire, que ce ministre écrivain a su
dignement réfuter les reproches dont il avait été l'objet. Dans
Monge, M^^e Roland n'a pas suffisamment distingué l'honnête
homme et le savant du mauvais administrateur; on ne saurait
traiter plus lestement qu'elle ne le faitl'dlustre inventeur de la
Ijéométrie descriptive , le fondateur de l'école polytechnique.
En général, de tous les bommes de la révolution , Mirabeau est
à peu près le seul qui la satisfasse à beaucoup d'égards , le
seul qui lui paraisse à la hauteur de la situation. Le cercle de
ses admirations est, comme on voit, bien restreint. Que M^^^ Ro-
land fasse assez peu de cas d'hommes vains et corrompus, tels
<[ue Bonne-Carrère et Dumouriez , qu'elle méprise des êtres de
la façon de Robespierre et de Marat, cela se conçoit |)arfaile-
luent. Mais prendre le ton du dédain à l'égard des Barnave,
des Camille Desmoulins et des Vergniaud, ne pas craindre de
les a[>peler lâches et perfides , c'est outre-passer, ce nous semble,
1 12
130 KEVLK DE FAKIS.
les bornes de la sévérilé. Le l'iiïorismc excessif de M'"« Roland
à rencontre des hommes de son temps, provient d'un f;nix
point de vue ([u'il importe de noter avant d'aller plus loin.
Ame de Cornélie , vertu toute romaine, M™" Roland jugeait les
hommes non suivant leur essentielle nature, mais bien en raison
de ses exigences jiersonnelles; elle ne rêvait rien moins (jue
des esprits sui)érienrs, unis à de grands caractères ; il lui fal-
lait des êtres complets et carrés par la base , c'est-à-dire de
vrais phénomènes presque impossibles et tels (|u'il n'en paraît
pas un par siècle. Ah ! madame Roland, cette énergie indomp-
table que vous réclamez à. (oui prix, et qui cause tant vos re-
grets, alors qu'elle ne peut faire votre admiration , ce n'est là,
le plus souveni, qu'une question de fibre, ([u'afFaire de muscles
ou de nerfs tout au plus, et qu'il faut racheter |)ar bien des
vices ou des crimes : tandis que la loyauté , le désintéresse-
ment, la candeur, ce sont vertus toutes de l'àme et (jui ne vont
qu'aux élus. En tout temps, même en révolution, sachons pré-
férer les nobles et généreuses dupes aux hardis diipeurs, les
politiques sincères aux hommes d'État roués e( volontiers san-
guinaires : car, si ceux-ci réussissent parfois à sauver haidi-
nient une situation , ils donnent toujours de funestes démer.lis
à la bonne foi humaine et à la morale universelle.
Un autre document original émané de M"'e Roland et publié
il y a quatre ou cinq années , était venu ajouter à nos rensei-
gnements sur cette femme célèbre : nous voulons parler des
Lettres autographes à Bancal des Issarts. Les premières de ces
lettres remontent en juin 1790, époque à laquelle M. et M™^ Ro-
land habitaient la généralité de Lyon, où ils étaient venus se
fixer à partir de 1784, séjournant tantôt dans cette dernière
ville et tantôt au clos delà Platière, propriété de la famille de
M""" Roland. C'est de là qu'ils avaient suivi , avec le plus vif in-
térêt, la progression.s des événements politiques dont Paris était
le théâtre; du fond de cette retraite, ils appelaient et secon-
daient de leurs vœux tous les mouvements qui s'accordaient
avec leurs sympathies, et dont le contre-coup se faisait sentir
dans les luttes que se livraient à Lyon même , avec un grand
acharnement, l'ancien et le nouveau régime. A quelque temps
delà, M. Roland, qui était inspecteur des manufactures et
membre de la municipalité, ayant été délégué pour porter les
RF.Vl'E DE PVRIS 1"!
plaintes do la villt; auprès de l'assemblée conslitiianle, M'""^ Ro-
land se trouva (ont à couj) transportée sur la scène même du
drame , et les communications furent suivies sur un nouveau
pied avec le même Henri Bancal , alors résidant à Londres.
Cette correspondance est doublement curieuse, en ce sens d'a-
bord qu'elle a traita une é])0(|ue moins retracée dans les Mé-
moires, et aussi parce qu'elle piésenle souvent les mêmes faits,
les mêmes im|)ressions en d'autres termes et dans un cadre dif-
férent. C'est ici en quelque sorte le journal ému et im|irovisé,
le procès-verbal jour par jour et heure par heure des événe-
ments, suivis aussitôt de leur commentaire. Dans ces rapides
calilinaires , on retrouve M'ne Roland ce qu'elle était essentiel-
lement, avec toute sa passion, tiiule sa sincérité, toute sou élo-
quence, mais aussi avec ses exijïences implacables et ses colères
sans frein. La généi'ation de 1781) est plus que jamais taxée de
stérilité et d'insuffisance. On voit naître ces préventions radi-
cales contre Necker et tous les hommes de même race, qui de-
vront tant s'aigrir encore par la suite. Les jugements rigoureux
envers Lafayette ne craignent pas de s'énoncer dans toute leur
crudité, en attendant qu'ils aient pu s'amender par un légitime
relour sur eux-mêmes. La fuite du roi à Varennes, les événe-
ments du Champ-de-Mars, quelque discours éloquent de Brissol
aux Jacobins, tels sont les objets diversement importants qui
préoccupent l'auteur à un haut degré, et dont la peinlure revêt
sous sa plume une expression palpitante. Fréquemment les ap-
préciations, les récits sont entrecoupés de quelque cri de guerre,
d'une sentence sloïque, d'une apostrophe martiale, ou bien se
termine par un salut tout républicain, digne de la femme de
Calon. Enfin , un cri d'alarme héroïque à l'approche des
Prussiens menaçant Verdun , clôt avec bonheur la série tout
enlière.
En général, la coriespondance de M"'« Roland , soit avec
Brissot, soit avec Bancal, roule f) peu près exclusivement dans
le cercle des idées politiques. On y observe bien des .jugements
particuliers, remarquables sur les hommes et les choses d'une
époque , mais peu ou point de généralités sur l'homme et la
nature morale. On voit (jue la mêlée des intérêts actuels, la
place publi(|ue joiunalière absorbent M™" Roland sans par-
tage. Dans cette Iribuni; aux haiangues où elh; se pose, nous
132 REVUE DE PARIS.
distinguons tout au plus la femme de parti. Ce n'est que par un
retour momentané qu'il lui arrive parfois de mêler avec une
sensibilité réelle l'expression de ses affections privées au cli-
quetis des émotions publiques. Pourtant quelques lettres à
M. Rose, antérieures à la révolution , et heureusement interca-
lées dans la dernière édition des Mémoires, relèvent d'une in-
spiration toute différente. Elles ouvrent jour par un coin fugitif
sur toute la vie intime et domestique de M™e Roland. L'occu-
pation du ménage et des enfants, les soins de la basse-cour et
de la récolle, le travail des champs, en un mot tout le détail
familier d'une façon de vivre bourgeoise, se trouve ici jeté né-
gligemment et repose fraîchement l'esprit. Il y a mainte déli-
cieuse échappée à travers les bois et les prairies qui offre tout
le charme de la surprise. C'est comme le premier filon d'une
veine inexplorée.
Mais voici de nouvelles révélations tout à fait inattendues qui
vont assurer à M""= Ronland une seconde et plus douce renom-
mée. Les Lettres inédites, adressées aux demoiselles Cannet,
que vient de publier M. Auguste Breuil, avocat à Amiens, au-
ront pour résultat de renouveler et d'agrandir notre point de
vue sur cette femme supérieure. On connaît déjà, par les tou-
chants récils des Métnoires, les sœurs Henriette et Sophie Can-
net, ainsi que l'origine de leur liaison avec M"e Phlipon (M™« Ro-
land) au couvent des dames de la Congrégation, dans le faubourg
Saint-Marcel. Ces nouvelles lettres, si heureusement retrouvées
aujourd'hui, servirent, après la sortie du couvent, à entretenir
des relations d'amitié déjà bien vives; elles furent en grande
partie adressées à Sophie, la plus jeune des deux sœurs, avec
laquelle une conformité d'âge et de goûts avait plus particuliè-
rement uni M"'' Phlipon. et embrassent toute l'intéressante pé-
riode de 1772 à 1780. En comblant très à propos les lacunes
des Mémoires pendant cette époque, elles ajoutent mille traits
aussi précieux qu'inconnus à l'esquisse immortelle mais trop
peu complèle que M™'' Roland nous avait laissée d'elle-même. Ici
plus de hâte fatale dans la mise en œuvre, plus d'horloge funèbre
sonnant une à une des heures trop avares, plus de grilles et de
barreaux comprimant la pensée; surtout nulle préoccupation de
ce public, dont le spectre effrayant trouble les aveux et refoule
dans ses plis l'expression intime prête à s'échapper. Une jeune
REVUE DE PARIS. 133
fille trace en quelque sorle l'histoire de son cœur à son amie,
sans autre besoin que celui de la franchise, sans inquiétude,
sans réserve, et met à nu sous ses yeux tout le fond de sa pen-
sée. Elle nous initie aux premières manifestations de cette âme
et de cette intelligence que le monde admirera plus lard, et qui
déjà révèlent toute leur force à travers les voiles plus jeunes
et plus frais dont elles se parent.
Au début des lettres (25 janvier 1772), M"<= Phlipon n'avait
que dix-huit ans : pourtant cette jeune fille, dont la main s'est
à peine essayée sur quelques brouillons indécis, ou en de sim-
ples et courts billets, se révèle un moraliste remarquable, un
écrivain distingué. Dans ce germe à peine sorti de terre, on
pressent aisément la plante robuste et généreuse qui s'épanouira
un jour. Les premiers détails que Mi'o Phlipon éprouve le besoin
d'exprimer, parce qu'ils tiennent essentiellement à sa manière
d'être et de sentir, ce sont ceux d'une vie modeste, solitaire et
sérieusement occupée. Elle aime à se peindre retranchée dans
sa petite cellule , et là goûtant à loisir les douceurs sans re-
mords d'une paisible lecture, d'une méditation loin des brûlis
importuns, d'un tendre épanchement dans le sein de l'amitié.
Une indolence quelque peu philosophique, la paix de l'âme fon-
dée sur une conscience pure, une disposition de gaieté dont
l'éclat soit tempéré par un léger voile de mélancolie, tel est
l'état qu'elle chérit de préférence, telle est la source habituelle
de ses contentements. Ce qu'elle souhaiterait fort, ce serait :
« une petite maison à la campagne, propre sans élégance, placée
tout près d'une église, accompagnée d'un jardin où l'art secon-
derait la na'.iire, sans prétendre la surpasser. Je voudrais aussi
un bois solitaire, de vertes prah-ies, beaucoup de coteaux, une
eau qui murmure en s'écoulant parmi les fleurs; quoi encore ?...
une bonne bibliothèque, etc. " En fait de livres et d'auteurs,
ce qui la tente le plus d'abord, c'est l'agréable joint à l'instruc-
tif, l'histoire de préférence aux romans. Quant aux sciences,
l'histoire naturelle, la physi(iui>, la géométrie, même l'astrono-
mie, l'occupent assez volontiers. Un peu de poésie et quelcjucs
morceaux d'éloquence complètent le chapitre des belles-lettres.
S'il lui survient quelque moment d'eimui, elle barbouille du
papier à force; écrire, raisonner, c'est soji pain quotidien.
Au milieu de tout cela le dessin, la musique, ont aussi leur
12.
ïài REVUE DE PARIS.
bonne part, ef, sur ce dernier point, elle ne s'en tient pas à la
théorie. La guitare, même le violon, lui passent bravement el
tour à tour par les mains. Ainsi v;uie-t-elle ses heures, faisant
une chanson après des raisonnements sur l'existence de Dieu,
passant de la philosophie aux couplets.
L'empire des idées religieuses avait d'abord été très-grand
sur Bl™eRohind. Dès les premières pages de celle correspondance,
elle se montre fort occupée de Dieu, du(iuel il lui semble impos-
sible de détourner aucune action ni aucune pensée. Elle trouve
saint François de Sales un saint trop indulgent, parce qu'il
permet plus d'a/fiquets aux jeunes lîlles qu'aux veuves. Plus
tard, au contraire, elle aimera ce même François de Sales à la
folie, elle le prendra pour garant, et, s'il le faut, pour patron,
parce que, dit-elle, ?7es^ tout bon, tout simple, tout tolérant,
parce qu'il avoue avoir le cœur porté à la tendresse. A la suite
d'une fréquenlalion assidue des écrits des philosophes, M""*^ Ro-
land était tombée peu à peu dans le sceplicismej elle s'en tenait
assez volontiers au pur déisme de Voltaire et de Jean-Jacques.
Toutefois ces incertitudes de son esprit ne lui furent jamais un
motif pour s'écarter des plus strictes règles du devoir. Dans
cette balance du doute , où elle dort suspendue comme les
Américains dans leur hamac , elle s'attache à la vertu avec
le transport et l'acharnement d'un naufragé saisissant la seule
brandie qui lui reste. «Quand on doute, dit-elle dans la lettre xii
de 1777, il faut vivre comme si l'on croyait; je t'ai dit mille
fois que ce principe me semblait devoir être celui des âmes
droites, et qu'il serait toujours le mien. » Douée de sens très-
inflammables, ayant de plus le cœur fort sensible. M'"" Roland
ne cessa jamais de veiller sur sa chasteté avec un soin Jaloux.
Une de ses croyances était qu'il y a moins de difficulté de résister
aux passions que de les satisfaire, el un jour, chose assez sin-
gulière, il lui arriva de soutenir cette thèse contre un abbé qui
plaidait, lui, pour l'inlluence des tempéraments (1).
(1) On a prêté à Mme Roland je ne sais quetle passion girondine,
secrètement couvée pendant son mariage; les uns ont nommé Valazé,
les autres Barbaroux ; mais le fait n'est pas absolument prouvé , et
mériterait pins ample éclaircissement.
REVOK DE PARIS. 135
Cepeiidyiit , tandis que M"e Ptilipon s'iii(|uiélait d'émcies et
d'art un ptiii plus que d'amour, les prétendants arrivaient en
foule. Atteinte de petite vérole vers l'àye de dix-huit ans , et
sortie victorieuse de cette épreuve , sa beauté , que relevait
singulièrement un air vif et spirituel, paraissait désormais
hors de toute atteinte. Soit pour ce motif, soit pour un autre ,
les partis se succédaient sans interruption , et il y en avait de
toute physionomie, de tout âge, i)riucipalement de toute con-
dition, peintres, joailliers, médecins, marchands, épiciers
même, etc. Mais M"" Phlipon, armée de son bon sens habituel,
et assez forte d'ailleurs pour endurer le célibat, devait se tenir
en défense vis-à-vis de cette phalange d'épouseurs, dont la
singulière bigarrure lui fournit quelque part le texte d'une
agréable plaisanterie. Bien que plusieurs d'entre eux fussent ,
au point de vue des convenances vulgaires , ce qu'on nomme
des partis sortables, ils ne répondaient guère, on le sent , aux
exigences d'esprit de celle qui devait porter un jour le nom de
Roland. Elle témoigne surtout une répugnance marquée pour
les gens de commerce , âmes généralement peu hautes, esprits
médiocrement cultivés , préoccupés avant tout de lucre et de
soins matériels. Un homme de cœur et d'éducation distingués,
en rapport de sentiments avec elle autant que possible , tel est
le sage idéal qu'elle se plait à rêver et qu'elle attend. Un mo-
ment elle avait cru rencontrer cet idéal dans le jeune La Blan-
cberie , sorte de littérateur assez honnête , qui lui avait déclaré
les plus vifs et les plus tendres sentiments. Le nom de La Blan-
çherie , cité dans plus de quinze ou vingt lettres , l'éloge fré-
quent de ses principes et de son ouvrage de morale dont le titre
pourtant était quelque peti fastueux , attestent, .malgré l'es-
pèce de dédain superficiel des Mémoires , que le cœur de la
jeune fille avait été fortement touché. Mais, hélas ! le prestige
ne dura pas longtemps. Un léger incident suffit pour faire
tomber le voile et dissiper Tillusion. Elle touche du doigt les
défauts ; son idole de tout à l'heure, son amant chéri, ne lui
apparaît plus que comme un homme vain et léger... Écoutons
du moins combien sa passion fut sincère. « Peu s'en faut que
je ne regrette cette douce erreur : jamais mon âme ne fut plus
grande, plus exaltée, plus belle, que lorsqu'elle se trouvait
sous son empire. Dieux ! quelle énergie ! quel ressort ! Persua-
136 KEVUE DE PAftIS.
(lée que l'objet de mon affection était au-dessus de tout ce qui
existait , jalouse de le mériter par mon élévation , je me sentais
capable de ce que l'héroïsme peut faire entreprendre de sur-
prenant et de sublime, chaque vertu me paraissait une grâce
nouvelle qui pouvait m'embellir; je jouissais de l'idée que j'ex-
citais en lui la même émulation, les mêmes transports; mes
élans étaient d'autant plus fréquents et plus rapides que le si-
lence les contraignait toujours.... »
Les goûts purs , simples , champêtres , avaient toujours do-
miné l'esprit de M"'^ Roland , même à l'époque si agitée de son
passage au pouvoir. Mais cet amour inné de la campagne et de
la retraite , régna surtout dans s6n âme vierge que n'avait pas
encore déflorée le contact de nos tristes passions sociales. 11 se
déclare à tout propos avec un fonds inépuisable dans les Lettres
inédiles. Soit qu'au Luxembourg elle jouisse du calme, inter-
rompu seulement par le doux frisselis des feuilles légèrement
agitées, soit que, dans une excursion à Fontenay-sous-Brie, elle
respire un air pur et délicieux au sein des bois charmants, des
belles prairies, des frais vallons qui semblent s'embellir à l'envi
par sa présence; on sent que son cœur est à l'aise dans ce mi-
lieu , qu'il s'y dilate à souhait . et que c'est bien sincèrement
qu'elle se lassasie du spectacle de la nature. Il faut la voir (let-
tre XII de 1774) figurant dans une danse rustique; « à côté
d'un gros Lucas qui cloche le pied et affecte de se donner un
certain air de tête avec son chapeau , dont la pointe de devant
menace le ciel , « ou bien vis-à-vis « d'un grand Colin aux che-
veux blonds comme les épis dorés de Cérès , dansant la mate-
lotte avec la jeune Lisette , qui , rouge de plaisir, baisse la tête
et les yeux, remue ses bras et ses hanches , en jetant de temps
en temps un petit souris...» Quelle description charmante !
quel frais et spirituel coloris ! Parfois encore , pour rompre
avec la monotonie parisienne , elle s'écha|)pe à Vincennes chez
son oncle le chanoine. Là, il est vrai, elle ne jouit pas tout à
fait de la campagne suivant ses désirs ; les bruits lointains de
la ville viennent tioubler parfois le repos ; mais l'existence y
garde plus d'un doux attrait qu'elle siiit goûter et peindre.
« Tandis qu'un bon chanoine en lunettes fait résonner sa vieille
basse sous un archet tiemblotant , moi je racle du violon ; un
second chanoine nous accompagne avec sa Hilte glapissante ,
KEVUK DE PARIS, 137
et voilà un concert propre à faire fuir tous les clials. Ce beau
chef-d'œuvre terminé, je me sauve au jardin , j'y cueille la rose
ou le persil.,, etc. « Du reste, ainsi que toutes les âmes délica-
tes, ainsi que toutes les natures éminemment impressihies, les
objets extérieurs la maîtrisent fortement. Suivant que le ciel
est d'une transparence azurée ou teint de sombres vapeurs , sa
sensibilité en est différemment émue « On pourrait , observe-
t-elle quel(|ue part , marquer les différences de mon humeur
par les saisons : je suis tendre et sensible au printemps , vive et
gaie dans l'été ; en automne ma gaieté prend une teinte de satire
qui me conduit à la rêverie philosophique, et me rend enfin en
hiver réfléchie , sérieuse et occupée, » Et ailleurs encore , tou-
jours à propos des impressions qu'elle reçoit : « Je suis tout à
fait femme sur l'article. Les différents aspects d'une campagne
me transportent, les chefs-d'œuvre de l'art me ravissent, la
vue d'un être souffrant me déchire, les sons de la musique me
pénètrent... Je suis incrédule au cabinet , pieuse au temple , et
l'un et l'autre tour à tour, suivant les idées qui m'occupent ou les
images qui me frappent. » A l'un de ces instants où la girouette
est tournée vers les sombres nuages, elle énonce le pressenti-
ment (trop juste, hélas!) d'une vie de courte durée; mais,
loin que cette idée l'épouvante , elle paraît au contraire s'en
réjouir.
M™" Roland se réhabilite pleinement dans ces nouvelles let-
tres du reproche d'insensibilité que sa vie publique et quelques-
uns de ses écrits antérieurs avaient pu lui faire encourir. Chez
l'héroïne de la révolution, en effet, si noble d'ailleurs, si dé-
vouée, si grande, une certaine sécheresse puritaine semble
émousser la fibre des humaines tendresses ; une sorte de rigueur
philosophique, l'intolérance de secte, que sais-je, obscurcis-
sent les rayons de cette flamme affectueuse dont le doux éclat
a formé l'auréole de tant de beaux génies. Eh bien , celte qua-
lité si rare qui manquait au glorieux cortège des mérites de
Mine Roland , elle éclate ici par mille traits ; celte source géné-
reuse que les flots du dehors avaient refoulée et conlenue, elle
déborde de toutes parts, La jeune fille ne s'écrie-t-elle pas tout
d'abord : « Je ne suis rien moins que slo'ique , et j'en voudrais
beaucoup à la philosophie si elle endurcissait quelque peu ma
trempe. Oh ! combien de plaisirs elle m'ôlcrait ! '^ Oiiel autre
138 r.Evur; dr pahis.
précieux aveu que celui-ci : « Ma plume devieut paresseuse ,
mes loisirs m'échappent , le cœur me vole tout. « On sait quel
affreux désespoir lui causa la mort de sa mère : c'est en vain
<|ue la marquise de Créquy , détracteur systématique de M™'' Ro-
land , a voulu dénaturer le caractère d'une douleur toute fi-
liale. La lettre du \'2 mai 1775 , qui se rapporte à ce triste évé-
nement . nous en retrace l'impression déchirante. Lorscju'il
arrive à M"" Phiipon de perdre quelques-uns de ses vieux amis,
M. de Boismorel , qu'elle désigne souvent par le nom (ht sage ,
M. de Sainte-Lelte , ou d'autres encore , elle s'en afflige avec
une émotion aussi |)rofonde que sincère, qu'elle explique par
ces mots : « Mon existence s'attache à ceux que j'estime ; je me
sens déchirer lorsqu'ils me sont ravis. Je redoute le bonheur
de rencontrer des êtres distingués dignes de mon affection , et
j'éprouve que , sans ce bien, la vie ne vaut pas la peine d'èlre
conservée. » A propos de la charité qu'elle pratique avec zèle,
mais trop peu efficacement à son gré : « Oh ! l'affreuse vue que
celle des malheureux qu'on ne peut consoler ! » Quant aux cha-
grins personnels et aux épreuves de tout genre dont sa vie
humblement abritée ne la défend pas, si elle les ressent vive-
ment, elle a aussi des trésors de résignation pour les suppor-
ter. " J'aimerais mieux les sifflements des javelots et les hor-
reurs de la mêlée que le bruit sourd des traits qui me déchirent;
mais c'est la guerre du sage luttant contre le sort. » Le plai-
sir qu'elle éprouve à la réception des lettres de Sophie, ses ef-
I usions de cœur pour cette chère confidente, empruntent des
accents d'une tendresse inépuisable , se formulent en des ter-
mes d'une variété toujours nouvelle et toujours heureuse. Un
jour une lettre de Sophie arrive à l'improviste au milieu d'un
dîner de famille : à cette vue, l'attendrissement gagne M"" Phii-
pon , ses larmes coulent en silence , et à ce propos voici toute
une lettre d'une sensibilité exquise, toute une échappée déli-
cieuse sur les douces prérogatives et les charmes durables de
l'amitié.
On s'étonne vraiment à trouver en une si jeune fille tant de
haute raison, une sagacité si.-pénétrante , un goût si sûr et si
exercé. Elle démêle bien vite , avec un rare sens critique tou-
jours en éveil , ce qu'il y a de faux brillant , d'apparence men-
teuse . de fond inconsistant et léger clans le monde «jui voltige
Hi:Vl h DE l'AKlS. 139
autour d'elle , el dès lors (|uelques traits de pUnne lui sutîisent
pour crever et mettre à néant ces pauvres i)ulles de savon. Elle
se complaît parfois , avec une ironie bienveillante , à faire poser
devant elle toutes ces figures bigarrées, quelquefois graves,
plus souvent bouffonnes. <iue l'intimilé d'une réunion privée,
ou la cohue d'une soirée d'éticiuette, offraient de loin en loin
à ses yeux. Qu'elle aille un soir au concert de M'"" Lépine , ou
chez sa bonne et douce cousine M'"" Trude , et nous aurons
le lendemain fi coup sûr une esquisse charmante dans laquelle
glisseront les silhouettes croquées au passage de toute une sé-
rie de tyi)es cl d'originaux. Son instinct et son cœur , précédant
l'expérience , l'avaient prémunie contre l'insignifiance slérjie
des occupations et des plaisirs dont s'éprend le vulgaire. « Sans
être misanthrope, dit-elle,, je connnis trop les hommes pour
me plaire jamais dans ce qu'on nomme sociétés; quand j'entre
dans l'une d'elles . je crois voir un bal d'esprits masqués ou ,
sous un caractère adopté par caprice, un être méprisable se
fait admirer à la l'aveur d'un déguisement. Mon cœur trop sen-
sible ne trouve rien là qui puisse le toucher. » Ailleurs elle re-
vient encore à la même idée : « On n'apprend à penser forte-
ment que dans le calme et le silence. On a dit avec raison que
les hommes ressemblent aux pièces de monnaie, qui s'usent
par le frottement et perdent de leur caractère dans le commerce.
Je compare les sociétés ordinaires à ces écrits périodiques ap-
pelés Journaux; ce sont des recueils d'objets mal rapprochés,
de petites choses gauchement présentées , dont la variété vous
occupe sans profit pour l'esprit auquel il ne reste rien de re-
marquable. » Ce qu'elle dit sur la valeur de la vie, la douleur
physique , l'influence de l'éducation , l'amour pour l'espèce,
sur le stoïcisme el les atlives, sur les preuves de la Divinité, ti-
rées du sentiment, tout cela est on ne peut plus sensé, vif,
profond ou délicat. A défaut de la foi dogmatique qu'elle a per-
due , il respire dans tout ce qu'elle écrit une sagesse pratique ,
une philosophie tolérante, une charité vive et notamment une
grande pureté de principes auxquels la plus rigide morale ne
saurait rien reprocher. En fait de senliraent et de goût musical,
écoutons-la parler : « On chanta un de ces airs italiens si vrais
pour la composition et pour l'expression; point de cris, point
d'élans forcés : c'est le Ion du cœur , le langage de la passion „
140 RKVUE DE PARIS.
de la iKidne mémo; raccompnfînfimeiit ne fait point charivari,
il soutient la voix, ajoute seulement une teinte de force à ce
qu'elle exprime; les instruments paraissent sentir et gémir, ou
soupirer avec elle. » M"" Roland se range tout simplement en
quelques mots du parti de Pergolese, de Mozart, de Grétry , et
de tous les mélodieux chantres du cœur. Le dilettante le plus
exquis ne saurait en vérité mieux dire. De même pour la pein-
ture dont elle causait avec sens et esprit dans des visites chez le
peintre Greuze.
On ferait un vrai recueil avec toutes les choses admirable-
ment senties pareilles à celles-ci :
o Je veux de l'ombre, le demi-jour suffit à mon bonheur;
et, comme dit Montaigne, on n'est bien que dans l'arrière-bou-
lique.
n Le bonheur est près de nous : une vie simple nous en rap-
proche tous les jours davantage.
» On peut chérir la solitude sans être misanthrope : les âmes
sensibles se retirent de la foule.
n Je n'ai pas beaucoup de foi aux amitiés si chaudes dans
leur naissance; les promptes intimités et les fortunes rapides
nie sont également suspectes.
» Qu'il est triste de se dire : Je connais assez les hommes pour
ne pouvoir plus les estimer beaucoup désormais !
» L'inutilité des plus beaux jours de la vie répand sur tout
le reste le découragement et l'ennui.
1) Rien au monde ne peut balancer la droiture et la sincé-
rité. Hélas! avec moins de l'une et de l'autre , je serais plus
heureuse en apparence, et plus malheureuse en effet.
» Celui qui garde son âme en état de désirer qu'il y ait un
Dieu, n'en doute jamais.
» Je m'enveloppe de mon courage comme d'un manteau , et
j'attends l'orage en cheminant toujours. «
Les jugements de M™" Roland sur les grands écrivains, tant
anciens que modernes, sont précieux à plus d'un titre , car, on
le sait , à une raison saine et solide elle joignait des connais-
sances assez profondes et très-variées, amassées de bonne heure.
En prenant àe toute ?iiain , comme elle dit, elle s'était fort
enrichie. Il peut lui arriver de se lancer parfois dans des admi-
rations outrées et quelque peu naïves, de prendre le clinquant
KEVUIÎ m l'AFvIS. 141
pour de l'or, et le Raynal pour le Jean-Jacques; mais, au pre-
mier avis, elle se relève de ce faux pas, et ne tarde pas à poser
le doigt sur sa méprise. Le vieil Homère , contre qui elle était
d"al)ord prévenue, devient bientôt l'objet de sa profonde admi-
ration, bien qu'elle le juge uniquement sur la prose deM^^Da-
cier : et la voilà qui se met à analyser en détail l'Odyssée avec
une justesse souvent remarquable. « Je vais, dit-elle, me je(er
à plein collier dans l'étude des anciens : j'ai de grandes dispo-
sitions à aimer ces bonnes gens que je respecte déjà infini-
ment. « Virgile lui semble, comme de raison, inférieur à Ho-
mère, mais elle a néanmoins, pour ce doux poète, un penchant
très-vif dont elle déduit les raisons en plusieurs pages bien
senties. « La poésie pastorale est l'amie des cœurs sensibles :
c'est comme le lait aux poitrines faibles. Les Géorgiques de
Virgile, les Saisons de Thompson, altachentdoucement, plaisent
et touchent sans produire ces grands mouvements qu'il n'est
j)as toujours à propos d'exciter. » Après avoir loué les lettres
de Cicéron à Alticus, elle s'avise pourtant que Cicéron se vante
beaucoup et assez souvent : « Ce travers me désenchante un
peu. K A propos de Montaigne, dont elle commente le chapitre
sur l'amitié : « J'aime le tour original de cet auteur ; je n'ai fait
encore que l'entrevoir, mais je me propose de faire connais-
sance avec lui; il me semble que son énergie, sa franchise ont
de l'analogie avec mes propres dispositions. Je me récréerai
avec lui, quand je pourrai faire une pause. » La Clarisse de
Richardson, malgré les longueurs et les défauts, est, à ses yeux,
« la production d'un imagination forte et féconde, d'une âme
honnête et sensible, d'un esprit éclairé, fin, habile à saisir les
plus légers mouvements de la passion et à les rendre adroite-
ment ; les caractères y sont distingués , développés et soutenus
avec art. » Elle déclare y trouver une iufînilé de choses qu'elle
a pensées, senties et exprimées nombre de fois. Au besoin, elle
ne dédaigne pas de faire brèche dans le droit public, et lit en
courant l'ouvrage de Delolme sur le gouvernement anglais,
dont on peut voir une longue analyse (lettre h, 1777). Mais,
au milieu de toutes ces sympathies si mélangées, de tous ces
penchants si divers , il y a un sentiment «pii domine chez
M"' Phlipon, c'est celui d'une admiration vaste, fervente, pour
le génie de Rousseau. Un jour, qu'elle reçoit en cadeau les œu-
1 13
142 REVLE DE PAKl.s.
vres complètes iiii pliilosoplie. l'idée d'avoir tout Jean- Jacques
en sa possession liii cause une félicité inexprimable, un véri-
table délire. Rousseau est son bréviaire, elle déclare tout uni-
ment le porter dans son cœur, et ne pas souffrir qu'on rattaqiie
vafïuement : « Qui pfiint donc la vertu d'une manière plus noble
et plus touchante? Qui la rend plus aimable? Ses ouvrafjes
inspirent le goût du vrai, de la simplicité, delà sagesse. Quant
à moi, je sais bien que je leur dois ce que j'ai de meilleur. Son
génie a échauffé et ennobli mon âme. » La conscience de sa
pureté et de sa force à l'abri de toute séduction passionnée, lui
fait dire de VHéloïse : « C'est un chef-d'œuvre de sentiment ;
la femme qui l'a lu sans s'être trouvée meilleure après celle
lecture, ou tout au moins sans désirer le devenir, est une âmo
de boue, un esprit apathique : elle ne sera jamais qu'au-dessous
du commun. »
Cette admiration toute religieuse pour Jean-Jacques avait
mainte fois inspiré à M"" Phlipon le désir très-vif de voir le
grand homme. Profitant un jour de l'à-propos d'une commis-
sion dont un de ses vieux amis se trouvait chargé pour le phi-
losophe genevois, elle la prend h son compte, et, pour plus de
sûreté, s'avise d'en faire précéder l'exécution d'une lettre aussi
bien tournée qu'il lui est possible; puis, deux jours après, s'en
va, escortée de sa fidèle Mignonne, afin de chercher la réponse.
Pleine d'anxiélé , le cœur palpitant et bercé entre l'espoir et la
crainte, elle s'achemine rue Plàtrière , entre dans l'allée d'un
cordonnier, et, parvenue au second étage, s'arrête tremblante
devant l'humble logis, comme on ferait au seuil d'un temple
vénéré. Mais, au lieu de Rousseau, c'est Thérèse qui se pré-
sente, avec sa figure sévère et refrognée, Thérèse entre-bàillaiit
à demi la porte comme un Cerbère jaloux, ne cessant d'avoir
la main sur la serrure , et répondant à toutes les instances de
la jeune fille par un geste de tête négatif, par un refus obstiné.
Rousseau, dans sa défiance toujours en éveil, avait sans doute
regardé la missive comme un prétexte adroit pour satisfaire
une de ces curiosités banales qui lui étaient si importunes; il
n'avait pas voulu croire que l'écriture fût de la main d'une
femme. On se serait trompé à moins , j'imagine. Quoi qu'il en
soit, l'aimable enthousiaste en fut pour les frais de sa démar-
che, dont la rtîalion qu'elle en a esquissée revêt, sous sa plume.
REVUE DE PARIS. 14"
iin chai me inexprimable. Comme autre épisode curieux et pkiu
d'inlérèl, il faut lire encore la visite que la pauvre fille risqua
lin jour, sous forme de déguisement, chez une maîtresse de son
père, un de ces veufs non amortis et tout inflammables (mal-
gré la neige de leur front), dont i'inconduite était déjà en train
de dissiper un patrimoine où elle n'eut plus tard à recueillir que
des débris.
De toutes ses méditations et de toutes ses lectures . qu'une
rare habitude d'observation achevait de féconder, M"'=Phlipon
avait recueilli plus d'un fruit savoureux à son usage. Tout en
labourant le champ d'aulrui , elle se cultivait elle-même, sui-
vant une de ses expressions. Son principe était « qu'il faut ex-
traire et pour ainsi dire tourner en sa propre substance les
choses que l'on veut conserver. » De bonne heure, elle avait
composé ce qu'elle nomme ses œuvres déjeune fille , ses Loi-
sirs, renfermant des jugements , des réflexions, des analyses,
suggérés par différents ouvrages , et en outre l'expression de
pensées individuelles. Son but éiait de tixer ainsi ses opinions,
et d'avoir par la suite des témoins de ce qu'elle avait éprouvé
et senti (1). Mais ne craignez point qu'elle donne dans le travers
si commun des |)Oésies personnelles, cet exercice tant futile
quand il n'est point une impérieuse vocation, un magnilique
sacerdoce. Elle a sans doute un grand amour pour la poésie, et
avec son imagination , sa sensibilité, sa franchise d'impres-
sions, elle y eût certes mieux réussi que bien d'autres : mais la
tournure sérieuse de son esprit l'en défend avant tout. S'il lui
arrive par cas fortuit de commettre une élégie, elle en raille
fort agréablement la première, au rebours de tant de minces
poëtes qui se prennent au sérieux, a Ce sont, dit-elle , de ces
petites folies qu'on se permet entre soi , et qui , lorsqu'elles
m'échappent, ne sortent guère de ma poche. » Ce qui la préoc-
cupe bien autrement que d'enfler de maigres pipeaux ou de
soupirer des plaintes trop souvent menteuses , c'et>t l'étude de
(1) ^ous ne mentionnons que pour mémoire le discours adressé à
l'académie de Besançon sur ce sujet proposé : « Comment réducation
des femmes pourrait rendre les hommes meilleurs. » La question était
des plus épineuses , et l'académie ne ju[;ea pas à propos de décerner
le prix.
144 REVUE DE PARIS,
la nature et de l'iiomme , la recherche du vrai ; elle songe à
faire bonne provision d'idées morales, saines et justes. Du reste,
en (ont cela , nulle pensée ambitieuse , nulle préoccupation de
renommée, a La gloire d'auteur n'est pas mon fait, observe-
t-elle en un endroit; j'y dois renoncer , j'y renonce. « Et ail-
leurs : « Je ne me soucie nullement d'être savante ; je veux
être bonne et heureuse: voilà ma grande affaire. Un sens droit,
un cœur honnête, que faut-il de plus? » Le sans-façon expé-
ditif dont elle use pour sa correspondance est curieux à consta-
ter. Tantôt elle épanche ses plus longues et ses plus intimes
confidences au milieu de la nuit, dans le court intervalle qui
précède son coucher; tantôt elle achève une grave épître au
déclin du jour, le bras appuyé sur le bord de sa fenêtre, n'y
voyant goutte, et finissant, comme elle dit, à L'aveuglette. La
perfection essentielle de ces écrits , ainsi improvisés en appa-
rence, aurait de quoi surprendre, si l'on ne savait qu'elle y
déposait d'habitude, sinon la forme même, du moins le fond et
la substance de matériaux préparés à loisir. Raison sévère à
la fois et piquante, sensibilité profonde sagement contenue,
sérénité, indice d'une belle âme, tels sont les caractères princi-
paux des Lettres inédites ; eWes accusent à beaucoup d'égards
une sincère étude des idées et du style de Rousseau. Seulement
Rousseau, ainsi qu'on le sait, n'écrivait pas gaiement; et
M"e Phlipon a sur lui cet avantage ( bien qu'elle assure quelque
part n'avoir pas le ton badin) de rencontrer çà et là les plus
franches veines du rire. Sa vivacité, sa finesse, son enjouement,
lui donnent alors plus d'un trait heureux de ressemblance avec
M™'deSévigué. Peut-être pourrait-on relever, de temps à autre,
quelque plaisanterie un peu hasardée , un terme trop familier,
une expression trop crue; mais ces lâches sont rares. Une lettre
finit ainsi : «Mais je bah. Ile à tort et à travers. Je t'aime de même
comme Henri IV faisait Grillon... Adieu, adieu. »
Les événements politiques occupent assez peu de place dans
les Lettres inédites : toutefois ce qui s'y rapporte suffit à indi-
quer le point de vue qu'embrassait dès lors M"'^ Roland. La joie
qu'elle éprouve du rétablissement des parlements, ses regrets à
la retraite de Turgot, ses ardentes sympathies pour Washington
et la liberté d'Amérique, les réflexions quasi républicaines que
lui suggère une visite à Versailles; toutes ces particularités
IIEVLK DE PARIS. U^
précises, jointes au ton général des sentiments, fournissent
déjà au drapeau, une inscription et une couleur fort signitica-
tives. Le caractère énergique de M"»" Roland la préparait mani-
festement pour un rôle supérieur à celui de son sexe. Dans un
passage, elle regrette d'être femme, elle voudrait pouvoir vêtir
une culotte et un chapeau pour s'en aller voyager, observer les
hommes, visiter les chefs-d'œuvre des arts , entrer en relation
avec les personnages célèbres. Elle sent ses facultés à l'étroit
dans sa prison, et secoue de temps à autre ses chaînes avec
impatience , comme ces lions enfermés dans des cages , qui
aspirent à un air plus robuste, et réclament la liberté du désert.
On sait que, tout enfant , malgré une piété, une dévotion fort
vives, elle apportait à l'église les f^ies des Hommes illustres
de Plutarque, en place d'un livre de messe , et qu'à l'âge de
quatorze ans elle s'indignait de n'être née ni Spartiate , ni Ro-
maine. Même au sein d'une position obscure, son âme géné-
reuse la fait s'intéresser vivement non-seulement à l'admini-
stration et au bien général de son pays , mais même à l'espèce
entière. « Je me sens l'âme un peu cosmopolite', s'écrie-t-elle j
l'humanité, le sentiment, m'unissent à tout ce qui respire : un
Caraïbe m'intéresse, le sort d'un Caffre me touche. » Hélas!
pourquoi faut-il que ces nobles aspirations n'aient soufflé que
mort et ruine pour celle qui rêvait en son cœur le salut du
genre humain!
La correspondance finit en 1780, au mariage avec M. Ro-
land, qui avait été adressé d'Amienspar les demoiselles Cannel,
et dont le nom apparaît pour la première fois dès 1776, dans
une lettre de 11 janvier. L'honnêteté, la franchise, le savoir de
l'austère philosophe, avaient fait pressentir aussitôt à M"e Phli-
pon qu'un ami solide lui était acquis. Longtemps encore, il
est vrai, soit pendant de rares et graves entrevues, soit durant
un voyage entrepris en Italie, M. Roland ne lui apparaît guère
qu'au bout ù'une longue lunette. Mais patience! un destin
inéluctable appellera ces deux fortes âmes à s'unir d'un éternel
lien. Les obstacles ordinaires, des différences essentielles de
position, loin de nuire à la conclusion, ne tirent au contraire
que hâter cet affranchissement d'une part, cette conquête de
l'autre. C'est là toute une révolution pour M'"» Roland. Encore
quelques années de vie domestique, de bonheur paisible, et
1".
146 REVUE DE PARIS.
l'ère de dévouement commencera, glorieuse mais terrible.
Maintenant le cadre est rempli j nous possédons M™e Roland
tout entière dans les aspects les pli|s divers de sa noble ligure.
En regard des teintes sombres et graves que projette cette grande
âme à sa fin , se jouent les reflets plus doux et plus souriants
d'un premier Jour entr'ouvert sur le monde et sur la vie. Les
pensers, les sentiments de l'innocente jeunesse venant ici se
rejoindre par un anneau gracieux au cercle dévorant et fatal
des dernières années, nous rendent celles-ci d'un aspect moins
rigide; ils nous amènent à corriger et à adoucir sur bien des
points le jugement trop absolu que nous avions dû concevoir
de cette personnalité d'élite. Peut-être quelques-uns admire-
ront-ils encore plus volontiers le rôle public , le caractère in-
flexible, la vertu toute romaine, en un mot la femme héroïque,
apôtre et martyr de la révolution. Quant à nous, qu'il nous
soit permis de chérir davantage, sans nul préjudice toutefois,
la vie privée dans tout son parfum modeste, avec son bonheur
sans éclat et ses douleurs cachées; qu'on nous laisse préférer la
raison exempte de joug, la force compatissante, la vertu chari-
table, la passion sans fiel. Sans doute , sur son piédestal politi-
que, ]>!•"<= Roland apparaît dans un idéal plus parfait de gran-
deur et d'élévation; mais M"" Phlipon, dans sa fleur native,
que les souffles mortels n'ont pas encore desséchée , ne vous
semble-t-elle pas plus aimable, plus naturelle, plus vraie, plus
femme en un mot ? Ce port abrité où elle est née , où peu à peu
elle a grandi sans trouble , n'a-t-il pas été un refuge meilleur
pour son âme que la mer orageuse où les événements la jetèrent
plus tard?
ftjme Roland a brillé et disparu comme un rapide éclair dans
la tempête. Son exemple, tel grand et glorieux qu'il soit, n'est
pas , je crois , de ceux qu'on doive proposer à l'imitation du
présent et de l'avenir. Son courage, son malheur , son destin ,
fruits amers d'une organisation trop généreuse , forment un
pur accident dans l'histoire et dans la psychologie. Loin d'être
un encouragement, ils offrent un exemple terrible aux femmes
qui, de nos jours, prétendraient les renouveler. Non, les femmes
ne sont point appelées à descendre dans la confuse mêlée de
nos intérêts publics ; leur chaste vêtement se souillerait à ba-
layer l'arène poudreuse des partis. Leur souffle délicat ne respi-
REVUE DE PAIUS. Uû
Ferait point sans danger dans cet air dévorant où s'éteignent
les |)Ius mâles poitrines. Placé auprès de i'é|)Oiix à un rang de
plus en plus digne, mais toutefois soimiis, étroitement unieavec
lui d'âme et d'intelligence , le lot impérissable de la femme est
celui de la grâce, de la douceur, des vertus domestitpies et pri-
vées. Que son am|)ilion ne s'étende point au delà : loute aspi-
ration vers un but plus ambitieux ne serait que rêve et que
chimère. La femme n'est pas un assez robuste pasteur pour
conduire dans ses âpres sentiers le troupeau du genre humain.
Ciouverner n'est point son fait: une mission plus noble lui est
réservée, celle de consoler et de chérir.
Dessalles-Régis.
mmiRS DE MAGES.
LA PKINCIPAUTZ: DE MONACO.
II y a cinq choses qui sont parliculièrement désagréables au
roi de Sardaigne : le tabac qu'il ne fabrique pas lui-même, les
étoffes neuves et non taillées en vêtemenfs , les journaux libé-
raux, les livres philosophiques , et ceux qui font les livres phi-
losophiques ou non. Je n'avais pas de tabac , tous mes babils
avaient été portés, les seuls journaux, que je possédasse étaient
trois numéros du Constitutionnel qui enveloppaient mes bottes;
mes seuls livres étaient un Guide en Italie , et une Cuisinière
bourgeoise, et mon nom avait l'honneur d'être parfaitement
inconnu du chef de la douane; il en résulta que j'entrai beau-
coup plus facilement en Sardaigne que je n'étais sorti de France.
Il y avait bien au fond de ma caisse à fusils deux ou trois
cents cartouches , pour lesquelles je tremblais de tout mon
corps; mais Sa Majesté le roi Charles-Albert, étant prince de
Carignan , avait fait , à ce qu'il paraît, une connaissance trop
intime avec la poudre pour en avoir peur. Les douaniers ne
firent pas même attention à mes cartouches.
Au reste , je ne sais pas trop pourquoi le roi Charles-Albert
en veut tant aux révolutions : il est peut-être le prince qui ait
le moins à s'en plaindre. Il y a quelques centaines d'années que
ses aïeux, les ducs de Savoie, étaient de braves petits ducs
sans importance , qu'on appelait tout bonnement messieurs de
REVUE DE PARIS. 149
Savoie , lorsque , lassée des révolutions qui suivirent la mort de
la reine Jeanne, Nice se donna corps et biens à Amé VII , sur-
nommé le Rouge. En 1815 , il en fut de Gènes comme il en avait
été de Nice en 1 588 , avec cette différence que Nice s'était donnée
et que Gênes fut prise. Ces deux boucliées que les anciens ducs
et les nouveaux rois ont mordues à droite et à gauche, arron-
dissent assez conforlalîlement la souveraineté sarde , et en font
une petite puissance européenne, qui , grâce à l'esprit belliqueux
de son roi, ne laisse pas d'avoir bon air sur la carte militaire de
l'Europe.
Cependant les princes de Savoie ne jouirent pas toujours
seuls de cette belle maîtresse provençale qui s'était donnée à
eux. En 1543, les armées combinées des Turcs et des Français
assiégèrent Nicej Barberousse et le duc d'Enghien sommèrent
le gouverneur, André Odinet de Monlfort, de se rendre; mais
André Odinet répondit : «Je me nomme Montforf, mes armes
sont des pals, et ma devise : Il faut tenir. « Quoi qu'il fît en
brave soldat pour ne pas mentir à cette réponse touthéraldique,
André Odinet fut forcé de se retirer dans le château , et Nice
capitula.
En 1691, Catinat assiégea Nice et la prit, grâce à une bombe
qui fit sauter le donjon du château où était le magasin à poudre.
En 1706, le duc de Berwick prit le château à son tour, comme
Catinat l'avait pris , et pour épargner à ses successeurs la peine
que cette forteresse avait donnée â ses prédécesseurs , il la dé-
molit (ou ta fait. Aussi, en 1798, Nice fut conquise sans résistance
et devint, jusqu'en 1814, le chef-lieu du département des Alpes-
Maritimes. En 1814, Nice retourna pour la quatrième fois
à ses amants éternels les ducs de Savoie et les rois de Sar-
daigne.
Nice est représentée sous l'emblème d'une femme armée , por-
tant le casque eu tète , ayant la poitrine découverte et la croix
d'argent de Savoie empreinte sur le cœur j sa main droite porte
une épée nue , sa main gauche un bouclier d'argent avec une
aigle de gueules aux ailes éployées ; ses pieds s'appuient sur
un écueil de sinople que baignent les vagues de la mer. Enfin ,
à ses pieds, on voit un chien, symbole de la fidélité, avec ces
mots : Nicœa fidelis. Quelque flatteur que soit cet emblème pour
1,T ville (le Nice, elle serait mieux représentée, â noire avis,
150 REVUE Dr; PARIS.
SOUS les traits d'une belle courtisane , mollement couchée au
bord de son miroir d'azur, à l'ombre de ses orangers en fleur ,
avec ses longs cheveux abandonnés aux brises de la mer , dont
les flols viendraient mouiller ses pieds nus; car Nice, c'est la
ville de la douce paresse et des plaisirs faciles. Nice est plus
italienne que Turin et que Milan , et presque aussi grecque assu-
rément que Sybaris.
Aussi rien n'est plus charmant que Nice par une belle soirée
d'automne , quand sa mer , à |)eine ridée par le vent qui vient
de Barcelonne ou de Palma , murmure doucement, et quand
ses lucioles , comme des étoiles filantes , semblent pleuvoir du
ciel. Il y a alors à Nice une promenade qu'on appelle la Ter-
rasse, et qui n'a pas peul-èlre sa pareille au monde, où se
presse une population de femmes pâles et frêles, qui n'auraient
pas la force de vivre ailleurs, et qui viennent chaque hiver
mourir à Nice. C'est ce que l'aristocralie de Paris, de Londres
et de Vienne a de mieux et de plus souffrant. Les hommes, en
revanche, s'y portent à merveille, et ils semblent être venus
là, conduits par un sublime dévouement , pour céder une part
de leur force et de leur sanlé à (ouïes ces belles mourantes,
que lorgnent en passant de charmants petits abbés, car A Nice
commencent les abbés , non pas de gros vilains abbés , comme
à Naples ou à Florence, mais de jolis petits abbés comme on en
rencontre parfois au Monte Pincio à Rome, ou sur la prome-
nade de la Marine à Messine, de vrais abbés de ruelle , comme
il y en avait au petit lever de M"" de Pompadour et au petit
coucher de M"" Lange; de délicieux abbés, enfin, nourris de
bonbons et de confitures , à la chevelure propre et parfumée , à
la jambe rondelette , au chapeau coquettement incliné sur l'o-
reille , et au petit pied mignardement chaussé d'un soulier verni
à boucle d'or,
Je vous demande un peu sj tout cela donne à Nice l'air
d'une Minerve armée de pied en cap , et si son épilliète Ue^rfeZ/*
doit se prendre au pied de la lettre !
Pour les habitants de Nice , tout voyageur est Anglais.
Chaque étranger, sans distinction de cheveux , de barbe , d'ha-
bits , d'âge et de sexe, arrive d'une ville fantastique perdue au
milieu des brouillards , où quelquefois par tradition on entend
parler du soleil . où l'on ne connaît les oranges et les ananas
!a-:vut Dt l'Aïus. 15 ï
que de nom . où il n'y n de l'niits mûrs que les i>oinmes cuites,
et que par conséqueiil on appelle iom/on.
Pendant que j'iUais à l'hôlel d'York, une chaise de poste
arriva : un instant apr(';s, l'aubergiste entra dans ma chambre.
— Qu'est-ce que vos nouveaux venus? lui demandai-je.
— Sonocerti Inglesi, me répondit-il, ma non saprei dire
se sono Francesi 0 Tedeschi, Ce qui veut dire : Ce sont de
certains Anglais, mais je ne saurais dire s'ils sont Français ou
Allemands.
Il est inutile'de dire que tout le monde paye en conséquence
de ce que chacun est appelé milord.
Nous restâmes deux jours à Nice; c'est un jour de plus que
ne restent ordinairement les étrangers qui ne viennent point
pour y passer six mois. Nice est la porte de l'Italie , et le moyeu
de s'arrêter sur le seuil, quand on sent à l'iiorizon Florence,
Rome et Naples?
Nous fîmes prix avec un voiturin qui se chargea de nous con-
duire à Gênes en trois jours par la route de la Corniche. Je
connaissais le mont Cenis , le Saint-Bernard, le Simplon, le
col de Tende, les Bernardins et le Saint-Godart. C'était donc la
seule route, je crois , qui me restât à parcourir.
La première ville qu'on rencontre sur la route est Villa-
Franca , dont le port , ouvrage des Génois cl creusé par le con-
seil de Frédéric Barberousse , n'est séparé de celui de Nice que
par la roche deMont-albano. A une demi-lieue au delà deVilla-
Franca on entre dans la principauté de Monaco , qui s'ancoiice
formidablement aux voyageurs par une ligne de douanes. Le
prince de Monaco, Honoré V, actuellement régnant, est le
même qui, en revenant en 1815 dans ses Étals, rencontra Na-
poléon au golfe Juan. La douane du prince perçoit deux et demi
pour cent sur les marchandises, et seize sous sur les passe-|)orls.
Or , comme Monaco est sur la route la plus fré(iuenlée d'Italie ,
cette double contribution forme la partie la plus claire de son
revenu. Au reste, le prince de Monaco est né pour la spécula-
lion , quoique toutes les spéculations ne lui réussissent pas,
témoin la monnaie qu'il a fait battre en 1837, et qui s'use tout
doucement dans sa principauté , attendu que les rois ses voisins
ont refusé de la recevoir.
Parmi les choses que le roi Charles-Albert a en antipathie ,
152 REVUE DE PARIS.
nous avons mis an premier rang le tabac à fumer el le tabac
en poudre, autrement dits, en termes de régie, \& Scaferlati
et le Macouba.
Or, puisque moi, qui demeure à trois cents lieues du roi de
Sardaigne , je connais son antipathie , il n'est point étonnant
que le prince Honoré V , dont les États sont enclavés dans les
siens, en ait été informé. Ce prince réfléchit un instant, et,
trouvant cette haine injuste, il résolut d'en tirer parti. En con-
séquence , il fit planter force tabac, et annonça pour l'année
suivante des cigares à un sou qui , vu l'heureuse position du
terrain , vaudraient ceux de la Havane.
Cette annonce mit en émoi foutes les contributions indirectes
sardes. Le roi Charles-Albert vit ses États inondés de cigares ,
il avait bien une douane ou deux comme son voisin Honoré V;
mais ces douanes sont sur les routes et non point tout autour
de la principauté. D'ailleurs , eût-il dans toute sa circonférence
une ligne aussi épaisse et aussi vigilante qu'un cordon sani-
taire , cinq cents cigares sont bientôt passés. Un carlin cousu
dans la peau d'un caniche en passe à lui seul trois ou quatre
raille, et la principauté de Monaco est peut-être la seule où il
reste encore des carlins. Tl n'y avait qu'un parti à prendre,
c'était d'abaisser le prix de ces cigares au prix des cigares
d'Honoré V , ou de traiter avec lui de puissance à j)uissance. Le
roi Charles-Albert , préféra traiter; baisser le prix de ses cigares,
vu la répugnance que les peuples ont en général pour l'admi-
nistration des droits réunis , lui eût semblé une concession po-
litique.
Il fut donc établi un congrès entre les deux souverains , pour
régler cette importante question de commerce; mais, comme
les prétentions du prince de Monaco paraissaient exagérées au
roi de Sardaigne , à l'instar du congrès de Rastadt, le congrès
de Monaco traîna eh longueur ; si bien que le temps de la récolte
arriva.
Le prince de Monaco donna une livre de tabac de gratifica-
tion à chacun de ses cinquante carabiniers, et les envoya fumer
sur les frontières du roi Charles-Albert. Les soldats sardes flai-
rèrent la fumée des pipes de leurs voisins les monacois; c'était
comme l'avait dit le prince dans son prospectus, une véritable
fumée havanaise, sans aucun mélange de ces herbes inouïes
REVUE DE PARIS. 153
que les souvoraiiis ont riiaî)i(iide de vendre jjonr du tabac. Les
Sardes étaient connaisseurs , ils accouria-ent sur les fi'ontières
d'Honoré V , et demandèrent aux carabiniers du prince où ils
achetaient leur tabac 5 les carabiniers répondirent que c'étaient
des plants que leur souverain bien-aimé avait fait venir de Cuba
et de Latakié , et dont , outre leur solde , qui était égale ù celle
des soldats sardes , ils recevaient une livre par semaine. Le
même jour, vingt soldats du roi Charles-Albert désertèrent et
vinrent demander du service à Honoré V, lui offrant, s'il Ifs
acceptait , de faire déserter aux mêmes conditions tout le régi-
ment.
Le danger devenait pressant, le régiment pouvait suivre les
vingt hommes, et l'armée suivre le régiment. Or , comme la
monarchie du roi Charles-Albert est une monarchie toute mili-
taire, qui n'a pas encore eu le temps de se creuser des racines
bien profondes dans le peuple, il vit d'un seul coup d'œil que,
si l'armée désertait ainsi en m^isse , ce serait Honoré V qui serait
roi de Sardaigne ; quanta lui, il serait bien heureux si on le
laissait même prince de Monaco. En conséquence, il passa p;u-
toutes les conditions qu'exigea son voisin, et le traité fut conclu
moyennant une rente annuelle de 30,000 francs, que le roi
Charles-Albert paye à Honoré V , et une garnison de trois cents
hommes qu'il lui prête gratis pour étouffer les petites révoltes
qui ont lieu de temps en temps dans ses petits États. Quant à la
récolte, elle fut achetée sur pied, moyennant une autre somme
de 50,000 francs, et mêlée aux feuilles de noyer que l'on fume
généralement de Nice à Gênes et de Chambéry à Turin, si bien
(ju'il en résulta chez les Piémonlais, qui n'étaient pas habitués
à cette douceur, une grande recrudescence de popularité pour
le roi Charles-Albert.
La principauté de Monaco a subi de grandes vicissitudes ,
elle a été tour à tour sous la protection de l'Espagne et de la
France , puis république fédérative, puis incorporée à l'empire
français , puis rendue , comme nous l'avons vu , à son légitime
propriétaire en 1814, avec le protectorat de la France j puis re-
mise, en 1815 , sous le protectorat de la Sardaigne. Nous allons
la suivre dans ces différenles révolutions, dont quelques-unes
ne manquent pas d'une certaine originalité.
Monaco fut , vers le x« siècle , érigée en seigneurie hérédi-
1 14
Iii4 REVUE DE PARIS,
taire par la famille Grimaldi , puissante maison génoise qui avait
des possessions considérables dans le Milanais et dans le
royaume de Naples. Vers 1530 , au moment de la formation des
grandes puissances européennes, le seigneur de Monaco , crai-
gnant d'être dévoré d'une seule bouchée par les ducs de Savoie
ou par les rois de France, se mit sous la protection de l'Espa-
gne; mais, en 1641, cette protection lui étant devenue plus
onéreuse que protîtable, Honoré II résolut de changer de pro-
lecteur , et introduisit garnison française à Monaco. L'Espagne,
qui avait dans Monaco un port et une forteresse presque impre-
nable, entra dans une de ces belles colères flamandes , comme
il en prenait de temps en temps à Charles-Quint et à Philippe II ,
et confisca à son ancien protégé ses possessions milanaises et
napolitaines. Il résulta de celte confiscation que le pauvre sei-
gneur se trouva réduit à son petit État. Alors Louis XIV , pour
l'indemniser, lui donna en échange le duché de Valentinois
dans le Dauphiné, le comté de Carlades dans le Lyonnais, le
marquisat de Baux et la seigneurie de Buis en Provence; puis
il maria le fils d'Honoré II avec la fille de M. le Grand, Ce ma-
riage eut lieu en 1688 , et valut à M. de Monaco et à ses enfants
le titre de princes"étrangers. Ce fut depuis ce temps-là que les
Grimaldi changèrent leur litre de seigneur contre celui de
prince.
Le mariage ne fut pas heureux. La nouvelle épousée , qui
était cette belle et galante duchesse de Valentinois, si fort
connue dans la chronique amoureuse du siècle de Louis XIV ,
se trouva un beau matin , d'une enjambée , hors des États de
son époux , et se réfugia à Paris , tenant sur le pauvre prince les
plus singuliers propos. Ce ne fut pas tout : la duchesse de Va-
lentinois ne borna pas son opposition conjugale aux paroles,
et le prince apprit bientôt qu'il était aussi malheureux qu'un
mari peut l'être.
A cette époque , on ne faisait guère que rire d'un pareil mal-
heur ; mais le prince de Monaco était un homme fort bizarre ,
comme l'avait dit la duchesse , de sorte qu'il se fâcha. Il se fit
instruire successivement du nom des différents amants que pre-
nait sa femme , et les fit pendre en effigie dans la cour de son
château. Bientôt la cour fut pleine et déborda sur le grand che-
min ; mais le prince ne se lassa point et continua de faire pendre.
REVUE DF l'AKIS. 155
Le bruit de ces exécutions se répandit jusqu'à Versailles.
Louis XIV se fâcha à son tour , et fit dire à M. de Monaco d'être
plus clément. M. de Monaco répondit qu'il était prince souve-
rain, qu'en conséquence il avait droit de justice basse et haute
dans son État, et qu'on devait lui savoir gré de ce qu'il se con-
tentait de faire pendre des hommes de paille.
La chose fit un si grand scandale , qu'on jugea à propos de
ramener la duchesse à son mari. Celui-ci , pour rendre la pu-
nition entière, voulait la faire passer devant les effigies de ses
amants ; mais la princesse douairière de Monaco insista si bien,
que son fils se départit de cette vengeance , et qu'il fut fait un
grand feu de joie de tous les mannequins, a Ce fut, dit M'O'^ de
Sévigné , le flambeau de ce second hyménée. »
On vit bientôt cependant qu'un grand malheur menaçait les
princes de Monaco. Le prince Antoine n'avait qu'une fille , et
perdait de jour en jour l'espoir de lui donner un frère. En con-
séquence , le prince Antoine maria, le 20 octobre 1715 , la prin-
cesse Louise-Hippolyte , à Jacques-François-Léonor de Goyon-
Matignon , auquel il céda le duché de Valentinois , en attendant
qu'il lui laissât la principauté de Monaco , ce qu'il fit , à son
grand regret, le 26 février 1731. Jacques-François-Léonor de
Goyon-Matignon, Valentinois par mariage, et Grimaldi par
succession , est donc la souche de la maison régnante actuelle ,
qui va s'éteindre à son tour dans la personne d'Honoré V et
dans celle de son frère , tous deux sans postérité masculine et
sans espérance d'en obtenir.
Honoré IV régnait tranquillement , lorsque arriva la révolu-
tion de 89. Les Monacois en suivirent les phases avec une atten-
tion toute particulière j puis , lorsque la réjjublique fut pro-
clamée en France, ils i)rofitèrentd'un moment où le prince était
je ne sais où, s'armèrent de tout ce qu'ils purent trouver sous
leur main , et marchèrent sur le palais, qu'ils prirent d'assaut
et dont ils commencèrent par piller les caves , qui pouvaient
contenir douze à quinze mille bouteilles de vin. Deux heu-
res après, les huit mille sujets du prince de Monaco étaient
ivres.
Or , à ce premier essai de liberté , ils trouvèrent que la liberté
était une bonne chose, et résolurent à leur tour de se consti-
tuer en république. Seulement , comme Monaco était un trop
•156 UEVUE DE PARIS,
[jrand État pour donner naissance à une république une et indi-
V!sii)le , comme était la république française , il fut résolu entre
ks fortes têtes du pays, qui s'étaient constituées en aj^semblée
nationale, que la ré])ublique de Monaco serait, à l'instar de la
j'épublique américaine , une république fédérative. Les bases
de la nouvelle constitution furent donc débattues et arrêtées
entre Monaco et Manlone , qui s'allièrent ensemble à la vie et à
la mort. Il restait un troisième villajje, appelé Roque-Brune ;
il fut décidé qu'il appartiendrait par moitié à l'une et à l'autre
des deux villes. Roque-Brune murmura; il aurait voulu être
indépendant et entrer dans la fédération ; mais 3Ionaco et Man-
lone ne firent que rire d'une prétention aussi exagérée. Roque-
Brur.e n'était pas le plus fort; il lui fallut donc se taire; seu-
lement, à partir de ce moment , Roque-Brune fut âij;ualé aux
deux conventions nationales comme un foyer de révolution.
Malgré cette opposition , la république fut proclamée sous le
nom de iéj)ublique de Monaco.
Mais ce n'était pas le tout pour les Monacois cpie d'être con-
stitués en république; il fallait se faire dans les États qui avaient
adopté la même forme de gouvernement des alliés qui les pus-
sent soutenir. Ils pensèrent naturellement aux Améiicalns et
aux Français. Quant à la république de Saint-Marin , les répu-
bliques fédératives de Monaco la méprisaient si fort , qu'il n'en
fut pas même ((uestion.
Toutefois , parmi ces deux gouvernements , un seul était à
portée , par sa position topograpbique , d'être utile à la répu-
blique de Monaco : c'était la république française. La républi-
que de Monaco résolut donc de ne s'adresser qu'à elle. Elle
envoya trois députés à la convention nationale pour lui de-
mander son alliance et lui offrir la sienne. La convention na-
tionale était dans un moment de bonne humeur; elle reçut
parfaitement les envoyés de la république de Monaco, et les
invita à repasser le lendemain pour prendre le traité.
Le traité fut dressé le jour même. Il est vrai qu'il n'était pas
long ; il se composait de deux articles.
« Article 1". — Il y aura paix et alliance entre la répu-
blique française et la république de Monaco.
« Art. 2. — La république française est enchantée d'avoir
fait la connaissance de la réjiublique de Monaco, o
KEVUE DE PARIS. 157
Ce traité , comme il avait été dit , fut rerais aux ambassa-
deurs , qui repartirent fort contents.
Trois mois après , la lépublique française avait emporté la
république de Monaco dans sa peau de lion. On n'a pas oublié
sans doute comment , grâce à M™e de ]).... , le traité de Paris
rendit en 1814, au prince Honoré V , ses États , qu'il a heureu-
sement conservés depuis.
Au reste, le prince Honoré V, toute plaisanterie à part, est
fort aimé de ses sujets , qui voient arriver avec une grande in-
quiétude l'heure où ils changeront de maître. En effet, malgré
le mépris qu'en fait Saint-Simon (1) , ils habitent un délicieux
pays, dans lequel il n'y a pas de recrutement et presque pas de
contributions , la liste civile du prince étant presque enlièi'C-
ment défrayée parles 2 et demi p. 100 qu'il perçoit sur les mar-
chandises, et par les 16 sous qu'il prélève sur les passe-ports.
Quant à son armée, qui se compose de cinquante carabiniers ,
elle se recrute par les enrôlements volontaires.
Malheureusement nous ne pûmes jouir, comme nous l'aurions
voulu , de celte charmante orangerie qu'on appelle la princi-
pauté de Monaco , une pluie atroce nous ayant pris à la fron-
tière et nous ayant accompagnés avec acharnement jjcndant les
trois quarts d'heure que nous mimes à traverser le pays. 11 en
résulta que nous n'aperçûmes la capitale et sa forteresse , dans
laquelle tiendrait la population de toute la principauté, qu'ù
travers un voile. Il en fut ainsi du port, où nous distinguâmes
cependant une felouque, laquelle , avec une autre qui , pour le
moment , était en course , forme toute la marine du prince.
En traversant Manlone , une enseigne nous donna une idée
du degré de civilisation où en était venue la république fédéra-
live l'an de grâce 1833. Au-dessus d'une porte on lisait en
grosses lettres : Mariane Casanoce vend pain et modes.
A un quart de lieue de la ville, nous retombâmes dans une
seconde ligne de douanes et dans un second visa de passe-port.
Le passe-port n'était rien , mais la visite fut cruelle , et nous
(1) « C'est, au demeurant , la souveraineté d'une roche , du milieu
de laquelle on peut pour ainsi dire cracher hors de ses étroites li-
Diiles, » [Mcmoires du duc de Suint-Simon. )
14.
158 HEVUE DE PARIS.
pûmes nous convaincre t[iie , dans les Élats du prince de Mo-
naco , l'exportation était aussi sévèrement défendue que l'im-
portation. Nous vouliimes employer le moyen usité en pareil
cas , mais nous avions affaire à des douaniers incorruptibles,
qui ne nous firent pas grâce d'une brosse à dents, de sorte
qu'il nous fallut, nous et nos effets, recevoir une contre-
épreuve du déluge , attendu que , sous le prétexte de la beauté
du climat , il n'y a pas même de hangar. Je profitai de ce contre-
temps pour approfondir un point de science chorégraphique
que je m'étais toujours proposé de tirer au clair à la première
occasion. Il s'agissait de la Monaco, où, comme chacun sait,
l'on chasse et l'on déchasse. Je fis en conséquence , pour la troi-
sième fois depuis que j'avais passé la frontière , toutes les ques-
tions possibles sur cette contredanse si populaire par toute
l'Europe; mais, là comme ailleurs, je n'obtins que des réponses
évasives , qui redoublèrent ma curiosité , car elles me confir-
mèrent dans ma première opinion , à savoir , que quelque
grand secret où l'iionneur du prince et de la principauté se
trouvait compromis , se rattachait à cette respectable gigue. II
me fallut donc sortir des États du prince, aussi ignorant sur ce
l)oint que j'y étais entré, et perdant à jamais l'espoir de décou-
vrir un mystère que je n'avais pu éclaircir sur les lieux.
Quant à Jadin , il était absorbé dans une préoccupation non
moins importante que la mienne : il cherchait à comprendre
comment il pouvait tomber une si grande pluie dans une si pe-
tite principauté.
II.
LA. RIVIERE DE GÈNES.
La première ville que nous rencontrâmes sur notre chemin,
après avoir dépassé les frontières des États de Monaco , est
Ventimiglia , VJlbcntiiinliuni des Romains , dont Cicéron
l)arle dans ses Lettres familières, livre VIII , ep. xv , et à la-
quelle Tacite s'arrête un instant pour enregistrer un fait histo-
rique digne d'une Spartiate. Une mère ligurienne, interrogée
par les soldats d'Olhon, pour qu'elle indiquât la retraite où était
REVUE DE PARIS. 159
caché son fils qui avait pris les armes contre cet empereur ,
avec cette sublime impudence antique dont Agrippine avait déjà
donné un si magnifique exemple, montra son ventre en disant :
Il est là , et mourut dans les tortures sans pousser d'autre cri
que ce cri de maternité.
Une lettre d'Ugo Foscolo , la plus éloquente peut-être de
toutes celles qu'il a écrites, complète l'illustration de Ventimi-
glia.
Nous dînâmes dafis cette petite ville ; on nous servit des lapins
derîiedeGalinara: au dessert, nous eûmes un peu d'inquiétude,
en voyant qu'on nous portait pour la somme de 20 sous un
chat sur la carte. Explication demandée et reçue, nous apprîmes
que c'était le dîner de Mllord.
Nous continuions notre route enchantés de l'explication , lors-
qu'en sortant de Borduguerra nous fûmes distraits de ces idées
par l'aspect du charmant petit village de San-Remo avec son
ermitage de Saint-Romulus tout entouré de palmiers. Nous
nous arrêtâmes un instant pour reposer sur cette belle végéta-
tion orientale nos yeux fatigués de ces éternels oliviers grisâ-
tres et rabougris ; en ce moment un paysan s'approcha de
nous , et, voyant avec quelle satisfaction nous nous étions ar-
rêtés dans celte petite oasis , il nous dit que le moment était
mauvais pour regarder les palmiers de San-Remo , et qu'à cette
heure nous les voyions à leur désavantage. En effet , ils ve-
naient d'êlre dépouillés de leurs plus belles palmes , qui avaient
été envoyées à Rome pour la fête de Pâques. Je lui demandai
alors à quel titre les palmes' étaient envoyées à Rome , et si les
habitants tiraient de cet envoi quelque profit temporel ou spi-
rituel , et alors j'appris que c'était un droit de la famille Bresca
qui lui avait été concédé par Sixte-Quint et qu'elle avait main-
tenu depuis. Voici à quelle occasion.
En 1386, il y avait encore, à l'endroit où Pie VI a fait bâtir
la sacristie de Saint-Pierre, un magnifique obélisque élevé au-
trefois par Nuncoré , roi d'Egypte , dans la ville d'HéliopoIis ,
transporté par Galigula à Rome , et placé ensuite dans le cirque
de Néron au Vatican, sur l'emplacement duquel Constantin fit
élever sa basilique. Or, jusqu'en 1580 , c'est-à-dire jusqu'à la
seconde année du pontificat de Sixte-Quint, cet obélisque était
resté debout au milieu des constructions successives qu'avaient
160 KEVUE DE PAKIS.
fait faire Nicolas V , Jules II , Léon X et Paul V , lorsque ce
grand pontife , qui fît plus en cinq ans que cinq autres papes
n'ont jamais fait en un siècle, résolut de faire transporter le
gigantesque monolithe (1) sur celte belle place, que soixante
et dix ans plus tard Bernin devait élreindre de sa magnifique
colonnade. .
Ce futTaichitecte Fontana , le plus habile mécanicien de son
temps , qui fut chargé de cette grande opération ; il disposa ses
machines en homme qui comprend que les yeux de toute une
ville sont fixés sur lui. Le pape lui dit de ne rien négliger pour
réussir. Fontana opéra en conséquence. Le transport seul,
quoiqu'il fût de cent cinquante pas à peine, coûta 200, QOO fr.
Enfin, tous ses préparatifs achevés, Fontana indiqua le jour
où il comptait dresser l'obélisque sur son piédestal , et ce jour
fut publié à son de trompe par toute la ville. Chacun pouvait
assistera l'opération, mais à la condition du plus rigoureux
silence. C'était un point qu'avait réclamé Fontana , afin que sa
voix , à lui , le seul qui eût le droit de donner des ordres dans
ce grand jour, pût être entendue des travailleurs. Or, comme
Sixte-Quint ne faisait pas les choses à demi , la proclamation
portait que la moindre parole, le moindre cri, la moindre
exclamation seraient punis de mort, quel que fût le rang et la
condition du coupable.
Fonlana commença son travail au milieu d'une foule immense,
d'un côté était le pape et toute sa cour sur un échafaudage élevé
exprès, de l'autre était le bourreau et la potence; au milieu,
dans un espace réservé , et que faisait respecter un cercle de
soldats, étaient Fontana et ses ouvriers.
La base de l'obélisque avait été amenée jusqu'à son piédestal.
Ce qui restait à faire, c'était donc de le dresser. Des cordes at-
tachées à son extrémité devaient par un mécanisme ingénieux
lui faire perdre sa position horizontale pour l'amener douce-
ment à une position perpendiculaire. La longueur des cordes
avait été mesurée à cet elîet ; arrivées à leur point d'arrêt , l'o-
- bélisque devait être debout.
L'opération commença au milieu du plus profond silence.
(I) lia 76 pieds de haiil , et la croix qui le surmonte 26.
REVUE DE PARIS. 161
L'obélisque, lentement soulevé, obéissait comme par magie à
la force attractive qui le mettait en mouvement; le pape, muet
comme les autres, encourageait la manœuvre par des signes
(le lète; la voix de l'architecte donnant des ordres retentissait
seule au milieu de ce silence solennel. L'obélisque montait tou-
jours ; un ou deux tours de roues encore , et il était établi sur
sa base. Tout à coup Fontana s'apeiçoit que le mécanisme ne
tourne plus ; la mesure des cordes avait été exactement prise,
mais les cordes avaient été distendues par la masse , et elles se
trouvaient maintenant de quelques pieds trop longues; nulle
force humaine ne pouvait suppléera la force qui manquait , c'é-
tait une opération avortée , une réputation perdue. Foutana
pressait les ordres , multipliait les commandements. Du moment
où les cordes n'atliraienlplus l'obélisque, l'obélisque pesait d'un
double poids sur les cordes. Fontana porta la main à son front;
il sentait qu'il devenait fou. En ce moment uu des câbles se
brisa.
Toutà coup un homme s'écrie dans la foule : Acqua aile corde !
de l'eau aux cordes! — et, traversant l'espace, va se remettre
aux mains du bourreau.
Le conseil est un trait de lumière pour Fontana. Sur toute la
longueur des câbles , il fait aussitôt verser des seaux d'eau; les
cordes se resserrent naturellement et sans effort; et, comme
par la main de Dieu , l'obélisque se remet en mouvement et
s'assied sur sa base au milieu des applaudissements de la mul-
titude.
Alors Fontana court à son sauveur , qu'il trouve la corde au
cou et entre les mains du bourreau ; il le prend dans ses bras ,
l'entraîne, l'emporte aux pieds de Sixte-Quint, et demande
pour lui une grâce déjà accordée; mais ce n'était pas le tout
d'accorder la grâce , il fallait une récompense. Le pape demande
à l'étranger de fixer lui-même celle qu'il désire. L'étranger ré-
pond qu'il est de la famille Bresca qui est riche et qui par con-
séquent n'a point de faveurs pécuniaires à demander; mais
qu'il habite San-Remo , fameux par ses palmiers, et qu'il de-
mande le privilège d'envoyer tous les ans gratis les palmes né-
cessaires pour la fête de Pâques à Rome. Sixte-Quint accorda
ce privilège et y ajouta une jjension de six raille écus romains
affectée à l'entretien des palmiers.
162 REVUE DE PARIS.
Depuis ce temps la famille Bresca , qui existe toujours , joui
(lu privilège d'envoyer tous les ans à Rome un vaisseau chargé
tle palmes : et depuis deux cent quarante-cinq ans que ce pri-
vilège a été accordé, elle en a joui sous la protection visible
du ciel ; car jamais le moindre accident n'est arrivé à aucun
des deux cent quarante-cinq vaisseaux qui ont héréditairement
et annuellement ti'ansporté la sainte cargaison.
Nous arrivâmes à Oneille à neuf heures du soir , car notre
vetturino , nous ayant promis de nous déposer à Gênes , le
troisième jour à deux heures, à la porte de l'hôleldes Oualre-
Nations , faisait ses journées en conséquence. Il en résulta que,
comme nous repartîmes d'Oneille le lendemain au point du
jour , nous n'en dirons pas grand'chose , si ce n'est qu'elle a vu
naîlre le grand André Doria , ce qui n'empêche pas, à en juger
par celle oiî nous couchâmes, que ses auberges ne soient dé-
testables.
Au point du jour, nous nous remîmes en route. Nous com-
mencions â nous réveiller , lorsque nous traversâmes Alessio ,
où nous vîmes pour la première fois les femmes coiffées du
uiezzaro génois , voile blanc qui , sans le cacher , encadre leur
visage. Quant aux hommes, c'étaient autrefois de hardis ma-
rins, qui prirent part avec Pizarre à la conquête du Pérou, et
avec don Juan d'Autriche à la victoire de Lépante. Nous nous
arrêtâmes pour déjeuner à Albenga , ville au doux nom , mais
à laquelle ses remparts croulants et ses tours en ruine donnent
un aspect des jikis sombres. C'est à Albenga , s'il fauten croire
M"^" de Genlis, que la duchesse de Cerifalco fut enfermée pen-
dant neuf ans dans un souterrain par son mari. Un autre point
historique plus sérieusement arrêté , c'est que ce fut à Albenga
que naquirent ce Proculus qui disputa l'empire à Probus , et
Decius Pertinax, qu'il ne faut pas confondre avec le Pertiuax
qui devint empereur.
Albenga possède deux monuments antiques, son baptistère,
qui remonte, assure-t-on, â Proculus, et son;;o«^e lungo, qui
fut bâti par le général romain Constance. Une chose remarqua-
ble au reste, c'est que les habitants d'Albenga, l'ancienne Albin-
gaunum, s'élant alliés avec Magon, frère d'Annibal , furent
compris dans le traité de paix qu'il fit avec le consul romain
Publius .^lius, et depuis ce temps jusqu'au xii« siècle, en vertu
REVUE DE PARIS. 163
de ce (railé, se gouvernèrent par leurs propres lois, frappant
monnaie comme un État indépendant. Au xii^ siècle les Pi-
sans, en guerre avec les Génois, la prirent et la saccagèrent.
Rebâtie par les Génois, elle resta depuis ce temps en leur pou-
voir sans êlre brûlée, c'est vrai, mais aussi sans être rebâtie,
ce qui fait qu'Alljenga aurait grand besoin d'être brûlée une se-
conde fois.
La route continuait au reste à être délicieuse et pleine d'ac-
cidents plus pittoresques les uns que les autres. Nous avions la
mer ù notre droite, calme comme un lac et resplendissante
comme un miroir, et à notre gauche, tantôt des rochers à pic,
tantôt de charmants vallons avec des haies de grenadiers et de
grosses touffes de lauriers-roses ; tantôt de grandes éciiappées
de vues, avec quelque village pittoresque se détachant sur ces
fonds bleuâtres comme on n'en.voit que dans les pays de mon-
tagnes. Il en résulta que sans fatigue aucune nous arrivâmes à
Savone, où nous devions coucher.
Savone est une espèce de ville à qui il reste une espèce de
port (|ue les Génois ont laissé se combler peu à peu, malgré les
réclamations des habitants, afin que le commerce de Savone ne
nuisît point au commerce de Gènes, Savone est donc à peu près
ruinée. Comme toutes les puissances tombées et forcées de re-
noncer à leur avenir, la ville est tout orgueilleuse de son passé.
En effet, Savone a donné naissance à l'empereur Pertinax, à
Grégoire VII, à Sixte IV, à Jules II et à Chiabrera, qui passe
pour le plus grand poète lyrique que l'Italie moderne ait jamais
eu. De toutes ces grandeurs, il reste à Savone la façade du pa-
lais de Jules II, attribuée à l'architecte San-Gallo, et le bas-
relief de la Visite de la Vierge à sainte Elisabeth, l'un des meil-
leurs du Bernin. Le sacristain montre en outre aux voyageurs
I un tableau de la Présentation de la Vierge au temple, comme
étant du Dominiquin. Défiez-vous du sacristain de Savone ; payez
comme s'il vous avait montré un Vasari ou un Gaëtano, et vous
serez encore volé.
A trois ou quatre lieues de Savone, nous trouvâmes Cogo-
lelto, petit village qui prétend mieux savoir que Colomb lui-
même, où Colomb est né, et qui réclame le grand navigateur
comme un de ses enfants, quoiqu'il ait dit dans son testament :
(2uc siendoyo naciiJo eu Genoza como natuml d'ellaporque
164 REVUE DE PARIS.
(fe ella sali y en ella ncici. L'argument eût peiit-èire été con-
cluant pour fout autre que Cogoletto, mais Cogoietto est en-
têté, et il répondit à Colomb en écrivant sur la porte d'une
espèce de cabane qu'il prétend être la maison du grand navi-
gateur :
Provincia di Savona ,
Comuna di Cogoietto,
Patria di Colombo ,
Scopritor del nuovo monde.
Puis, à tout hasard, et comme ne pouvant pas faire de mal,
il ajouta ce vers latin de Gagluiffi :
Unus erat mundns : duo sint, ait iste : fuêrc (1).
Enfin, pour accumuler les preuves, on déterra un vieux por-
trait qui représentait le visage vénérable de quelque bailli de
Cogoietto, et on l'installa en grande pompe à la maison com-
munale, comme étant le portrait de Colomb.
A partir de Cogoietto, Gènes vient pour ainsi dire au-devant
du voyageur; Pegli, avec ses trois magnifiques villas, n'est
qu'une espèce de faubourg qui passe par Cestri di Ponente, et
se prolonge jusqu'à Saint-Pierre d'Arena, digne entrée de la
ville qui s'est donné à elle-même le surnom de la Superbe, et
que, depuis six ou sept lieues déjà, on aperçoit à l'horizon, cou-
chée au fond de son golfe avec la nonchalante majesté d'une
reine. Un seul mot explique ce luxe presque inexplicable de
palais que le voyageur trouve éparpillés sur sa route, avec la
même profusion que les bastides des environs de Marseille. Les
lois somptuaires de la république, qui défendaient de donner
des fêles, de s'habiller de velours et de brocart, et de porter
des diamants, ne s'étendaient point au delà des murailles de la
capitale : c'était donc à la campagne que s'était réfugié le luxe
de ces turbulents et orgueilleux républicains.
(1) n II n'y avait qu'un monde. Qu'il y en ait deux -, dit Colomb ; et
ils furent. »
REVLK DE PARIS. 16S
III.
GÈNES.
La première chose que nous aperçûmes en arrivant à Gênes
et en traversant, pour nous rendre à notre hôtel , la Porta di
Facca , qui est située près de la Darse , c'est un fragment des
chaînes du port de Pise, rompues par les Génois en 1290. Depuis
six cents ans , ce témoignage de la haine des deux peuples,
haine que leur chute commune n'a pu éteindre , est étalé à la
vue de tous. Ce fut Conrad Doria, sorti de Gènes avec qua-
rante galères, « qui, secondé de ceux de Lucques, dit l'his-
torien Accinelli , attaqua Porto Pesano , le pilla , et , se tournant
ensuite contre Livourne. détruisit les fortifications, et la ville ,
à l'exception de l'éfîlise Saint-Jean. »
Ce n'est pas la seule preuve de haine que les Génois aient
donnée aux autres peuples de la péninsule. En 1262 , l'empereur
grec ayant donné aux Génois un châieau qui appartenait aux
Vénitiens . les Génois , en haine de ceux-ci , dont ils avaient reçu
je ne sais quelle insulte, démolirent le château, en transpor-
tèrent les pierres sur leurs navires , ramenèrent ces pierres à
Gènes, et en hàtirent l'édifice connu autrefois sous le nom de
banque de Saint-George, et aujourd'hui sous celui de la
douane. Ce monument de vengeance renferme un monument
d'orgueil: c'est le griffon génois étouffant dans ses serres,
l'aigle impériale et le renard pisan , avec cette inscription :
GRIPHCS ht HAS A!VGIT ,
Sic hostes geinua. FRArtGix,
Du port si l'on monte à la douane, on y trouvera les an-
ciennes bouches de dénonciation , qui, dans les dernières révo-
lutions, à ce qu'on assure, ne sont pas toujours restées vides.
Noire hôtel était tout près de la Darse j tandis qu'on nous
préparait à dîner, j'eus donc le temps d'aller, Schiller à la
main, faire ma visite au tombeau de Fiesque.
1 15
166 REVUE DE PARIS.
Par la même occasion, je parcourus l'arsenal de mer. Dans la
première enceinte, Gênes, encore aujourd'hui, arme, désarme ou
répare ses vaisseaux. A celte enceinte en a succédé une seconde,
desséchée aujourd'hui , et qui n'est aulre que le vaste chantier
maritime où la république construisait ces fameuses galères
longues de trente-huit mètres, larges de quatre, qui coûtaient cha-
cune 7 ,000 livres génoises , et qui, montées par deux cent trente
hommes, parcouraient victorieusement toute la Méditerranée.
Cette seconde enceinte sert aujourd'hui d'atelier à sept ou huit
cents galériens , qui traînent leurs boulets sous ces belles
voiites bâties au xiii^ siècle , d'après les dessins de Boccanegra.
Dans un coin de l'arsenal est un ex-voto sarde avec cette
inscription : Brhjantino sardo , la Fenice, comniandato ila
capitan Felicc Peire , nolte dai 13 ai 14 fehbrajo 1835,
essendosi aperta un' intestatiira di tavola , calo a picco
ail' isola di Laire.Vn tableau représente l'événement: le navire
sombre , la chaloupe s'abandonne à la mer , et la Vierge qu'elle
invoque, et qui apparaît dans un coin de la toile , calme la tem-
pête d'un signe.
En allant de l'arsenal de mer au vieux palais Doria, on trouve
sur son chemin la porte Saint-Thomas. Une petite porte s'ouvre
dans la grande; c'est en franchissant le seuil de cette petite
porte que Gianettino , neveu du doge , fut tué.
Avant d'arriver h la porte Saint-Thomas, on traverse la
place d'Acqua-Verde. C'est en]ce lieu que Masséna, après avoir
tenu soixante jours , avoir épuisé toutes ses ressources et avoir
mangé jusqu'aux selles des chevaux, mangés eux-mêmes depuis
longtemi)S, ayant signé au pont de Cornigliano, avec l'amiral
Keith et le baron d'Ott, sa belle capitulation qu'il intitula con-
vention, rassembla le reste de sa garnison, douze mille hommes
à peu près, qui pendant trois jours y chantèrent, entourés
d'Autrichiens , tous les chants patriotiques de la France.
Le palais Doria est le roi du golfe ; il semble à le voir que
c'est pour le plaisir des yeux de ceux qui l'ont habité que Gênes
a été bâtie ainsi en amphithéâtre. Nous montâmes les larges es-
caliers que le vieux doge balayait , à quatre-vingts ans , de sa
robe ducale , après avoir été , comme le dit l'inscription de son
palais, amiral du pape , de Charles-Quint , de François I<"r et de
Gênes. Eu montant cet escalier , on n'a qu'à lever les yeux pour
HEVUE DE PARIS. 1()7
voir au-dessus de sa lèle de charmantes fresques imitées des
loges du Vatican, et peintes par Perino del Vaga, un des meil-
leurs élèves de Raphaël . que le sac de Rome , par les soldats du
connétable de Bourbon , fit fuir de la ville sainte. A cette époque,
il y avait toujours des palais ouverts pour le poète ou l'artiste
qui fuyaient le pinceau ou la plume à la main. Perino del Vaga
trouva le palais Doria sur sa route. Il y fut reçu par le vieux
doge comme eût été reçu l'ambassadeur d'un roi , et il paya son
hospitalité en couvrant de chefs-d'œuvre les murs qui lui of-
frirent un abri.
Le palais Doria est entre deux jardins; l'un de ces jardins
est situé de l'autre côté de la rue et s'élève avec la montagne :
on y arrive par une galerie,- l'autre est attenant au palais lui-
même et conduit à une terrasse de marbre qui commande le
golfe. C'est sur celte terrasse qu'André Doria donnait aux am-
bassadeurs ces fameux repas, servis en vaisselle d'argent,
renouvelée trois fois, et qu'après chaque service on jetait à la
mer ; peut-être bien y avait-il quelques fdets cachés sous l'eau ,
à l'aide desquels on repéchait le lendemain plats et aiguières;
mais c'est le secret de l'orgueil ducal, et il n'a jamais été ré-
vélé.
Près de la statue colossale de Jupiter s'élève le monument
funéraire du fameux chien Radan , donné par Charles-Quint à
André Doria, et qui , étant trépassé en l'absence de Doria, fut
enterré au pied de cette statue , afin , dit son é|)itaphe , que tout
mort ([u'il était il ne cessât point de garder un dieu. Doria revint
de son expédition , trouva l'épltaphe toute simple et la laissa
comme elle était. Quant à André Doria lui-même, il est enterré
dans l'église de Saint-Mattei.
Ma religion pour l'histoire m'avait d'abord conduit où m'ap-
pelaient mes souvenirs; mes dettes avec Doria, avec Fiesque
et avec Masséna acquittées, je jetai un regard sur la lanterne
bâtie par Charles VllI, et , en longeant pendant dix minutes le
rempart , je me trouvai à la porte de l'arsenal , où était le fa-
meux roslrum antique qui fut retrouvé dans le port de Gènes et
qu'on suppose avoir appartenu à un vaisseau coulé ù fond
dans le combat naval qui eut lieu entre les Génois et Ma-
gon , frère d'Annibal . Près de ce roslrum , qui date de l'an
524 de Rome , est un canon de cuir cerclé de fer , pris sur les
168 REVUE DE TARIS.
Vénitiens au siège de Chiozza, en 1379, et qui par conséquent
est un des premiers qui aient été faits après l'invention de la
poudre. Quant aux trente-deux cuirasses de femmes portées en
lôOl par les croisées génoises , et dont la forme a fait élever au
président Desbrosses un doute si injurieux sur ces nobles ama-
zones (1) , elles ont été en 1815 vendues dans les rues , au prix
de la vieille ferraille, par les Anglais qui tenaient Gênes. Une
seule a échappé à celle spéculation de laquais , et encore ne
m'a-t-elle point paru bien auUientique.
De l'Arsenal , il n'y a qu'un pas au bout de la rue Balbi , l'une
des trois seules rues qui existent à Gènes , les autres méritant à
peine le nom de ruelles. Il est vrai aussi que ces trois rues , que
M""" de Staèl prétendait être bâties pour un congrès de roi , et
qu'Alfieri appelait un magasin de palais, n'ont peut-être pas
leurs pareilles au monde.
Sur tous ces palais , le temps a passé une couche de tristesse
incroyable. Quelques-uns se fendent, les autres s'écaillent, les
débris qui en tombent sont poussés du pied dans les ruelles qui
les séparent, où ils s'amassent avec d'autres décombres. C'est un
mélange douloureux de plâtre et de marbre, de grandeur et do
misère, et l'on devine qu'au dixième du prix ([u'ils ont coûté,
on aurait palais, meubles, tableaux, et la duchesse même , s'il
faut en croire le proverbe génois. Le proverbe n'est point
comme l'investigation scienlitique du président Desbrosses, et
peut se citer. Le voici tel qu'il a couru de tout temps : « 31are
senza pesci, monti senza legno, uomini senza fede , donna
senza cergorjna. » Ce qui signifie : mer sans poisson, monta-
gnes sans bois, hommes sans foi, femmes sans vergogne.
— C'est ce proverbe qui faisait sans doute dire à Louis XI : «
Les Génois se donnent â moi, et moi je les donne au diable. »
— Il n'y a qu'une petite observation à faire, c'est que je crois le
proverbe pisan , et non génois. Bridoison dit avec beaucoup de
justesse qu'on ne se dit pas de ces choses à soi-même, et jamais
un Génois n'a passé pour être plus bêle que Bridoison.
La strada Balbi nous mena à la strada Nuovissima , et la
(1) Au moment île citer l'opinion du spirituel président , je n'ose ,
et mécontente i!o renvoyer î» l'ouvraije lui-même.
KEVUE DE PARIS. ICI)
stmda Nuovissima à la strada Nuova. C'est dans cette der-
nière rue, terminée par la place des Fontaines amoureuses ,
fout encadrée dans ses maisons à fresques extérieures , que se
tiouvent les plus beaux palais. Parmi ceux-ci, nous en visitâmes
deux, le palais Doria Tursi et le palais Rouge, l'un propriété
publique appartenant à l'État, et l'autre propriété iirivée ap-
partenant à M. de Bri^^nole, ambassadeur du roi Charles-Albert
à Paris.
Le palais Tursi , dont on attribue à tort l'architecture à Mi-
chel-Ange, fut commencé par le Lombard Roch Lugaro , orne-
menté à la porte et aux fenêtres par Thaddei Carloni , et
achevé par Randoni. Les peintures sont du chevalier Michel
Canzio. Au reste , l'un des plus riches au dehors , il est l'un des
moins beaux en dedans.
11 n'en est point ainsi du palais Rouge. Son extérieur est peu
élégant, quoiqu'il ne manque pas d'un certain grandiose : mais
il renferme la plus belle galerie de Gènes peut-être, sans en
excepter la galerie royale. On y trouve des Titien, des Véro-
nôse , des Palma-Vecchio , des Paris-Bordone , des Albert Diirer,
des Louis Garrache , des Michel-Ange Carravage , des Carlo
Doici , des Guerchin , des Guide, et surtout des Van Dyck. Il
est inutile de dire que le palais Drignole n'est point de ceux qui
sont à vendre.
Après avoir visité la tombe de Fiesque , il me restait à voir
la place où était situé son palais. Je m'y lis conduire. Cette
place, toujours vide , est située près de l'église de Santa-Maria-
in-Via-Lata. Cette inscription, sans nommer le conspirateur,
indique à quelle époque le terrain est devenu une propriété de
l'État :
H^C JANUA INTUS ET EXTRA
PUBLICAM PROPRIETATEM
INDICABAT EX UECRETO P. P.
COMMllNIS DIE! 18 JULII
1774.
Dans tout autre pays , cet emplacement , de trente pieds
carrés à peine , donnerait une pauvre idée de la richesse et de
15.
170 REVUE DE PARIS.
la puissance du propriétaire; mais, à Gènes, les palais s'é-
tendent moins en largueur qu'en hauteur. Les plus riches, ù
rexcepliou de celui d'André Doria et de deux ou trois autres
peut-être, n'ont de jardins que sur leurs terrasses et sur leurs
fenêtres.
Un autre souvenir du même genre se trouve à quelque dix
minutes de chemin du premier , près de la petite église romane
de San-Donato, où l'on vient de découvrir, sous le badigeon
qui les recouvrait comme le reste de l'éditîce , quatre char-
mantes colonnes de granit oriental , les plus belles et les mieux
conservées peut-être qu'il y ait dans toute la ville de Gênes ,
qui est cependant la ville des colonnes. Ce souvenir , qui date
de 1560, se rattache à la conspiration Raggio. Le palais a été
rasé comme celui de Fiesque ; mais l'inscription a été enlevée
par un descendant du conspirateur , ministre de la police et
portant le même nom. Cette conspiration , moins connue que
celle de Fiesque , parce qu'il ne s'est point trouvé de Schiller
qui en fit un chef-d'œuvre tragique , ne faillit pas moins être
aussi fatale que l'autre h la république, et fut découverte par
un hasard non moins remarquable que celui qui lit échouer les
projets de Fiesque.
Le marquis Raggio était le chef de cette conspiration. Il fai-
sait creuser de son château au palais ducal une galerie souter-
raine , de laquelle devaient sortir, à une heure convenue,
trente conjurés parfaitement armés et résolus , lorsqu'un tam-
bour, qui était de garde au palais , ayant par hasard posé sa
caisse à terre , remarqua qu'elle frémissait, comme il arrive
lorsqu'on creuse quelque mine. 11 appela aussitôt son officier ,
qui prévint le doge. On conlre-mina, et l'on trouva les travail-
leurs. La galerie souterraine conduisait droit à la maison du
marquis Raggio ; il n'y avait donc pointa nier. D'ailleurs le
coupable était trop fier pour en avoir même l'idée. Il avoua
tout, et fut condamné à mort.
Au moment où il marchait au supplice, et comme il était ar-
rivé à raoiiié cliemin du Gastellaccio où il devait être exécuté,
il demanda comme grâce suprême de mourir en tenant à la
main un crucifix rapporté , dit-il , par un de ses ancêtres de la
terre sainte, et dans lequel il avait une grande foi. A cette
époque de croyance , on trouva la demande toute simple , et
REVUE DK PAKIS, 171
l'on se hâta de l'aecoider au condamné ; un prêtre fut en con-
séquence dépêché au palais Raggio , et le cortège funèbre fit
halte pour l'attendre ; au bout d'un quart d'heure , le prêtre re-
vint apportant le crucifix. Le marquis baisa avec amour les
pieds du Christ; puis, tirant la partie supérieure du cru-
cifix, qui n'était autre que la garde d'un poignard dont la
lame rentrait dans la partie inférieure comme dans une gaîne ,
il se l'enfonça tout entière dans la poitrine, et mourut sur le
coup.
De San Donato, nous allâmes visiter le pont de Carignan ;
c'est une curieuse bâtisse , destinée, non pas à joindre les deux
bords d'une rivière, mais à réunir deux montagnes : il se com-
pose de sept arches , dont les trois du milieu ont, je crois,
quatre-vingts pieds de hauteur ; ce qu'il y a de certain , c'est
qu'il passe au-dessus de plusieurs maisons à six et sept étages.
C'est une promenade fort fréqueniée dans les chaudes soirées
d'été , attendu qu'à cette hauteur on est toujours à peu près sûr
de trouver de l'air.
Le pont de Carignan conduit à l'église du même nom , bijou
du xvie siècle , bâti par le marquis Sauli, sur les dessins de
Galeas Alessio. Voici à quel événement cette Église , l'une des
plus riches de Gênes, doit son existence. Le marquis Sauli, l'un
des hommes les plus riches et les plus probes de Gènes , avait
l)lusieurs palais dans la ville, et un, entre autres, qu'il habitait
de préférence, et qui était situé sur l'emplacement même où
s'élève aujourd'hui l'église de Carignan. Comme il n'avait point
de chapelle à lui , il avait l'habitude d'aller entendre la messe
dans celle de Santa-Maria-in-Via-Lata , qui appartenait à la
famille Fiesque. Un jour, Fiesque fit hâter l'heure de l'ofiice ,
de sorte que le marquis Sauli arriva quand il était fini; la pre-
mière fois qu'il rencontra son élégant voisin , il s'en plaignit à
lui en riant.
— Mon cher marquis , lui dit Fiesque, quand on veut aller ù
la messe , on a une chapelle à soi.
Le manpiis Sauli fit jeter bas son palais , et fit élever à la
place l'église Sainte-Marie-de-Carignan.
Une partie de ces beaux palais , qui feraient honneur à des
princes , et de ces belles églises, qui sont dignes de servir de
demeure à Dieu , ont été bâties par de simples particuliers, Le
172 REVUE [>E PAUIS.
secret de ces fondations, dans lesquelles des raillions ont été
enfouis, est dans les lois somptuaires du moyen âge , qui dé-
fendaient le jeu , les fêtes , les diamants et les étoffes de velours
et de brocart. Alors , tous ces aventureux commerçants qui ,
pendant vingt ans , avaient sillonné la mer en tous sens , et
qui avaient amassé cliez eux les richesses des deux mondes ,
se trouvaient en face de monceaux d'or dont il fallait bien
faire quelque chose : ils en faisaient des églises et des pa-
lais.
L'église Saint-Laurent est la première en date sur le catalogue
des curiosités de Gènes. Néanmoins, comme nous marchions
devant nous sans suivre aucun ordre, ni chronologique ni aris-
tocratique, nous la visitâmes une des dernières. C'est une belle
fabrique du xi'' siècle , toute revêtue de marbre blanc et noir,
comme le sont la plupart des églises d'Italie, mais qui a sur
beaucoup de ces églises l'avantage d'être achevée. Entre autres
choses curieuses , l'église de Saint-Laurent renferme le fameux
plat d'émeraude sur lequel Jésus-Christ fit, dit-on, la cène, et
i;ui avait été donné à Salomon par la reine de Saha ; il était ,
dit-on, gardé à Jérusalem dans le trésor du temple, et est
connu sous le nom de sacro catlino. Que l'on discute ou non
l'antiquité. de l'origine , la sainteté de l'usage et la richesse de
la matière, la manière dont il tomba entre les mains des Génois
n'en est pas moins merveilleuse , et rien que la façon dont ils
l'acquirent suffirait pour expliquer les précautions dont ,.la ré-
publique l'avait entouré, dans la crainte qu'il ne lui arrivât
malheur.
Ce fut en 1101 que les croisés génois el pisans entreprirent
ensemble le siège de Césarée. Arrivés devant la ville , ils tinrent
un conseil de guerre pour savoir comment ils l'attaqueraient;
plusieurs avis avaient déjù été émis et combattus, lorsqu'un des
soldats pisans, nommé Daimberl , qui passait pour prophète,
se leva et dit : Nous combattons pour la cause de Dieu , ayons
donc conliance en Dieu; il n'est besoin ni de tours, ni d'ou-
vrages , ni de machines de guerre. Ayons la foi seulement ,
communions tous demain , et quand le Seigneur sera avec nous,
prenons d'une main notre épée , de l'autre les échelles de nos
galères, l't marchons aux murailles. Le consul génois, Gaput
Malio , appuya l'avis, tout le camp y répondit par des cris d'en-
KEVUli DE PARIS. 173
Ihousiasine, Les croisés passèrent la nuit en prières, et le len-
demain , au point du jour , ayant communié et sans autres armes
que leurs épées, sans autres machiiies que les échelles de leurs
galères , sans autre exhortation que le cri de Dieu le veut ,
guidés par le consul et le prophète , Génois et Pisans , se pres-
sant à l'envi , prirent Césarée du premier assaut. Puis , la ville
prise, les Génois ahandonnèrent aux Pisans toutes ses richesses,
à Ja condition que ceux-ci , en échange , leur laisseraient le
sacro cattino.
Le sacro cattino fut en conséquence l'apporté de Césarée ù
Gènes, ofi dès lois il fut en grande vénération , tant par les sou-
venirs religieux que par les souvenirs guerriers qu'il réveillait.
On créa douze chevaliers, clavigeri, <[m devaient, chacun à
son tour et pendant un mois, garder la clef du tabernacle où il
était renfermé et d'oîi on ne le tirait qu'une fois l'an pour l'ex-
poser à la vénération de la foule. Alors un prélat le tenait par
un cordon , tandis que tout autour de la relique étaient rangés
SCS douze gardiens. Enfin , en 1470 , parut une loi qui condam-
nait à la peine de mort quiconque toucherait le sacro cattino
avec de l'or, de l'argent, des i)ierres, du corail ou toute autre
matière , « afin , disait cette loi, d'empêcher les curieux et les
incrédules de faire un examen pendant lequel le sacro cattino
pourrait souffrir quelque atteinte ou même être cassé, ce qui
serait une perte irréparable pour la république. » Malgré celte
loi , M. de la Condamine, qui avait cru remarquer dans le sacro
cattino des bulles pareilles à celles qui se trouvent dans le
verre fondu , cacha un diamant sous la manche de son habit,
afin d'éprouver la dureté de la matière , le diamant devant
mordre dessus si le plat était de verre , et demeurer impuissant
s'il était d'éméraude. Heureusement pour M. de la Condamine,
qui peut-être au reste ignorait cette loi, le prêtre s'aperçut à
temps de son intenîion, et releva le sacro cattino au moment
même où l'indiscret visiteur tirait son diamant. Le moine en fut
quitte pour la peur, et M. de la Condamine resta dans le doute.
Les juifs de Gênes étaient moins incrédules que le savant
français, ils prêtèrent, pendant le siège, quatre millions sur ce
gage. Les quatre millions furent probablement remboursés, car
le sacro cattino fut transporté à Paris en 180t), et y resta jus-
qu'en 1S1Y), époque à Inqiielle il fut rendu h la ville, avec les
174 KEVUE DE PARIS.
différents objets d'art que nous lui avions empruntés en même
temps. Le voyage fut fatal à la sainte relique, car elle fut bri-
sée entre Gênes et Turin, et un morceau même en fut perdu, de
sorte qu'aujourd'hui le sacro cattino est non-seulement privé
de ses honneurs, de ses gardes et de son mystère, mais encore
il est ébréché comme une simple assiette de porcelaine. Jadin
demanda la permission d'en faire un dessin, permission qui lui
fut accordée sans aucune difficulté.
Il résulte de tout cela que Gènes ne croit plus que le sacro
cattino soit une émeraude. Gènes ne croit plus que cette éme-
l'aude ait été donnée par la reine de Saba à Saloraon. Gènes ne
croit plus que dans cette émeraude Jésus-Christ ait mangé l'a-
gneau pascal. Si aujourd'hui Gènes reprenait Césarée, Gênes
demanderait sa part du butin, et laisserait aux Pisans le sacro
cattino , qui n'est que de verre. Mais aussi Gènes n'est plus li-
bre, Gênes a une citadelle toute hérissée de caiions dont les bou-
ches verdâtres s'ouvrent sur chacune de ses rues. Gênes n'est
plus marquise, Gênes n'a plus de doge, Gènes n'a plus de grif-
fon qui étouffe dans ses serres l'aigle impériale et le renard
I)isan, Gênes a un roi, et c'est tout bonnement la seconde ville
du royaume. La force n'est bien souvent autre chose que la foi.
Peut-être Gênes serait-elle encore libre si elle croyait toujours
que le sacro cattino est une émeraude.
Nous revînmes à notre hôtel par le Port-Franc, espèce de ville
à part dans la ville, avec ses institutions, ses lois et sa popula-
tion. Cette population, toute bergamasque, fut fondée, en 1340,
par la banque de Saint-Geerge , qui, sous le nom arabe de Ca"
ravane, fil venir douze portefaix de la vallée de Brembana j ces
douze portefaix avaient leurs femmes, qui venaient accoucher
au Port-Franc, ou qui retournaient accoucher aux villages de
Piazza ou de Zugno, pour donner à leurs enfants le privilège
de succéder à leurs pères. La compagnie s'est ainsi perpétuée
depuis cinq cents ans, s'élevant jusqu'au nombre de deux cents
membres, et se léguant de père en fils de telles traditions de
probité, que jamais, de mémoire de police, une seule plainte
n'a été portée contre un portefafx bergamasque. Les cara-
vanas sans enfants peuvent vendre leurs charges à leurs com-
patriotes j il y a de ces charges qui valent jusqu'à 10 ou 12,000
francs.
REVUE DE PARIS. 175
Pendanl toute notre course et à chaque coin de rue, nous
avions trouvé des affiches annonçant en grande pompe la repré-
sentation, au liiéàtre Diurne, de la Mort de Marie Sluart, avec
costumes nouveaux. Nous n'eûmes garde, on le comprend bien,
de manquer une si bonne occasion. Nous nous donnâmes un
coup de brosse et nous nous rendîmes au bureau, qui s'ouvrait
à deux heures et demi.
Le théâtre Diurne est une tradition des cirques antiques ; de
même que les spectateurs grecs ou romains, les spectateurs
modernes sont assis sur des gradins circulaires, à peu près
comme chez Franconi. La seule différence, c'est que Tédifice
n'a d'autre voûte que la coupole du ciel ; il en résulte que,
comme il est bâti dans un quartier assez fréquenté, au milieu de
charmantes villas et ombragé par des peupliers et des platanes,
il y a autant de spectateurs sur les arbres et aux fenêtres qu'il
y en a dans le théâtre ; ce qui ne doit pas laisser de faire un
certain tort à la recette. Comme on le comprend bien, nous n«
tentâmes aucune économie sur les douze sous que coûtait le bil-
let d'entrée, et nous nous exécutâmes bravement, Jadin et moi,
de nos soixante centimes par tète.
Au fait, le spectacle valait bien cela. Comme l'annonçait le
programme, les costumes étaient nouveaux, un peu trop nou-
veaux même pour l'an 1385, où se passe l'action, car les cos-
tumes remontaient tout bonnement à 1812.
Hélas! c'était la défroque tout entière de quelque pauvre pe-
tite cour impériale en Italie, peut-être celle de cette gracieuse
et spirituelle grande-duchesse Élisa. 11 y avait les robes de ve-
lours vert brochées d'or, avec leurs tailles sous les épaules et
leurs longues queues traînantes. Il y avait les costumes des
princes et des pairs avec leurs chapeaux à plume à la Henri IV,
et leurs manteaux à la Louis Xlll; seulement les culottes
avaient mancpié à ce qu'il paraît, et les acteurs intelligents y
avaient suppléé par des pantalons de soie rose et bleue, auxquels
ils avaient, pour leur donner l'air étranger, fait des ligatures
au-dessus des genoux et au-dessus des chevilles. Quant à Lei-
cester, au lieu d'une jarretière, il en avait deux, façon ingé-
nieuse d'indiquer sans doute le crédit dont il jouissait près de
la reine.
La représentation se passa sans accident et c'i la vive satisfac-
176 REVUE DE PARIS.
tion (ÎPS spec!a[ct;rs ; seuiemcnL, au momeiU où oiio allait si-
gner l'arrêt de sa rivale, un coup de vent emporta la sentence
des mains d'Élisabetli. Elisabeth, qui comme on le sait aimait
assez à faire ses affaires elle-même, au lieu de sonner quelque
page ou quelque huissier, se mit à courir après, mais un se-
cond coup de vent envoya la sentence dans le parterre. Nous
fûmes au moment. Jadin et moi, de crier grâce en voyant que
le ciel se déclarait aussi ouvertement pour la pauvre Marie;
mais en ce moment un s|)ecta(eur ramassa le papier et le pré-
senta à la reine, qui lui fit une révérence en signe de remercî-
ment, alla se lasseoir à la table, et le signa aussi gravement
que s'il n'était rien arrivé. Marie Sluart, définitivement con-
damnée, fut exécutée sans miséricorde à l'acte suivant.
Nous rentrâmes à l'hôtel, cil nous attendait notre dîner,
tout en philosophant sur les misères humaines, lorsqu'au des-
sert on m'annonça qu'un homme de la police désirait me parler.
Comme je ne croyais pas qu'il y eût de secrets entre moi et la
police sarde, je fis prier l'émissaire du bnoii governo de se
donner la peine d'entrer. L'émissaire me salua avec une grande
politesse, me présenta mon passe port visé pour Livourne, et me
dit que le roi Charles-Albert, ayant appris mon arrivée de la
veille dans la ville de Gènes, m'invitait à en sortir le lendemain.
J'invitai l'émissaire du buon governo ù remercier de ma part le
roi Charles-Albert de ce qu'il voulait bien ra'accorder vingt-
quatre heures, ce qu'il ne faisait pas pour tout le monde, et je
lui exprimai combien j'étais flatté d'être connu de son roi, en
qui j'avais vu jusqu'alors un roi guerrier, mais non pas lui roi
littéraire. L'émissaire du buoii, governo me demanda s'il n'y
avait rien pour boire ; je lui donnai quarante sous, tant j'étais
flatté que ma réputation fût parvenue au pied du trône de Sa
Majesté Sarde, et l'émissaire du buon governo se retira en me
baisant les mains.
J'eus grand'peur que cet événement n'enflât fort le prix de la
carte, vu l'impression qu'il avait dû produire sur l'esprit de
l'hôte des Quatre-Nations, qui nécessairement devait me pren-
dre pour quelque prince conslilutionnel déguisé; heureusement
j'avais affaire à un brave homme, qui n'abusa point de ma
position et qui me fît payer â peu près comme paye tout le
monde.
REVUE DE PARIS. 177
Le icndeniaiii niolin. l'émissaire ûu buon novcnio eiil la
bonté de venir en personne me prévenir que, le haloaii français
le Sullf partant à quatre heures, !e roi Charles-Albert verrait
avec plaisir que je choisisse la voie de mer au lieu de la voie
de terre. Cela s'accordait à merveille avec mes intentions, at-
tendu que par la voie de terre je rencontrerais les États du duc
de Modène, que je ne me souciais pas de rencontrer; aussi je
fis remercier Sa Majesté de cette nouvelle prévenance, et je don-
nai ù son représentant ma parole qu'à quatre heures moins un
quart je serais à bord du Sully. L'émissaire du buon governo
me demanda s'il n'y avait rien pour la bonne main ; je lui don-
nai vingt sous, et il s'en alla en m'appelant excellence.
Nous allâmes faire un dernier tour dans la strada Balbi, la
strada Niiovissinia, et la strada Nuova; Jadin prit une vue
de la place des Fontaines Amoureuses, puis nous tirâmes notre
montre ; il n'était que midi. Nous visitâmes alors les palais Balbi
et Durazzo, que nous avions oubliés dans notre première tour-
née, et cela nous fit encore passer deux heures. Puis je me rap-
pelai qu'il y avait ù l'ancien palais des Pères du Commun une
certaine table de l)ronze antique contenant une sentence rendue
l'an 635 de la fondation de Rome, par deux jurisconsultes ro-
mains, à propos de quelques différends survenus entre ceux de
Gênes et de Langasco, et trouvée par un paysan qui piochait la
lerre dans la poluvefa; nous nous rendîmes donc ù l'ancien
palais des Pères du Commun. Cela nous prit encore une demi-
heure. Je copiai le jugement, non pas. Dieu merci, pour l'offrir
ù mes lecteurs, mais pour faire quelque chose, car le temps que
m'avait accordé le roi Charles-Albert commençait à me paraître
long, et cela nous fit gagner encore un (piart d'heure. Enfin,
comme il -ne nous restait plus qu'une heure un quart pour faire
nos paquets et nous rendre au bateau, nous regagnâmes Thô-
fel, nous réglâmes nos comptes, et nous montâmes dans une
barque, partageant parfaitement l'avis de ce bon et spirituel
président Desbrosses, qui prétend que, parmi les plaisirs que
Gênes peut procurer, les voyageurs oublient ordinairement de
mentionner le plus grand, qui est celui d'en être dehors.
La première personne que j'aperçus en montant à bord du
Sully fut mon émissaire du btconyoverno, qui venait s'assurer
par ses propres yeux si je quittais bien réellement Gênes; nous
1 16
17S REVUE DE PARIS.
nous saluâmes comme de vieux amis, et j'eus l'avantage d'être
honoré de sa conversation jusqu'au moment où la cloche du
paquebot sonna. Alors il m'exprima tout son regret de se sépa-
rer de moi, et me tendit la main; j'y déposai généreusement
une pièce de dix sous, l'émissaire du buon governo m'appela
monseigneur et descendit dans sa chaloupe, en m'envoyant tou-
tes sortes de bénédictions.
Gênes est vraiment magnifique vue du port. A l'aspect de ces
splendides maisons bâties en amphithéâtre avec leurs jardins
suspendus comme ceux de Sémiramis, on ne peut s'imaginer
quelles ruelles infectes rampent à leur pied de marbre. Si au lieu
de me faire sortir de Gênes, Charles-Albert m'avait empêché
d'y entrer, je ne m'en serais jamais consolé.
Je m'éloignais donc avec un sentiment profond de reconnais-
sance pour Sa Majesté Sarde, lorsque je sentis que , malgré la
conversation attachante de mon voisin . M. le marquis de R.,
qui me racontait la première de ses trois émigrations en 1792, un
vague malaise s'emparait de moi. La mer était grosse et le vent
contraire, de sorte que le bâtiment, outre cette odieuse odeur
d'huile chaude que tout paquebotsecroil le droit d'exhaler, avait
encore un roulis dont chaque mouvement meremuait lecœur. Je
regardai autour de moi, et je vis que, quoique nous fussions
partis depuis deux heures à peine et qu'il fît encore grand jour, le
pontétait presque vide. Je cherchai des yeux Jadin,et je l'aper-
çus fumant sa quatrième pipe et marchant à grands pas suivi
deMilord qui ne comprenait rien à cette agitation inaccoutumée
de son maître; je crus remarquer que , malgré la fermeté de la
démarche, le teint de Jadin devenait pâle et l'cei Ivitreux. Je com-
pris cependant que le mouvement devait être une réaction bien-
faisante contre l'engourdissement qui commençait à s'emparer
de moi, et je demandai à M. le marquis de R.., s'il ne pourrait
pas continuer son récit en marchant; il paraît que peu impor-
tait au narrateur pourvu qu'il narrât; car, sans s'interrompre,
il se mit aussitôt sur ses jambes. Je voulus en faire autant, mais
je sentis que la tête me tournait. Je retombai sur le banc, en
demandant d'une voix plaintive un citron. Cette demande fut
répétée avec une basse-taille magnifique par le marquis de R..,
qui se rassit auprès de moi, et passa de sa première à sa se-
conde émigralion.
REVUE DE PARIS. 171)
On m'apporla le citron. Je voulus mordie dedans; mais pour
mordre, i] faut ouvrir la bouche, ce fut ce qui me perdit. Celui
qui n'a jamais souffert du ma! de mer, ne sait pas ce que c'est
que de souffrir. Quant à moi, j'avais la tête complètement étour-
die; j'entendais mon éiuijjré, qui, dans tous les intervalles de
mieux que j'éprouvais, continuait son récit. J'aurais voulu le
battre, j'aurais même donné bien des choses pour cela, mais je
n'avais pas la force de lever le petit doigt. Cependant je fis un
effort violent, et je me retournai; j'aperçus alors Jadin dans
une position non équivoque; Milord le regardait avec de gros
yeux hébétés. Tout cela m'apparaissait comme à travers une
vapeur, quand un corps opaque vint se placer entre Jadin et
moi. C'était mon diable de marquis, qui ne voulait pas perdre
le récit de sa troisième émigration, et qui, voyant que je m'étais
retourné, venait de nouveau se placer à ma portée.
La réunion de ces deux supplices me sauva, l'un me donna
de la force contre l'autre ; un matelot passait à ma portée; en
ce.jnoment je le saisis au bras, en demandant ma chambre. Le
matelot avait l'habitude de ces sortes de demandes, il me prit,
m'emporta je ne sais comment, et je me trouvai couché. J'en-
tendis qu'il me disait que du thé me ferait du bien, et je répétai
machinalement : Oui, du thé. — Combien? medemanda-l-il. —
Beaucoup, répondis-je. Puis, je ne me souviens plus de rien, si
ce n'est que de cinq minutes en cinq minutes j'avalai force li-
<iuide, et que cette inglutition dura quatre ou cinq heures.
Enfin, moulu, brisé, rompu, je m'endormis ù peu près de la
même façon dont on doit mourir.
Quand je me réveillai le lendemain, nous étions dans le port
de Livourne. J'avais dévoré trois citrons , bu pour vingt-huit
francs de thé, et entendu raconter les trois émigrations du mar-
quis de R...
Je montai sur le pont pour chercher Jadin, et je le trouvai
dans un coin, insensible aux caresses de Milord, et aux conso-
lations d'Onésiine, tant il était humilié d'avoir rendu les nations
étrangères témoins de sa faiblesse.
Quant à moi, je ne pus toucher un citron de six semaines, je
ne pus boire de thé de six mois, et je ne pourrai revoir le mar-
quis de U... de ma vie.
180 REVUE DE PARIS.
IV.
LIVOUBNE.
J'ai visilé bien des ports, j'ai parcouru bien des villes, j'ai eu
affaire aux portefaix d'Avignon, aux fucchini de Malte, et aux
aubergistes de Messine, mais je ne connais pas de coupe-gorge
comme Livourne.
Dans tous les autres pays du monde, il y a moyen de défendre
son bagage, de faire un prix pour le transporter à l'hôtel, et,
si l'on ne tombe pas d'accord, on est libre de le charger sur ses
épaules, et de faire sa besogne soi-même. A Livourne, rien de
tout cela.
La barque qui vous amène n'a pas encore touché terre, qu'elle
est envahie; les commissionnaires pleuvcnt vous ne savez pas
d'oii : ils sautent de la jetée, ils s'élancent des barques voisines,
ils se laissent glisser des cordages des bâtiments; comme vous
voyez que votre canot va chavirer sous le poids, vous pensez à
votre propre sûreté, vous vous cramponnez au mule comme Ro-
binson à son rocher; puis, après bien des efforts, votre chapeau
perdu, vos genoux en sang et vos ongles retournés, vous arrivez
sur la jetée. Bien, voilà pour vous; quant à votre bagage, il est
déjà divisé en autant de lots qu'il y a de pièces : vous avez un
portefaix pour votre malle, un portefaix pour votre nécessaire,
un portefaix pour votre carton à chapeau, un portefaix pour
votre parapluie, et un portefaix pour votre canne; si vous êtes
deux, cela vous fait dix portefaix; si vous êtes trois, cela en fait
quinze. Comme nous étions quatre, nous en eûmes vingt; un
vingl et unième voulut prendre Milord ; Milord, qui n'entend pas
raillerie, lui prit le mollet : il fallut lui pincer la queue pour
«ju'il desserrât les dents. Le portefaix nous suivit en criant que
notre chien l'avait estropié, et qu'il nous ferait condamner à
une amende; le peuple s'ameuta, et nous arrivâmes à la pen-
sion suisse avec vingt portefaix devant nous, et deux cents per-
sonnes par derrière.
Il nous en coûta ([uarante francs pour quatre malles, trois ou
quatre carions à chapeau, deux ou trois nécessaires, un ou
IIEVUE DE PAUIS. 181
(Jeux parapluies et une canne; plus, dix francs pour le portefaix
mordu, c'est-à-dire cinquante francs pour faire cinquante pas
à peu près juste autant (Ihé à part) qu'il nous en avait coûté
pour venir de Gènes.
Je suis retourné trois fois à Livourne; les deux dernières,
j'étais prévenu, j'avais pris mes précautions, je me tenais sur
mes gardes; chaque fois, j'ai payé plus cher. En arrivant à Li-
vourne, il faut faire, comme en traversant les marais ponlins,
la part des voleurs. La différence est qu'en traversant les ma-
rais pontins, on en réchappe quelquefois, souvent même j à Li-
vourne, jamais.
Ce ne serait encore rien si, en arrivant à Livourne, au lieu de
descendre dans une de ces infâmes tavernes qui usurpent le
nom respectable d'auberge, on faisait venir un voiturin , on
montait dedans, et, n'importe à quel prix, on parlait pour
Pise ou pour Florence; mais non ; puisqu'on esta Livourne, on
veut voir Livourne. Or, ce n'est guère la peine, car il n'y a que
trois choses à voir dans cette ville : les galériens, la stuatue de
Ferdinand I" et la madone de 3Iontenero.
Les galériens sont mêlés à la population , et s'occupent de
toutes sortes de travaux: ils balayent, ils é(tuarrissent des plan-
ches, ils traînent des brouettes; ils sont vêtus d'un pantalon
jaune, d'un bonnet rouge et d'une veste brune dont il serait
difficile de spécifier la couleur primitive. Sur le dos de cette
veste est indiqué le crime pour lequel le premier propriétaire de
l'habit a été condamné; mais, comme il arrive souvent que le
bagne use le criminel avant que le criminel use l'habit, la veste
passe avec son étiquette sur le dos de celui qui lui succède. Il
en résulte que, pour les galériens toscans, la veste est une
grande affaire; c'est unedemi-gràce ou unedouble condamnation.
Comme les galériens sont les seuls à Livourne qui demandent
et qui ne prennent pas, la question pour l'industriel est d'avoir
une veste qui éveille la commisération publique. Or il y a des
crimes que tout le monde méprise, tandis qu'il y en a d'autres
que tout le monde plaint : personne ne fait l'aumône à un voleur
ou à un faussaire; chacun donne à un assassin par amour, .\ussi
celui à qui tombe une pareille veste n'a plus ii s'occuper de rien
que de la brosser : chacun l'arrête pour lui faire raconter son
aventure. Nous^n vîmes un qui faisait pleurer à chaudes larmes
16.
ISi REVUE DE PARIS,
deux Anglaises, et peut-èlre nous allions pleurer comme elles,
lorsque son camarade, à qui il avait refusé probablement un inté-
rêt dans sa recette , nous le dénonça comme un voleur avec ef-
fraction. Le véritable assassina per amore était mort il y avait
huitans, et sa veste avait déjà fait la fortune de trois de ses suc-
cesseurs. Je donnai un demi-paulàcebrave homme, qui portait
écrit en grosses lettres sur le dos le moi voleur, hasard qui l'avait
ruiné, car il avait beau dire qu'il était incendiaire, personne ne
voulait le croire: aussi, dans sa reconnaissance d'uneaubaine
aussi inattendue et aussi rare, promit-il bien de prier Dieu
pour moi. Je revins sur mes pas pour l'engager à n'en rien faire,
présumant que mieux valait pour moi arriver au ciel sans re-
commandation qu'avec la sienne.
C'est sur la place de la Darse que s'élève la statue de Ferdi-
nand ler. Comme je n'ai pas grand'chose à dire sur Livourne,
j'en profiterai pour raconter l'histoire de ce second successeur
du Tibère toscan, ainsi que celle de François P"" son frère, et
de Bianca Capello sa belle-sœur. Il y a plus d'ua roman moins
étrange et moins curieux que cette histoire.
Sur la fin du règne de Côme le Grand, c'est-à-dire vers le
commencement de l'an 1363 , un jeune homme nommé Pierre
Bonaventuri, issu d'honnête mais pauvre famille, était venu
chercher fortune à Venise. Un de ses oncles qui portait le même
nom que lui, et qui habitait la ville sérénissime depuis une
vingtaine d'années , le recommanda à la maison de banque des
Salviati, dont il était lui-même un des gérants. Le jeune
homme était de haute mine, possédait une belle écriture,
chiffrait comme un astrologue : il fut reçu sans discussion
comme troisième ou quatrième commis , avec promesse que ,
s'il se conduisait bien, il pourrait, outre sa nourriture, dans
trois ou quatre ans, arriver à gagner 150 ou 200 ducats. Une
pareille promesse dépassait tout ce que le pauvre Bonaventuri
avait jamais pu rêver dans ses songes les plus ambitieux. Il baisa
les mains de son oncle et promit aux Salviati de se conduire de
manière à être le modèle de toute la maison. Le pauvre Piétro
avait bonne envie de tenir parole; mais le diable se mêla de
ses affaires et vint se jeter au travers de toutes ses bonnes in-
tentions.
En face de la banque des Salviati logeait un riche seigneur
UEVUE DE PARIS. 183
vénitien, chef de la maison des Capello, lequel avait un fils et
une fille. Le fils était un beau jeune homme, à la barbe pointue,
à la moustache retroussée, à la parole leste et insolente; ce qui
faisait que trois ou quatre fois par mois il lirait l'épée à propos
de jeu ou de femmes, car de la politique il ne s'en mêlait au-
cunement, trouvant la chose trop sérieuse pour être discutée
par d'autres que des barbes grises : si bien qu'on avait déjà rap-
porté deux fois à la maison paternelle Giovannino, perforé de
part en part; mais, attendu sans doute que le diable aurait trop
perdu à sa mort, Giovannino en était revenu. Cependant,
comme le père était un homme de sens, et qu'il avait pensé
qu'il n'aurait peut-être pas toujours le même bonheur, il avait
renoncé à l'idée qu'il avait eue d'abord de faire sa fille religieuse
afin de doubler la fortune de son fils ; il craignait qu'eu passant
une belle imit de ce monde à l'autre, Giovannino ne le laissât
à la fois sans fils et sans fille.
Quant à Bianca, c'était une charmante enfant de quinze à
seize ans, au teint blanc et mat, sur lequel, à toute émotion ,
le sang passait comme un nuage rosé ; aux cheveux de ce blond
puissant dont Raphaël venait de faire une beauté, aux yeux
noirs et pleins de flamme , à la taille souple et flexible , mais de
celle souplesse et de celle llexibililé qu'on sent pleine de force ,
toute prête à l'amour comme Juliette, et qui n'attendait que le
moment où qucUiue beau Uoméo se trouverait sur son chemin
pour dire comme la jeune fille de Vérone : Je serai à toi ou à la
tombe.
Elle vit Piétro Bonaventuri ; la fenêtre de la chambre du
jeune homme s'ouvrait sur la chambre de la jeune fille; ils
échangèrent d'abord des regards , puis des signes , puis des pro-
messes d'amour ; arrivés là , la dislance seule les empêchait d'y
ajouter les preuves : cette distance , Bianca la franchit.
Chaque nuit, quand tout le monde élait couché chez les
nobles Salviati , quand la nourrice qui avait élevé Bianca était
retirée dans la chambre voisine , quand la jeune fille , debout
contre la cloison , s'était assurée que ce dernier argus s'était en-
dormi, elle passait une robe brune atin de n'êlre point vue dans
la nuit , descendait à talons et légère comme une ombre les es-
caliers de marbre du palais paternel , entr'ouvrait la porte en
dedans et traversait la rue; sur le seuil de la porte opposée.
184 REVUE DE PARIS.
elle trouvait son amant. Tous deux alors , avec de douces
étreintes , montaient l'escalier qui conduisait à la, petite chambre
de Piélro. Puis, lorsque le jour était sur le point de paraître,
Bianca redescendait et rentrait dans sa chambre, où sa nourrice,
le matin , la trouvait endormie de ce sommeil de la volupté qui
ressemble tant à celui de l'innocence.
Une nuit que Bianca était chez son amant, un garçon bou-
langer qui venait de chauffer un four dans les environs , trouva
une porte entr'ouverte et crut bien faire de la fermer; dix mi-
nutes après , Bianca descendit et vit qu'il lui était impossible de
rentrer chez son père.
Bianca était une de ces âmes fortes dont les résolutions se
prennent en un instant, et une fois prises sont inébranlables :
elle vit tout son avenir changé par un accident, et elle accepta
sans hésiter la vie nouvelle que cet accident lui faisait.
Bianca remonta chez son amant , lui raconta ce qui venait
d'arriver, lui demanda s'il était p-èt à tout sacrifier pour elle
comme elle tout pour iui, et lui proposa de proliter des deux
heures de nuit qui leur restaient pour quitter Venise et se mettre
à l'abri des poursuites de ses parents. Pielro Bonaventuri accepta :
les deux jeunes gens sautèrent dans une gondole, et se ren-
dirent chez le gardien du port. Là, Piélro Bonaventuri se fit
reconnaître, et dit qu'une affaire importante pour la banque
des Salviati le forçait à partir à l'instant même de Venise pour
Rimini. Le gardien donna l'ordre de laisser tomber la chaîne,
et les fugitifs passèrent ; seulement , au lieu de prendre la route
de Rimini, ils prirent en toute bâte celle de Ferrare.
On devine l'effet que produisit dans le noble palais Gapello
la fuite de Bianca ; pendant un jour tout entier on attendit sans
faire aucune recherche; on espérait toujours que la jeune fille
allait revenir ; mais la journée s'écoula sans apporter de nou-
velles de la fugitive. II fallut donc s'informer ; on apprit la fuite
de Pierie Bonaventuri. On rapprocha mille faits qui avaient
passé sans être aperçus, et qui maintenant se représentaient
dans toute leur importance ; le résultat de ce rapprochement fut
la conviction que les deux jeunes gens étaient partis ensemble.
La femme de Gapello , belle-mère de Bianca , était sœur du
patriarche d'Aquilée ; elle intéressa son frère à sa vengeance.
Le patriarche était loul-puissant; il se présenta au conseil des
REVUE DE PARIS. 185
Dix avec son beau-frère , déclara la noblesse (on (entière insultée
en leurs noms , et demanda que Piétro Bonaventuri fût mis au
ban de la république , comme coupable de rapt. Cette première
demande accordée , il exigea que Jean-Baptiste Bonaventuri,
oncle de Pierre , qu'il soupçonnait d'avoir prêté les mains à cette
évasion, fût arrêté. Cette seconde demande lui fut accordée
comme la première ; le pauvre Jean-Baptiste appréhendé au
corps par les sbires de la sérénissime république , fut jelé dans
un cachot, où on l'oublia , attendu la grande quantité de per-
sonnages bien autrement considérables dont avait à s'occuper
le conseil des Dix, et où il mourut, au bout de trois mois, de
froid et de misère.
Quant à Giovannino , il fouilla pendant huit jours tous les
coins et tous les recoins de Venise, disant, que s'il trouvait
Piétro et Bianca , tous les deux ne mourraient que de sa main.
Le lecteur se demande peut-être ce qu'ont de commun ces
jeunes amants fuyant , la nuit, de Venise, et poursuivis par
toute une famille outragée, avec Ferdinand, second fils de
Côme le Grand et alors cardinal à Rome. Il le saura bientôt.
Cependant les fugitifs étaient arrivés à Florence sans acci-
dent, mais, comme on le pense bien, avec grande fatigue, et
s'étaient réfugiés chez le père de Bonaventuri, qui habitait un
petit appartement au second sur la place Saint-Marc : c'est chez
les pauvres parents que les enfants sont surtout les bienvenus.
Bonaventuri et sa femme reçurent leur fils et leur fille à bras
ouverts. On renvoya la servante, pour économiser une bouche
inutile, et à charge ou à craindre désormais , soit qu'elle s'ou-
vrît pour manger , soit qu'elle s'ouvrît pour parler. La mère se
chargea des soins du ménage ; Bianca , dont les blanches mains
ne pouvaient descendre à ces soins vulgaires, commença à broder
de véritables tapisseries de fée. Le père de Piétro, qui vivait de
copies qu'il faisait pour les officiers publics, annonça qu'il avait
pris un commis , et se chargea de double besogne. Dieu bénit le
travail de tous, et la petite famille vécut.
Il va sans dire que communication de la sentence rendue
par le tribunal des Dix avait été faite au gouvernement florentin,
lequel avait autorisé Capello et le patriarche d'Aquilée à faire
les recherches nécessaires, non-seulement ù Florence, mais
encore dans toute la Toscane; ces recherches avaient été inu'
186 RF.VIF. DE PARIS.
lilos. Chacun avait trop d'intérêt à garder son propre secret.
Trois mois se passèrent ainsi, sans que la pauvre Bianca,
habituée à toutes les caresses du luxe, laissât échapper une
seule plainte sur sa misère. Sa seule distraction était de regarder
dans la rue en soulevant doucement sa jalousie ; mais on ne lui
entendait pas même envier, à elle, pauvre prisonnière, la li-
berté de ceux qui passaient ainsi, joyeux ou attristés.
Parmi ceux qui passaient, était le jeune grand-duc, qui, de
deux jours l'un , allait voir son père à son château delaPetraja.
C'était ordinairement à cheval que Francesco faisait ce petit
voyage; puis, comme il était jeune, galant et beau cavalier,
chaque fois qu'il passait sur (luelque place où il pensait pouvoir
être vu par de beaux yeux, il faisait fort caracoler sa monture.
Mais ce n'était ni sa jeunesse, ni sa beauté, ni son élégance, qui
préoccupaient Bianca lorsqu'elle le voyait passer , c'était l'idée
que ce gentil prince , aussi puissant qu'il était gracieux, n'avait
qu'à dire un mot pour que le ban fût levé et pour que Bonaven-
turi fû! libre et heuieux. A celte idée, les yeux de la jeune Vé-
nitienne lançaient une flamme qui en doublait l'éclat. Tous les
deux jours, à l'heure où elle savait que devait passer le prince,
elle ne manquait donc point de se mettre à sa fenêtre et de sou-
lever sa jalousie. Un jour, le prince leva les yeux par hasard, et
vit briller, dans l'ombre projetée jiar la jalousie, les yeux ardents
de la jeune fille. Bianca se relira vivement , si vivement qu'elle
laissa tomber un bouquet qu'elle tenait à la main. Le prince
descendit de cheval, ramassa le bou(|uet, s'arrêta un instant
pour voir si la belle vision n'apparaîtrait pas de nouveau ; puis ,
voyant que la jalousie restait baissée , il mit le bouquet dans son
pourpoint,' et continua sa route au pas, en tournant la léle
deux ou trois fois avant de disparaître.
Le surlendemain , il repassa à la même heure; mais , quoique
Bianca fût toute tremblante derrière la jalousie, la jalousie
resta fermée , et pas la plus petite fleur ne se glissa à travers
ses barreaux.
Deux jours après, le prince passa encore; mais la jalousie
fut inexorable , quelque prière intérieure que le prince lui
adressât.
Alors il pensa qu'il devait prendre un autre moyen. II rentra
chez lui , fit venir un gentilhomme espagnol nommé Mondra-
RliVLfc; DE PARIS. 187
gone, qtii avait éiù placé près de lui par son père, et dont il
avait fait son complaisant; il lui posa la main sur Tépaule^ le
regarda en face et lui dit.
— Mondragone , il y a sur la place Saint-Marc , au second ,
dans la maison qui fait le coin entre la place et la via Larga^
une jeune fille que je n'ai pas reconnue pour êlre de Florence :
elle est belle , elle me plaît ; d'ici à huit jours il rae faut une en-
trevue avec elle.
Mondragone savait qu'il y a certaines circonstances où la pre-
mière qualité d'un courtisan est d'être laconique.
— Vous l'aurez , monseigneur, répondit-il.
Et il alla trouver sa femme , et lui raconta tout joyeux l'hon-
neur que venait de lui faire le prince en le choisissant pour son
confident. La Mondragone était savantecnces sortes d'intrigues;
elle dit à son mari de continuer son service auprès du prince,
et qu'elle se chargeait de tout. Le même jour, elle alla aux in-
formations, et apprit que l'étage qu'elle désignait était habité
par deux ménages, l'un jeune, l'autre vieux; que la vieille
femme sortait tous les malins pour aller à la provision ; que les
deux hommes sortaient tous les soirs pour aller reporter les
copies qu'ils avaient faites dans la journée, mais que, quant
à la jeune femme elle ne sortait jamais.
La Mondragone résolut d'aller chercher la jeune fille jusque
dans la maison , puisqu'on lui disait qu'il était impossible de
l'attirer dehors.
Le lendemain, la Mondragone s'embusqua dans sa voiture, à
vingt-cinq ou trente pas de la porte; puis, quand la vieille
sortit comme d'habitude, elle ordonna à son cocher de partir
au galop et de s'arranger de manière, au tournant de la rue,
à accrocher cette femme tout en lui faisant le moins de mal
possible. Ce n'était peut-être pas le moyen le moins dangereux,
mais c'était le plus court. 11 faut bien que les petits risquent
quelque chose quand ils ont l'honneur d'avoir affaire aux
grands.
Le cocher était un homme fort adroit , il culbuta la bonne
femme sans lui faire autre chose que deux ou trois contusions.
La bonne femme jeta les hauts cris , mais la Mondragone sauta
à bas de sa voiture , calma la populace , en disant que son co-
cher recevrait , en rentrant , vingt-cinci coups de bùlon , prit la
188 REVUE DE PARIS.
btcsséi; (lan.s sns !;r;is . Li lit nieliio clans sa voitun; prii- ses gens,
et déclara qu'elle la voulait reconduire chez elle et ne la quit-
terait que lorsque le médecin lui aurait donné la certitude que
cet accident n'aurait aucune suite. Peu s'en fallut que la Mon-
dragone ne fût portée en triomphe par le peuple.
On arriva chez les Bonaventuri. Du premier coup d'œil, la
Mondragone vit qu'elle avait affaire à de pauvres gens, et,
comme d'habitude, elle estima la vertu de la jeune femme à la
valeur de l'appartement qu'elle habitait.
Bianca lui fut présentée. A sa vue, la Mondragone, tout
habile qu'elle fût , ne sut plus trop que penser : c'est qu'il y
avait dans Bianca , de quelque habit qu'elle fût revêtue, toute
la hauteur du regard des Cai)el!o. D'ailleurs, ses termes étaient
élégants et choisis. La grande dame se révélait de tous les côtés
sous l'extérieur de la pauvre fille. La Mondragone se relira
sans comprendre autre chose à tout ceci , qu'il y avait là l'é-
toffe d'une maîtresse de prince , et sa fortune , à elle, si elle
réussissait.
Elle revint le lendemain prendre des nouvelles de la bonne
femme ; elle allait tout à fait bien , et élait on ne pouvait plus
reconnaissante de ce qu'une aussi grande dame daignait s'oc-
cuper d'elle. La Mondragone avait compris son monde j elle
élait trop adroite pour offrir de l'argent , mais elle laissa voir
quelle position son mari tenait à la cour, et elle offrit ses ser-
vices. La mère et la fille échangèrent un coup d'œil : ce fut
assez pour que la Mondragone sût que les services offerts se-
raient acceptés.
Le surlendemain , elle revint une troisième fois, et cette fois
fut plus gracieuse que les deux autres. Elle avait dès la veille
laissé voir h Bianca qu'elle n'était pas dupe de l'incognito dont
elle cherchait à s'envelopper, et qu'elle la reconnaissait pour
être de race. Elle fit un appel à sa confiance ; la jeune femme
n'avait aucun motif pour se défier d'elle : elle lui raconta tout.
La Mondragone écouta la confidence avec une bienveillance
charmante ; mais la confidence achevée , elle dit à Bianca que ,
comme la situation était plus grave qu'elle ne l'avait pensé d'a-
bord , c'était à son mari qu'il fallait raconter tout cela; que ,
du reste, la chose s'arrangerait certainement, Mondragone
ayant toute la confiance du prince et possédant sur lui la double
REVUE DE PAKIS. 189
influence d'un gouverneur et d'un ami. En consé(uience , elle
lui offrit de la venir prendre le lendemain avec sa nelle-mère ,
et de la conduire chez son mari. Bianca, effrayée de sortir ainsi
pour la première fois depuis trois ou quatre mois qu'elle habitait
Florence, et menacée comme elle l'était par l'arrêt du conseil
des Dix, essaya de s'excuser sur la simplicité de sa mise , qui
ne lui permettait pas de se présenter devant un grand seigneur
comme le comte de Mondragone. C'était là que l'attendait la
tentatrice : elle s'approcha d'elle , reconnut qu'elles étaient à
peu près toutes deux de la même taille, et ajouta que, s'il n y
avait d'autre obstacle à l'entrevue que la simplicité de la mise
de Bianca, l'obstacle était facile à lever j car elle apporterait le
lendemain un costume complet qu'on lui avait envoyé de la
ville, costume qui, elle en était certaine, irait à Bianca comme
s'il avait été fait pour elle.
Bianca consentit à tout : c'était le seul moyen d'obtenir le
sauf-conduit; peut-être aussi le serpent de l'orgueil s'était-il
déjà introduit dans le paradis de son amour.
Cependant Bianca raconta tout à son mari , excepté le bou-
quet tombé par la fenêtre et ramassé par le grand-duc Fran-
cesco. D'ailleurs quel rapport ce bouquet avait-il avec le comte
et la comtesse Mondragone ? La situation pesait autant à Pielro
qu'à Bianca, il consentit à tout; d'ailleurs, lui aussi avait son
secret : depuis deux ou trois jours une belle dame voilée avait
passé entre lui et sa femme. Quoique de basse condition, Bo-
navenluri avait tous les goûts d'un gentilhomme, et la lidélité,
on le sait de reste, n'était point à cette époque la vertu dont la
noblesse se piquait le plus.
La Mondragone arriva à l'heure dite, et avec le costume pro-
mis ; c'était un charmant habit de satin broché d'or, taillé à
l'espagnole, et qui allait à Bianca comme s'il eîit été fait pour
elle. La jeune fille frémit de joie au toucher de ces étoffes aris-
tocratiques dont avait été drapé son berceau. 11 faut des robes
de brocart et de velours pour balayer les escaliers de marbre
des palais. Or, Bianca avait été élevée dans un palais. Un coup
de vent funeste et inattendu l'avait poussée dans la mauvaise
fortune; mais elle était jeune et belle, et le mal produit par le
hasard, le hasard pourrait le réparer. La jeunesse a des ho-
rizons immenses et inconnus dans lesquels elle distingue des
1 17
190 REVUE DE PARIS.
choses que l'enfance ne voit pas encore, et que la vieillesse ne
voit plus. *
Quant à la mère de Bonaventuri, elle admirait sa fille à
mains jointes , comme si elle s'était trouvée devant une ma-
done.
Toutes trois montèrent en voiture et se rendirent au palais
Mondragone , qui était situé via dei Carnesecchi , près de
Santa-Maria-Novella. Mondragone venait de faire bàlir ce pa-
lais sur les dessins de l'Ammanato, et depuis un an à peine il
l'habitait.
Comme la chose avait été convenue, la Mondragone présenta
les deux femmes à son mari, et raconta en peu de mots les aven-
tures de Bianca. Mondragone promit sa protection , et comme
il se rendait à l'instant même chez le duc, qui l'avait envoyé
chercher, il s'engagea à lui parler le jour même en faveur des
deux jeunes gens.
Bianca ne pouvait cacher sa joie, elle se retrouvait dans un
monde qui était le sien, ses mains touchaient de nouveau du
marbre, ses pieds foulaient enfin des tapis ; la toile et la serge
avaient cessé pour un instant d'attrister ses yeux ; elle se re-
trouvait dans le velours et dans la soie. Il lui semblait n'avoir
jamais quitté le palais de son père, et que tout ce qu'elle voyait
était à elle.
Aussitôt Mondragone sorti , la belle-mère de Bianca voulut
se retirer, mais la comtesse dit qu'elle ne laisserait pas partir
sa protégée sans lui faire voir son palais en détail, attendu
qu'elle voulait savoir d'elle s'il approchait de ces magniliques
fabriques vénitiennes qu'elle avait tant entendu vanter. Elle pria
donc la bonne femme, qu'une pareille visite eût fatiguée, de se
reposer en les attendant, puis la comtesse et Bianca , s'élant
prises sous le bras, comme deux anciennes amies, sortirent de
la chambre et traversèrent deux ou trois appartements, dans
chacun desquels la comtesse fit remarquer à Bianca quelque
meuble merveilleusement incrusté , ou quelque tableau pré-
cieux de ces grands maîtres qui venaient de mourir. Enfin elles
arrivèrent dans un délicieux petit boudoir dont les fenêtres don-
naient sur son jardin ; là elle força la jeune fille à s'asseoir, et
tirant d'un stipo tout marqueté d'ivoire une parure complète
de diamants, elle lui montra toutes ces richesses féminines qui,
REVUE DE PARIS. 191
ihi <eraps fie CoMi(''lie déj;! , Mvaieiit péril» tnnt de cœiirs de
femmes; puis, les lui mettanl sur les genoux, et poussant sa
chaise devant une des plus grandes glaces qui eussent été faites
à Venise : — Essayez tout cela, lui dit-elle, moi je vais vous
chercher un costume que je viens de faire faire ù la mode de
votre pays , et sur lequel je désire avoir votre opinion. — Et à
ces mots , sans attendre la réponse de Bianca , elle sortit vive-
ment.
Une femme n'est jamais seule quand elle est avec des bijoux,
et la Mondragone laissait Bianca en tète à télé avec les plus
beaux diamants qu'elle eût jamais vus. Le serpent connaissait
son métier et savait quelle pomme il fallait offrir à cette fille
d'Eve pour qu'elle y mordît.
Aussi à peine la comtesse fut-elle sortie que Bianca se mit à
l'œuvre. Bracelets, pendants d'oreilles, diadèmes, tout trouva sa
place ; elle achevait d'agrafer un superbe collier à son cou ,
lorsqu'elle vit derrière elle une autre tète réfléchie dans la
glace ; elle se leva vivement et se trouva en face du grand-duc
Francescoqui venait d'entrer par une porte dérobée.
Alors , avec cette rapidité d'esprit qui la caractérisait , elle
comprit tout : rougissant de honte , elle porta les mains à son
front, et se laissant tomber sur ses deux genoux :
— Monseigneur ! lui dit-elle , je suis une pauvre femme qui
n'ai pour tout bien que mon honneur qui n'est même plus à
moi, mais à mon mari : au nom du ciel, ayez pitié de moi !
— Madame, dit le duc en la relevant, qui vous a donné de
moi cette cruelle idée? Rassurez-vous, je ne suis point venu
pour porter atteinte à votre honneur, mais pour vous consoler
et vous aider dans votre infortune. Mondragone m'a dit quelque
chose de vos aventures; racontez-les-moi tout entières, et je
vous promets de vous écouter avec autant d'intérêt que de res-
pect.
Bianca était prise; reculer, c'était paraître craindre, et pa-
raître craindre, c'était avouer qu'on pouvait céder : d'ailleurs
cette occasion qu'elle avait tant désirée, de faire lever le ban
de son mari, venait se présenter d'elle-même; c'eût donc été
mériter sa proscription que de ne pas en profiler.
Bianca voulait rester debout devant le prince, mais ce fut lui
qui la fil asseoir et qui demeura appuyé sur son fauteuil, la re-
^'ài REVUE DE PARIS.
gardant et l'écoutant. La jeune femme n^eut besoin que de lais-
ser parler ses souvenirs pour être intéressante : elle lui raconta
tout, depuis ses jeunes et fraîches amours jusqu'à son arrivée à
Florence. Là elle s'arrêta; en allant plus loin, elle eût été
forcée de parler au prince de lui-même, et il y avait certaine
histoire d'un bouquet tombé par la fenêtre qui, tout innocente
qu'elle était, n'aurait pas laissé de lui causer quelque embarras.
Le prince était trop heureux pour ne pas tout promettre. Le
sauf-conduit tant désiré fut accordé à l'instant même, mais à la
condition cependant que Bianca le viendrait prendre elle-même.
C'eût été perdre une grande faveur pour une bien petite for-
malité. Bianca promit à son tour ce que demandait le prince.
Francesco connaissait trop bien les femmes pour avoir parlé
le premier jour d'autre chose que de l'intérêt (ju'il éprouvait
pour Bianca. Ses yeux avaient bien quelque peu démenti sa bou-
che, mais le moyen d'en vouloir à des yeux qui vous regardent
parce qu'ils vous trouvent belle?
A peine le prince fut-il sorti que la comtesse rentra. Bianca ,
en l'apercevant, courut à elle et se jeta à son cou. La Mondra-
gone n'eut pas besoin d'autre explication pour comprendre que
sa petite trahison lui était pardonnée.
Le lecteur voit que nous nous approchons du cardinal Ferdi-
nand, puisque nous en sommes déjà à son frère.
La belle-mère ne sut rien de ce qui s'était passé, et Bonaven-
luri sut seulement qu'il aurait le sauf-conduit. Cette nouvelle
parut lui causer une si grande joie, que certes, si Bianca eût
su le rendre heureux à ce point, elle n'eût pas trouvé que c'était
l'acheter trop cher que d'être forcée de le recevoir elle-même
des mains d'un jeune et beau prince : elle attendit donc avec
impatience le moment où elle reverrait le grand-duc, tant elle se
ai une fêle de rapporter de cette entrevue le bienheureux pa-
pier que Piétro estimait à un si haut prix. Hélas! ce papier
n'élait si fort désiré par Piétro que parce qu'il lui donnait la
liberté de suivre le jour la dame voilée qu'il n'avait encore pu
suivre que la nuit.
11 arriva ce qui devait arriver. Piétro fut l'amant de la dame
voilée, et Bianca fut la maîtresse du duc. Cependant, attendu
que Cosme l" négociait à celte époque le mariage du grand-duc
François avec l'archiduchesse Jeanne d'Autriche, il fut convenu
RE\LE DE VKhli. 193
entre les amants que l'intrigue resterait secrète ; en attendant on
donna à Piétro Bonavenluri un emploi qui suffisait pour répandre
le bien-être dans toute sa pauvre famille.
Le mariage désiré se lit : le jeune grand-duc donna une an-
née aux convenances, ne visitant Bianca que la nuit, et sortant
toujours de son palais seul et déguisé; mais au bout d'un an,
ayant reçu du grand-duc son père une lettre qui lui disait que
dépareilles promenades étaient dangereuses pour un prince, il
donna à Piétro un emploi dans le palais Pitli , et acheta pour
Bianca la charmante maison qui se voit encore aujourd'hui, via
Maggio, surmontée des armes des Médicis. Ainsi, Bianca su
trouva tellement rapprochée de Francesco, qu'il n'avait besoin
pour ainsi dire que de traverser la place Pitti et qu'il se trouvait
chez elle.
On sait les dispositions qu'avait Piétro à la dissipation et à
l'insolence. Sa nouvelle position leur donna une nouvelle force.
Il se jeta à plein corps dans les orgies, dans le jeu et dans les
aventures galantes, se fit force ennemis des buveurs vaincus,
des joueurs à sec et des maris trompés; si bien qu'un beau
matin on le trouva percé de cinq ou six coups de poignard ,
dans une impasse, à l'extrémité du pont Vieux.
Il y avait trois ans que les deux araantsétaient partis de Venise
en jurant de s'aimer toujours, et il y avait deux ans que chacun
de son côté avait oublié sa promesse. Il en résulta que Piétro fut
peu regretté, même de sa femme, pour laquelle depuis long-
temps il n'était plus qu'un étranger. Il n'y eut que la bonne
vieille mère qui mourut de chagrin de voir ainsi mourir son fils.
La pauvre Jeanne d'Autriche, de son côlé, n'était pas heu-
reuse : elle était grande-duchesse de nom, mais Bianca Capello
l'était de fait. Pour les emplois, pour les gr<àces, pour les fa-
veurs, c'était ù la Vénitienne qu'on s'adressait. La Vénitienne
était toute-puissanle; elle avait des pages, une cour, des flat-
teurs : les pauvres seuls allaient à la grande-duchesse Jeanne.
Or, Jeanne était une femme pieuse et sévère comme le sont or-
dinairement les princesses de la maison d'Autriche; elle offrit
religieusement ses chagrins à Dieu. Dieu abaissa les yeux vers
elle, vit ce qu'elle souffrait, et la retira de ce monde.
On attribua cette mort à ce que, le frère de la Bianca étant
venu à Florence, Francesco lui fit si grande fête, qu'il n'eût pas
17.
195 REVUE DE PAIUS.
fait davantage pour un roi régnant, ce qui, selon le peuple,
causa tant de peine à la malheureuse Jeanne, que sa grossesse
tourna à ma!, si bien qu'au lieu d'un second lils que Florence
comptait accompagner joyeuseiuent au baptistère, il n'y eut que
deux cadavres qu'elle conduisit tristement au tombeau.
Le grand-duc Francesco n'était i)oint méchant; il était faible,
voilà tout. Cette sourde et iente douleur qui minait sa femme
liii causait de temps en temps des tristesses qui ressemblaient à
des remords. Au moment de mourir, Jeanne essaya de tirer
parti de ce bon sentiment; elle tit venir à son chevet le grand-
duc, qui, depuis quelle était tombée malade, s'était montré ex-
cellent pour elle. Sans lui faire de reprociies sur ses amours
passées, elle le supplia de vivre plus religieusement à l'avenir.
l'rancesco, tout en baignant ses mains de larmes, lui promit de
ne point revoir Dianca. Jeanne sourit tristement, secoua la tête
d'un air de doute, murmura une prière dans laquelle le grand-
duc entendit plusieurs fois revenir son nom, et mourut.
Elle laissait de son mariage trois filles et un fils.
Pendant quatre mois Francesco tint parole, iiendant qlialre
mois Bianca fut non pas exilée, mais du moins éloignée de Flo-
rence. Mais Bianca connaissait sa puissance; elle laissa le temps
passer sur la douleur, sur les remords, et sur le serment du
grand-duc; puis un jour elle se plaça sur son chemin : douleur,
remords, serment, tout alors fut oublié.
Elle avait pour confesseur un capucin adroit et intrigant
comme un jésuite; elle le donna au prince. Le prince lui confia
ses lemords; le capucin lui dit que le seul moyen de les calmer
était d'épouser Bianca. Le grand-duc y avait déjà pensé. Son
père, Cosme le Grand, lui avait donné pareil exemple, en épou-
t.ant dans sa vieillesse Camilla MartclU. On avait fort crié quand
ce mariage avait eu lieu, mais enfin on avait fini par le faire.
Fiancesco pensa qu'il en serait pour lui comme il en avait été
pour Cosme; et, toujours poussé par le capucin, il se décida
enfin à mettre d'accord sa conscience et ses désirs.
Depuis longtemps les courtisans, qui avaient vu que le vent
soufilait de ce côté, avaient parlé devant le grand -duc de ces
soites d'unions comme des choses les plus simples, et avaient
cité tous les exemples que leur mémoire avait pu leur fournir, de
princes choisissant leur femme dans une famille non princière.
REVUE DE PARIS, Wô
Une dernière flatterie décida Franeesoo : Venise, qui dans ce
moment avait besoin de Florence, déclara Bianca Capello fille
de la république; si bien que, tandis que le cardinal Ferdinand,
qui se doutait des résolutions de son frère, lui cherchait une
temme dans toutes les cours de l'Europe, celui-ci épousait se-
crètement la Bianca dans la chapelle du palais Pilti.
Il avait été arrêté que le mariage resterait secret, mais ce
n'était point l'afifaire de la grande-duchessej elle n'était pas
arrivée si haut pour s'arrêter en chemin, et six mois ne s'étaient
pas passés, qu'en public comme eu secret, sur le trône comme
dans le lit elle avait repris la place de la pauvre Jeanne d'Au-
triche.
Ce fut vers celle époque que Montaigne, dissuadé par un Al-
lemand, qui avait été volé à Spoîette, de se rendre à Rome par
la marche d'Ancône, prit la route de Florence et fut admis à la
table de Bianca. « Cette duchesse, dit-il, est belle à l'opinion
italienne, un visage agréable et impérieux, le corsage gros et
les télins à souhait; elle me sembla bien avoir la suflisance
d'avoir engeolé ce prince et de le tenir à sa dévotion. Depuis
longtemps le grand-duc mettait assez d'eau dans son vin, mais
elle quasi point. » Qu'on mette ce portrait à côté de celui du
Bronzino, et l'on verra que tous deux se ressemblent; seule-
ment il y a dans le tableau du sombre peintre toscan un carac-
tère de fatalité qui ne se retrouve pas sous la plume du naïf
moraliste français.
Trois ans après le mariage de Francesco et de Bianca, c'est-
à-dire au commencement de l'année 1582 , le jeune archiduc
mourut, laissant le trône de Toscane sans héritier direct; or, à
défaut d'héritier direct, le cardinal Ferdinand devenait graud-
duc à la mort de son frère.
En 1576, le grand-duc Francesco avait eu un fils de Bianca ;
mais ce lils étant adultérin ne pouvait succéder à son père;
d'ailleurs on racontait de singulières choses sur sa naissance.
On racontait que la Bianca , voyant qu'elle n'aurait jamais
probablement d'autre enfant qu'une petite lîlle qu'elle avait eue
de son mari, et qui s'appelait Pellegrina, avait résolu d'en sup-
poser un. En conséquence, elle s'était entendue avec une gou-
vernante polonaise dans laquelle elle avait toute confiance; et
voilà, disail-on, ce qui était arrivé.
Um HEVUE DK PARIS.
Bianca avait feint toutes les indispositions, symptôme ordi-
naire d'une grossesse; Iiienlôt à ces indispositions s'étaient
joints des signes extérieurs, si bien que le grand-duc, n'ayant
plus aucun doute, avait annoncé lui-même à ses plus intimes
que Bianca allait le rendre père; dès lors le crédit de la favorite
avait doublé, on avait été au-devant de tous ses désirs, et tous
les courtisans, plus empressés que jamais autour d'elle, lui
avaient prédit un tîls.
La nuil du 29 au 30 août 1576 fut choisie pour être celle de
l'accouchement; vers les onze heures du soir, Bianca annonça
donc à son mari qu'elle commençait à éprouver les premières
douleurs; Francesco, tremblant et joyeux à la fois, déclara qu'il
ne la quitterait point qu'elle ne fût délivrée. Ce n'était point lu
l'affaire de Bianca; aussi, vers les trois heures, les douleurs
commencèrent à s'apaiser, et la sage-femme déclara qu'elle
croyait que la patiente n'accoucherait que dans trois ou quatre
heures. Alors Bianca insista pour que Francesco fatigué de la
veille allât prendre quelque repos; Francesco céda à la condition
qu'on le réveillerait aussitôt que sa bien-aimée Bianca recom-
mencerait h souffrir. Bianca le lui promit, et, sur cette pro-
messe, le grand-duc se relira.
Deux heures après, on alla le réveiller en effet, mais pour lui
annoncer qu'il était père d'un garçon. Il courut à la chambre
de Bianca qui, du plus loin qu'elle l'aperçut, lui présenta sou
enlant. Le grand-duc pensa devenir fou de joie, et l'enfant fut
baptisé sous le nom de don Antoine, Bianca ayant déclaré que
c'était aux prières de ce saint qu'elle devait la première con-
ception qui les rendait tous si heureux à cette heure.
Dix-huit mois après l'accouchement de Bianca, on renvoya
dans sa patrie la Polonaise qui avait conduit toute cette intri-
gue. La gouvernante partit sans défiance et comblée de pré-
sents; mais, en traversant les montagnes, sa voiture fut atta-
quée par des hommes masqués qui tirèrent sur elle et la laissèrent
pour morte, blessée de trois coups d'arquebuse. Néanmoins,
contre toute attente, elle reprit ses sens, et, comme le juge du
village où elle avait été transportée l'interrogeait, elle déclara
que, le masque d'un de ces hommes étant tombé, elle avait re-
connu un sbire au service de la Bianca; qu'au reste, elle avait
mérité cette punition (quoiqu'elle ne s'attendît point à la rece-
REVUE DE PAIUS. 197
voir d'une semblable main), puisqu'elle avait aidé à tromper le
grand-duc François en donnant à sa maîtresse le conseil de se
faire passer pour enceinte, et, le projet adopté, en apportant
elle-même dans un luth l'enfant dont une pauvre femme était
accouchée la veille. Or, cet enfant n'était autre que celui qui
était élevé sous le titre du jeune prince, et sous le nom de don
Antonio. Celte confession faite, la femme expira ; aussitôt le
procès-verbal en fut envoyé à Rome au cardinal Ferdinand de
Médicis, qui en tit faire une copie qu'il adressa à son frère;
mais il fut facile à Bianca de faire croire à son amant que tout
cela n'était qu'une intrigue ourdie contre elle, et l'amour du
grand-duc ne lit que s'augmenter de ce qu'il regardait comme
une persécution dirigée contre sa maîtresse.
Cependant l'affaire, on le comprend bien , avait fait trop de
bruit pour que don Antonio pût prétendre à l'héritage de son
père; le trône revenait donc au cardinal , si la grande-duchesse
n'avait pas d'aulre enfant, et Francesco lui-même commen-
çait à désespérer d'un tel bonheur, lorsque Bianca annonça
une seconde grossesse.
Cette fois, le cardinal se promit bien de surveiller lui-même
les couches de sa belle-sœur, afin de n'être pas dupe de quel-
que nouvel escamotage ; en conséquence, il commença par se
raccommoder avec son beau-frère François, en lui disant que
cette nouvelle preuve de fécondité , qu'allait donner la grande-
duchesse, lui prouvait bien qu'il avait été trompé une première
fois par un faux rapport. François, heureux de voir son beau-
frère désabusé , revint ù lui avec toute la franchise de son
cœur. Le cardinal profita de ce rapprochement pour venir s'in-
staller au palais Pilli.
L'arrivée du cardinal fut médiocrement agréable à Bianca,
qui ne se méprenait pas à la véritable cause de celte recrudes-
cence d'amour fraternel. Bianca sentait qu'elle avait dans le
cardinal un espion de tous les instants; aussi, de son côté,
fit-elle si bien qu'il fut impossible de la prendre un seul instant
en défaut. Le cardinal lui-même doutait. Si cette grossesse n'é-
tait pas une réalité , la comédie était habilement jouée ; mais
tant d'adresse le piqua au jeu , et il résolut de ne pas demeu-
rer en reste d'habileté.
Le jour de l'accouchement arriva ; le cardinal ne pouvait
198 REVUE DE PARIS.
resiPr dans la chambre de Biaiica , mais il se plaça dans la cham-
bre voisine , par laquelle ii fallait nécessairement passer pour
arriver jusqu'à elle. Là , il se mit à dire son bréviaire en mar-
chant à glands pas; au bout d'une heure de prière et de pro-
menade on vint lui dire, de la part de la malade, de passer
dans une autre chambre attendu qu'il l'incommodait. — Qu'elle
fasse son affaire; je fais la mienne, répondit le cardinal. —
Et , sans vouloir rien entendre , il se remit à marcher et à
prier.
Un instant après , le confesseur de la grande-duchesse entra,
c'était un capucin à longue robe ; le cardinal alla à lui et le prit
dans ses bras pour lui recommander sa sœur avec une affec-
tion toute particulière ; tout en embrassant le bon moine , le
cardinal sentit ou crut sentir quelque chose d'étrange dans sa
grande manche; il y fourra la main , et en tira un gros gar-
çon.
— Mon frère, dit le cardinal , me voici plus tranquille , et je
suis sûr du moins que ma belle-sœur ne mourra point en cou-
ches.
Le moine comprit que le mieux était d'éviter le scandale; il
demanda au cardinal ce qu'il devait faire. Le cardinal lui dit
d'entrer dans la chambre de la grande-duchesse, et de lui dire,
tout en la confessant , ce qui venait d'arriver : selon qu'elle
ferait , le cardinal devait faire. Le silence amènerait le silence,
et le bruit amènerait le bruit.
La giande-duchesse vit que, pour celte fois, il lui fallait
renoncer à donner un héritier à la couronne , et elle prit le
jtarti de faire une fausse couche. Le cardinal , de son côté,
tint parole, et ne révéla rien de celte tentative avortée.
11 en résulta que rien ne troubla la bonne harmonie qui ré-
gnait entre les deux frères. L'automne suivant, le cardinal
fut même invité par François à venir passer les deux mois de
villeggiatiira à l'oggio a Casaiio. 11 accepta, car il était grand
amateur de chasse , et le château de l'oggio a Casano était une
des réserves les plus giboyeuses du grand-duc François.
Le jour même de l'arrivée du cardinal, Bianca, qui savait
que le cardinal aimait les tourlts préparées d'une certaine fa-
çon, voulut en préparer une elle-même ; le cardinal apprit par
le grand-duc Francesco ceUe attention de sa belle-sœur, et ,
REVUE DE PARIS, 190
comme il n'avait pas une confiance bien profonde dans sa ré-
conciliation avec elle, celte gracieuseté de sa part ne laissa
pas de l'inquiéter. Heureusement le cardinal possédait une opa!e
qui lui avait été donnée par le pape Sixte-Quint , et dont la
propriété était de se ternir quand on rapi)rochait d'une sub-
stance empoisonnée. Le cardinal ne manqua point d'en faire
l'épreuve sur la tourte préptirée par Bianca. Ce qu'il avait prévu
arriva : en approcliant de la tourte . l'opale se ternit, et le car-
dinal déclara (jue, toute réflexion faite, il ne mangerait pas de
tourte. Le duc insista un instant; voyant que ses instances
étaient inutiles : — Eb bien ! dit-il en se retournant vers sa
femme , puisque mon frère ne mange pas de son plat favori ,
j'en mangerai , moi. afin qu'il ne soit pas dit qu'une grande-
duchesse se sera faite pâtissière inutilement; — et il se servit
un morceau de la tourte.
Bianca fit un mouvement pour l'en empêcher , mais elle s'ar-
rêta, La position était horrible : il fallait ou qu'elle avouât son
crime , eu qu'elle laissât son mari mourir empoisonné. Elle
jeta un coup d'œil rapide sur sa vie passée , elle vit qu'elle
avait épuisé toutes les joies de la terre, et atteint toutes les
grandeurs de ce monde; sa décision fut rapide, comme elle
l'avait été le jour où elle avait fui de Venise avec Piétro : elle
coupa un morceau de tourte pareil à celui qu'avait pris le
grand"-duc, lui tendit une main et mangea de l'autre en sou-
riant le morceau empoisonné.
Le lendemain, Francesco et Bianca étaient morts. Un méde-
cin ouvrit leurs corps par ordre de Ferdinand, et déclara qu'ils
avaient succombé à une fièvre maligne. Trois jours après, le
cardinal jeta la barette aux orties et monta sur le trône.
Voici l'histoire de celui dont la statue s'élève sur la place de
la Darnesa à Livoumn. La carrière i\i\ cardinal fut encoie
marquée par beaucoup d'autres actes, témoin les quatre escla-
ves enchaînés qui ornent le piédestal de sa statue; mais nous
croyons avoir raconté In pniiie de sa vie la plus curieuse el la
plus intéressante, et pour le reste nous renverrons nos lecteurs
à Galuzzi.
Comme sur la place, outre la statue, il y a force fiacres,
nous montâmes dans l'une de ces voilures et nous nous fîmes
conduire à l'église de Montenero.
âOO REVUE DE PARIS.
Cette église renferme une des madones les plus miraculeuses
qui existent. Une tradition populaire veut que cette sainte image,
native du mont Eubée dans le Négrepont , se soit lassée un jour
de sa patrie ; cédant à un désir de locomotion bien flatteur pour
l'Occident , elle apparut à un prêtre et lui ordonna de la trans-
porter au Montenero, Le prêtre s'informa de la partie du monde
où se trouvait cette montagne, et apprit que c'était aux envi-
rons de Livourne. Aussitôt il se mit en marche, portant la
sainte image avec lui , et, après un voyage de deux mois , ar-
riva à sa destination, qui lui fut indiquée par un miracle des
plus concluants : la madone s'allourdit tout à coup , au point
qu'il fut impossible au prêtre de faire un pas de plus ; le prê-
tre comprit qu'il était arrivé au but de son voyage, raconta ce
qui lui était arrivé, d'où il venait et par quel ordre il venait;
puis, avec les aumônes des fidèles, il fonda l'oratoire de Mon-
tenero.
Un an après , le capitaine d'un vaisseau livournais , ayant
fait un voyage au mon Eubée, déclara avoir pris, dans la
montagne même qu'avait habitée la madone pendant deux ou
trois siècles , la mesure de la place qu'elle occupait; cette me-
sure s'accordait ligne pour ligne avec sa largeur et avec sa
hauteur.
Dès lors il n'y eut plus de doute sur la réalité du miracle, que
pour les artistes , qui reconnurent la madone pour être une
peinture de Margaritone, un des contemporains de Cimabue ;
le même Margaritone qui crut avoir récompensé dignement
Farinata des Uberli en lui envoyant, lorsqu'il eut sauvé Flo-
rence, après la bataille de Monle-Aperto, un crucifix peint de
sa main. Dieu punit son orgueil : le pauvre vieillard mourut
de chagrin en voyant les progrès que Cimabue avait fait faire
à l'art. .
Nous recommandons aux artistes la madone de Montenero
comme un curieux monument de la peinture grecque au
xm'= siècle.
Le soir , en rentrant, nous fîmes prix avec un voilurin, et
le lendemain malin à neuf heures nous partîmes pour Flo-
rence.
▲lexaivdre Dumas.
TOLEDE
Nous avions épuisé les curiosités de Madrid, nous avions vu
le palais, VJrmeria, le Buen-Retiro, le Musée et l'Académie
de peinture, le lliéàlre del Principe, la plaza de Toros; nous
nous étions promenés sur le Prado , depuis la fontaine de Cy-
bèie jusqu'à la fontaine de l\eplune , et l'ennui commençait lé-
î^èreraent à nous envahir. Aussi, malgré une température de
(rente degrés et toutes sortes d'histoires horripilantes sur les
factieux et les rateros , nous nous mîmes bravement en route
pour Tolède , la ville des belles épées et des dagues roman-
tiques.
Tolède est une des plus anciennes villes, non-seuleraent de
l'Espagne, mais de l'univers entier, s'il faut en croire les chro-
niqueurs. Les plus modérés placent l'époque de sa fondation
avant le déluge (pourquoi pas sous les rois préadamites, quel-
(|ues années avant la création du monde?). Les uns attribuent
l'honneur d'avoir posé sa première pierre à Tubal , les autres
aux Grecs; ceux-ci à Telmou et Brulus, consuls romains; ceux-
là aux Juifs , qui entrèrent en Espagne avec Nabuchodonosor,
s'appuyant sur l'étymologie de Tolède, qui vient de Toledoth,
mot hébreux signifiant générations, parce que les dix tribus
avaient contribué à la bâtir et ù la peupler.
Quoi qu'il en soit, Tolède est très-certainement une admira-
ble vieille ville , située à une douzaine de lieues de Madrid ,
des lieues d'Espagne bien entendu, qui sont plus longues qu'un
feuilleton de neuf colonnes ou qu'un jour sans argent, les deux
plus longues choses que nous connaissions. On y va soit en
1 18
202 REVUE DE PARIS.
calessiiie , soit dans une pelite diligence qui pari deux fois par
semaine; on préfère ce dernier moyen comme plus sûr, car
au delù des monts, comme autrefois en France, on fait son tes-
tament pour le moindre voyage. Celte terreur des brigands
doit être exagérée, car, dans un très-long pèlerinage à travers
les provinces réputées les plus dangereuses , nous n'avons ja-
mais rien vu qui pût justifier cette panique. Néanmoins, celle
crainte ajoute beaucoup au plaisir, elle vous lient en éveil et
vous préserve de l'ennui ; vous faites une action héroïque ,
vous déployez une valeur surhumaine; l'air inquiet et effrayé
de ceux qui restent, vous rehausse à vos |)ropres yeux. Une
course en diligence, la chose la plus vulgaire qui soit au
monde, devient une aventure, une expédition; vous partez, il
est vrai, mais vous n'êtes pas sîir d'arriver ou de revenir. C'est
«luelque chose dans une civilisation si avancée que celle des
temps modernes , en cette prosaïque et inalenconlreuse an-
née 1840.
On sort de Madrid par la porte et le pont de Tolède, tout
orné de pots à feu, de volutes , de statues, de chicorées d'un
goût médiocre, et cependant d'un assez majesliu'ux effet ; on
laisse à droite le village de Caramanchel , oii Ruy-Blas allait
chercher, pour Marie de Neuboury, la petite fleur bleue d'Al-
lemagne (Ruy-Blas ne trouverait pas aujourd'hui le moindre
vergiss-mein-nicht dans ce hameau de liège, bâti sur un sol
de pierre ponce), et l'on s'engage, par un chemin détestable,
dans une interminable plaine poussiéreuse, tonte couverte de
blés et de seigles dont le jaune pâle ajoute encore à la moi)o-
lonie du paysage. Quelques croix de mauvais angure qui éti-
rent çà et là leurs bras décharnés, quelques pointes de clochers
qui révèlent au loin un bourg inaperçu , quelque lit de ravin
desséché traversé par une arcade de pierre, sont les seuls ac-
cidents qui se présentent. De temps à autre, l'on rencontre un
paysan sur son mulet, la carabine au côté ; un muchacho chas-
sant devant lui deux ou trois ânes chaigés de jarres ou de
paille hachée, retenue par des cordelettes; une pauvre femme
hâve et brûlée par le soleil, traînant un marmot à l'air farou-
che; et puis c'est tout.
Amesureque nous avancions, le paysage devenait plus aiide
el plus désert, et ce ne fui pas sans un sentiment de salisfac-
KF.VriE DE PARIS, 20Ô
tion iiiléricut'P que nous ai^erçûmes , sue iiii ponl ile picrro sè-
che, les cinq chasseurs verts à cheval qui devaient nous servir
d'escorte , car il faut une escorte pour aller de Madrid à To-
lède. Ne dirait-on pas (|ue l'on est en pleine Algérie , et que Ma-
drid est entouié d'une Métidja peu|;lée de Bédouins?
On s'arrête pour déjeuner à lllescas , ville ou bourg , nous
ne savons trop lequel, où l'on voit quehpies traces d'anciennes
constructions moresques , et dont les maisons ont des fenê-
tres grillées de seiTurerie compliquée et surmontées de croix.
Ce déjeuner se compose d'une soupe à l'ail et aux œufs, de
l'inévitable tortilla aux tomates, de alinendras lostadas et
d'oranges, le tout arrosé d'un vin de Val de Penas assez bon,
quoique épais à couper au couteau , emi)oisonnant la poix et
couleur de sirop de mûres. La cuisine n'est pas le côté brillant
de l'Espagne, et les liôtelîeries n'ont pas été sensiblement amé-
liorées depuis doîi Quichofe ; les peintures d'omelettes ernplu-
mées, de merluches coriaces, d'huile rance et de pois chiches
pouvant servir de balles pour les fusils , sont encore de la plus
exacte vérité ; mais , par exemple , jo ne sais pas où l'on trou-
verait aujourd'hui les belles poulardes et les oies iaonstrueuses
des noces de Gamache.
A partir d'Illescas, le terrain devient plus accidenté , et il
résulte de là une route encore plus abominable ; ce ne sont que
fondrières et casse-cou. Cela n'empêche pas que l'on aille
grand train ; les postillons espagnols sont comme les cochers
morlaques, ils se soucient assez peu de ce qui se passe derrière
eux, et, pourvu qu'ils arrivent, ne fût-ce qu'avec le timon et
les petites roues de devant, ils sont satisfaits. Cependant nous
parvînmes à notre destination sans encombre , au milieu du
nuage de poudre soulevé par nos mules et les chevaux des
chasseurs, et nous fîmes noire entrée dans Tolède, haletants
de curiosité et de soif, par une magnifique jjorte arabe , à
l'arc élégamment évasé , aux piliers de granit surmontés de
houles, et chamarrés de versets de l'Alcoian ; cette porte s'aj)-
pelle la puerta del Sol; eile est rousse , cuile et contîte de
ton , comme une orange de Portugal, et se profile admirable-
ment sur la limpidité d'un ciel de la|)is-lazuli. Dans nos cli-
mats brumeux ^ l'on ne peut réellement pas se faire une idée
de celle violence de couleur et de cette âpreté de contour, et
204 REVUE DE PARIS,
les peintures qu'on en rapportera sembleront toujours exa-
gérées.
Après avoir passé la puerla ciel Sol , l'on se trouve sur une
espèce de terrasse d'où l'on jouit d'une vue fort étendue ; l'on
découvre la Feya pommelée et zébrée d'arbres et de cultures
qui doivent leur fraîcheur au système d'irrigation introduit
par les Mores. Le Tage, traversé par le pont Saint-Martin et le
pont d'Alcantara , roule avec rapidité ses flots jaunâtres, et
entoure jtresque entièrement la ville dans un de ses replis. Au
bas de la terrasse papillotent aux yeux les toits bruns et lui-
sants des maisons, elles clochers des couvents et des églises,
à carreaux de faïence verte et blanclie disposés en damier; au
delà l'on a])erçoit les collines rouges et les escarpements dé-
charnés qui forment l'horizon de Tolède. Cette vue a cela de
particulier , qu'elle est entièrement privée d'air ambiant et de
ce brouillard qui, chez nous, baigne toujours les larges pei-
spectives ; la trans|)arence de l'atmosphère laisse toute leur net-
teté aux lignes , et permet de discerner le moindre détail à des
distances considérables.
Nos malles visitées, nous n'eûmes rien de plus pressé que uo
chercher une fonda ou un parador quelconque, car les œufs
d'Illescas étaient déjà bien loin ; on nous conduisit par dw
ruelles si resserrées , que deux ânes chargés n'y eussent point
l)assé de front , à la Fonda del Caballcro , un des plus confor-
tables endroits de la ville. Là, réunissant le peu d'espagnol
que nous savions, et nous aidant d'une pantomime pathétique,
nous parvînmes à faire comprendre à l'hôtesse, douce et char-
mante femme, de l'air le plus intéressant et le plus distingué,
que nous mourions de faim, chose qui paraît toujours étonner
beaucoup les naturels du pays, qui vivent d'air et de soleil, à la
mode économique des caméléons.
Toute la raarmilonerie se mit en l'air, l'on approcha du feu
les innombrables petits pots où se distillent et se subliment les
ragoûts épicésde la cuisine espagnole , et l'on nous promit un
dîner au bout d'une heure. Nous profitâmes de cette heure
pour examiner la fonda plus en détail.
C'était un beau bâtiment , quelque ancien hôtel sans doute ,
avec une cour intérieure dallée de marbres de couleur formant
mosaïque, ornée de puils de marbre blanc el d'auges revêtues
KEVL'K DE PAUIS. 2tlj
de carreaux de faïence pour laver les verres et les jaltes.
Cetle cour se nomme patio ; elle est habituellement entourée
de colonnes et d'arcades, avec un jet d'eau dans le milieu. Un
teudido de toile, qu'on replie le soir, afin de laisser pénétrer la
fraîcheur nocturne, sert de plafond à cetle espèce de salon re-
tourné. Tout autour circule, à la hauteur du premier étage,
\xn balcon de fer élégamment travaillé, sur lequel s'ouvrent les
fenêtres et les portes des appartements, où l'on n'entre que
pour s'habiller, dîner, ou faire la sieste. Le reste du temps ,
l'on se tient dans cetle cour-salon , où l'on descend les ta-
bleaux, les chaises, les canapés, le piano, et que Ion enjolive
de pots de fleurs et de caisses d'orangers. *
Notre inspection était à peine achevée , que la Celestina (fille
d'auberge fantasque et bizarre) vint nous dire, tout en fredon-
nant sa chanson , que nous étions servis. Le dîner était assez
passable : côtelettes , œufs aux tomates, poulets frits à l'huile,
truites du Tage, avec une bouteille de Peralta , vin chaud et
li(|Uoreux, parfumé d'un certain petit goût muscat qui n'est pas
désagréable.
Noire repas achevé, nous nous répandîmes à travers la ville;
précédés d'un guide, barbier de son élal, et promeneur de tou-
ristes à ses moments perdus.
Les rues de Tolède sont extrêmement étroites ; l'on pour-
rait se donner la main d'une fenêtre à l'autre , et rien ne serait
plus facile que d'enjamber les balcons, si de fort belles grilles
et de charmants barreaux de celte riche serrurerie dont on est si
prodigue par delà les monts n'y mettaient bon ordre et n'em-
pêchaient les familiarités aériennes. Ce peu de largeur ferait
jeter les hauts cris à tous les partisans de la civilisation, qui ne
rêvent que places immenses, vastes squares , rues démesurées
et autres embellissements plus ou moins progressifs; pourtant
rien n'est plus raisonnable que des rues étroites sous un climat
torride, et les archilecles qui font de si larges trouées dans le
massif d'Alger s'en a|)ercevront bientôt. Au fond de ces minces
coupures faites à propos aux pâtés et aux lies de maisons , l'on
jouit d'une ombre et d'une fraîcheur délicieuses, l'on circule à
couvert dans les ramifications et les porosités de ce polypier
liumain, que l'on appelle une ville; les cuillerées de plomb
fondu que Phœbus Apollon verse du haut du ciel aux heures de
18.
206 KF.VUE DE PARIS.
midi ne vous aUeigiient jamais; les saillies des toits vous ser-
vent de parasol.
Si par malheur vous êtes obligé de passer par quelque jola-
zuela, ou calle ancha exposée aux rayons caniculaires , vous
apprécierez bien vite la sagesse des aïeux qui ne sacrifiaient
pas tout à je ne sais quelle régularité slupide ; les dalles sont
comme ces plaques de tôle rouge sur lesquelles les bateleurs
font danser la cracovienue aux oies et aux dindons; les mal-
heureux chiens, qui n'ont ni souliers nialpargatas, les traver-
sent au galop et en poussant des hurlements plaintifs. Si vous
soulevez le marleau d'une porte, vous vous brûlez les doigls ;
vous sentez voire cervelle bouillir dans votre crâne comme une
marmite sur le feu; votre nez se cardinalise, vos mains se gan-
tent de hâle , vous vous évaporez en sueur. Voilà à quoi ser-
vent les grandes places et les rues larges. Tous ceux qui au-
ront passé entre midi et deux heures dans la calle de Alcala à
Madrid seront de mon avis. En outre, pour avoir des rues spa-
cieuses, l'on rétrécit les maisons, et le contraire me paraît plus
raisonnable. Il est bien entendu que cette observation ne s'ap-
plique qu'aux pays chauds , où il ne pleut jamais, oîi la boue
est chimérique et où les voitures sont extrêmement rares. Des
rues étroites dans nos climats pluvieux seraient d'abominables
sentines. En Espagne , les femmes sortent à pied , eu souliers
de satin noir, et font ainsi de longues courses ; en quoi je les
admire, et surtout ù Tolède , où le pavé est composé de petits
cailloux polis, luisants, aigus, qui semblent avoir été placés
avec soin du côté le plus tranchant; mais leurs petits pieds
cambrés et nerveux sont durs comme des sabots de gazelle , et
elles courent le plus gaiement du monde sur ce pavé taillé en
liointe de diamai!t,qui fait crier d'angoisse le voyageur accou-
tumé aux mollesses de l'asphalte Seyssel et aux élasticités du
bitume Polonceau.
Les maisons de Tolède présentent un aspect imposant et sé-
vère ; elles ont peu de fenêtres sur la façade , et ces fenêtres
sont habilueliement grillées. Les portes, ornées de piliers de
granit bleuâtre, surmontées de boules, ducoralioii qui se repro-
duit fré(iuemment, ont nn air de solidité et d'épaisseur auquel
ajoutent encore des constellations de clous énormes. Cela lient
à la fois du couvent, de la prison, de la forteresse , et aussi un
REYUE DE PARIS. 207
peu du liariMii , cnr les î.Iores ont });>ssé par là. Quelques-unes
de ces maisons , par un contraste assez bizarre , sont enlumi-
nées et peintes extérieurement, soit à fresque, soit en détrempe,
de faux bas-reliefs, de grisailles, de fleurs, de rocailleset de
guirlandes, avec des cassolettes , des médaillons , des amours
el tout le fatras raythoIogi([ue du dernier siècle. Ces maisons
trumeau et Pompadour produisent l'effet le plus étrange et
le plus bouffon parmi leurs sœurs renfrognées d'origine féo-
dale ou moresque.
L'on nous conduisit à travers un inextricable réseau de peti-
tes ruelles, où mon compagnon et moi nous marchions l'un
derrière l'autre, comme les oies de la ballade, faute d'espace
pour nous donner le bras, à l'Alcazar, situé en manière d'a-
cropole sur le haut point de la ville, el nous y entrâmes après
quelques pourparlers, car le premier mouvement des gens à
qui l'on s'adresse, est toujours de refuser , quelle que soit la
demande : « Revenez ce soir ou demain , le gardien fait la
sieste , les clefs sont égarées , il faut une permission du gou-
verneur. « Telles sont les réponses que l'on obtient d'abord;
mais en exhibant la sacro-sainte piécette, ou le rayonnant douro
en cas d'extrêmes difficultés, on finit toujours bien par forcer
la consigne.
Cet Alcazar, bâli sur les ruines de l'ancien palais more, est
aujourd'hui tout en ruine lui-même; on dirait un des merveil-
leux rêves d'architecture que Piranèse poursuivait dans ses
magnifiques eaux-fortes; il est de Covarrubias, artiste peu
connu , bien supérieur à ce lourd et pesant Herrera, dont la re-
nommée est de beaucoup surfaite.
La façade, ornée et fleurie des plus pures arabesques de la
renaissance, est un chef-d'œuvre d'élégance et de noblesse.
L'ardent soleil d'Espagne, qui rougit le marbre el donne à la
l)ierre des Ions de safian , l'a revêUie d'une robe de couleurs
riches et vigoureuses, bien différentes de la lèpre noire dont
les siècles encroûtent nos vieux édifices. Selon l'expression d'un
grand poète, le leinps a passé son pouce intelligent sur les
arêtes du maibre, sur les contours trop rigides, et donné à
celte sculpture déjà si souple et si moelleuse le suprême poli et
le dernier achèvement. Je me souviens surtout d'un grand es-
calier d'une élégance féerique, avec des colonnes, des rampes
208 KKVUE f)K l\\hlS.
et des marches de marbre déjà à moitié rompues , conduisant
à une porte <|ui donne sur un abîme, car cette partie de Tédi-
fice est écroulée. Cet admirable escalier, qu'un roi pourrait
habiter et qui n'aboutit à rien , a quelque chose de prestigieux
et de singulier.
L'Alcazar est bâti sur une grande esplanade entourée de rem-
parts crénelés à la mode orientale, du haut desquels on dé-
couvre une vue immense, un panorama vraiment magique:
ici, la cathédrale enfonce au cœur du ciel sa flèche déme-
surée; plus loin brille, dans un rayon de soleil, l'église de
San- Juan de los Reyes; le pont d'Alcantara , avec sa porte en
forme de tour, enjambe le Tago de ses arches hardies; X'Arli-
ficio de Juanello encombre le fleuve de ses superpositions d'ar-
cades de briques rouges qu'on prendrait pour des débris de
constructions romaines, et les tours massives du CastiUo de
Cervantes (ce Cervantes n'a rien de commun avec l'auteur de
Don Quichote), perchées sur les roches rugueuses et difformes
qui bordent le fleuve, ajoutent une dentelure de plus à l'hori-
zon déjà si profondément découpé par les crêtes vertébrées des
montagnes.
Un admirable coucher de soleil complétait le tableau; le ciel,
par des dégradations insensibles, passait du rouge le plus vif
à l'orange, puis au citron pâle, pour arriver à un bleu bizarre
couleur de tuiquoise verdie, qui se fondait lui-même à l'occi-
dent dans les teintes lilas de la nuit, dont l'pmbre refroidissait
déjà tout ce côté.
Accoudé à l'embrasure d'un créneau et regardant à vol d'hi-
rondelle cette ville où je ne connaissais personne, où mon nom
était parfaitement inconnu, j'étais tombé dans une méditation
profonde. Devant tous cesobjels, toutes ces formes, queje voyais
et que je ne devais probablement plus revoir , il me prenait des
doutes sur ma propre identité, je me sentais si absent de moi-
même , transporté si loin de ma sphère , que tout cela me i)a-
raissait une hallucination, un rêve étrange dont j'allais me ré-
veiller en sursaut au son aigre et chevrotant de quelque
musique de vaudeville sur le rebord d'une loge de théâtre. Par
un de ces sauts d'idée si fréquents dans la rêverie, je pensai à
ce que pouvaient faire mes amis à celte heure , je me demandai
s'ils s'apercevaient de mon absence, et si par hasard, en ce
RKVUE DE PARIS. 203
moment même où j'étais penché sur ce créneau dans TAlcazar
de Tolède, mon nom voltigeait à Paris sur quelque bouche
aimée et fidèle. Apparemment la réponse intérieure ne fut pas
affirmative, car, malgré la magnificence du spectacle, je me
sentis l'âme envahie par une tristesse incommensurable, et
pourtant j'accomplissais le rêve de toute ma vie , je touchais du
doigt un de mes désirs les plus ardemment caressés; j'avais
assez parlé, en mes belles et verdoyantes années de romanlisme,
de ma bonne lame de Tolède pour être curieux de voir l'endroit
où l'on en fabriquait.
Il ne fallut rien moins, pour me tirer de ma méditalion phi-
losophique , que la proposition que me fit mon camarade de
nous aller baigner dans le Tage. Se i)aigner est une parti-
cularité assez rare dans un pays où l'été l'on arrose le lit des
rivières avec l'eau des puits , pour ne point en négliger l'occa-
sion. Sur l'affirmation du guide que le Tage était un fleuve sé-
rieu.x et pourvu d'assez d'humidité pour y tirer sa coupe, nous
descendùiies en toute hâte de l'Alcazar, afin de profiler d'un
resle de jour , et nous nous dirigeâmes du côté du fleuve. Après
avoir traversé la place de la Constitucion , bordée de maisons
dont les fenêtres , garnies de grands stores de sparterie roulés
ou relevés à demi par les saillies des balcons, ont un faux air
vénitien et moyen âge des plus pittoresques , nous passâmes
sous une belle porte arabe au cintre de briques, et nous arri-
vâmes par un chemin en zigzag Irès-roide et très-abrupt, ser-
pentant le long des rochers et des murailles qui servent de
ceinture à Tolède , au pont d'Alcantara , près duquel se trouvait
une place favorable pour le bain.
Pendant le trajet , la nuit, qui succède si rapidement au jour
dans les climats du Midi, était tombée tout à fait, ce qui ne
nous empêcha pas d'entrer à tâtons dans cet estimable fleuve,
rendu célèbre parla romance langoureuse de la reine Ilortense
et par le sable d'or qu'il roule dans ses eaux cristallines, disent
les potjtes, les domestiques de place et les Guides du voyageur.
Le bain achevé, nous remontâmes en toute hâte pour arriver
avant la fermeture des portes. Nous savourâmes un verre d'or-
chata de Chufas et de lait glacé d'un goût et d'un parfum ex-
quis, et nous nous fîmes reconduire à notre fonda.
Notre chambre , comme toutes les chambres espagnoles, était
210 REVUE DE PARIS.
crépie à la ciiaiix et revêliiti de ces (abifaux encroûtés et jau-
nis, de ces barbouillages mystiques peints comme des enseignes
à bière, qu'on rencontre si fréquemment dans la Péninsule, le
pays du monde où il y a le plus de mauvais tableaux; cela soit
dit sans faire tort aux bons.
Nous nous dépêchâmes de dormir le plus vite et le plus fort
possible, pour nous réveiller le matin de bonne heure et aller
visiter la cathédrale avant le commencement des offices.
La cathédrale de Tolède passe , et avec raison . pour une des
plus belles et surtout des plus riches d'Espagne. Son origine se
j)erd dans la nuit des temps , et , s'il faut en croire les auteurs
indigènes, elle remonterait jusqu'à l'apôtre Santiago, premier
évèque de Tolède , qui en aurait désigné la place à son disciple
et successeur Elpidius , ermjle du mont Carmel. Elpidius éleva
à l'endroit marqué une église qu'il mit sous l'invocation et le
titre de Sainte-Marie, — pendant que cette dame divine vivait
encore en Jérusalem. — Notable félicité! blason illustre des
Tolédans ! le pKis excellent trophée de leurs gloires! s'écrie
dans une effusion lyrique l'auteur dont nous extrayons ces
détails.
La sainte Vierge ne fut pas ingrate, et, suivant la même lé-
gende, descendit en corps et âme visiter l'église de Tolède , et
apporta de ses propres mains au bienheureux saint lldefonse
une belle chasuble en toile du ciel. « Voyez comme sait payer
cette reine! « s'écrie encore notre auteur. La chasuble existe,
et l'on voit enchâssée dans le mur, la pierre où se posa la plante
divine, dont elle garde encore l'empreinte. Une inscription
ainsi conçue atteste le miracle:
QUANDO LA REIIVA DEL CIELO
peso LOS PIES EN EL SUELO
EN ESTA PIEDRA LOS PLSO,
La légende raconte en outre que la sainte Vierge fut si con-
tente de sa statue, la trouva si bien faite, si bien proportionnée et
si ressemblante, qu'elle l'embrassa et lui communiqua le don
des miracles. Si la reine des anges descendait aujourd'hui dans
nos églises , je doute qu'elle fût tentée d'embrasser son image.
HEVUE DE PARIS. 'JU
Plus de deux cents auteurs des plus {graves et des plus ho-
norables racontent cette histoire aussi prouvée pour le moins
que la mort d'Henri IV ; (juant ù moi, je n'éprouve aucune dif-
ficulté de croire à ce miracle, et j'admets parfaitement cette
histoire au rang des choses authentiques. L'église subsista telle
quelle, jusqu'à saint Eugène, sixième évèque de Tolède, qui l'a-
grandit et l'embellit autant que le iui permirent ses moyens ,
sous le titre de Notre-Dame de l'Assomption , qu'elle conserve
encore aujourd'hui; mais en l'an 302, époque de la cruelle
persécution que firent souffrir aux chrétiens les empereurs Dio-
clétien et Maximin , le préfet Dacien ordonna de démolir et
de raser le temple, de sorte que les fidèles ne surent plus où
demander et obtenir le pain de grâce. A trois ans de là. Con-
stance , père du grand Constantin , étant monté sur le trône, la
persécution cessa , les prélats revinrent à leur siège , et l'ar-
chevêque Melancius commença à relever l'église , toujours à la
même place. Peu de temps après , environ vers l'an 512, l'em-
pereur Constantin, s'étant converti à la foi , oidonna , entre
autres œuvres héroïques où le poussa son zèle chrétien , de
réparer et de bâtir à ses frais le plus somptueusement possible,
Péglise basili(iue de Notre-Dame de l'Assomption de Tolède,
que Dacien avait fait détruire.
Tolède avait alors pour archevêque Marinus , liomme docte,
lettré, jouissant de la familiarité de l'empereur , cette circon-
stance lui laissa toute liberté d'agir . et il n'épargna rien pour
bâtir un temple remarquable, de grande et somptueuse architec-
ture : ce fut celui qui dura tout le temps des Goths, celui que visifa
la Vierge, celui qui fut mos(juée |)cndant la conquête d'Er.pagne,
celui qui, lorsque Tolède fut reprise par le roi don Alonzo VI, re-
devint église, etdontle plan fut emporté à Oviedo par l'ordre du
roi don Alonzo le Chaste , afin (ie bâtir , conformément à ce
tracé , l'église de San-Salvadorde cette ville, en l'an 805. Ceux
qui seraient curieux de savoir la forme , la grandeur et la ma-
jesté qu'avait la cathédrale de Tolède en ce temps-là , lorsque
la reine des anges descendit la visiter , n'auront qu'à aller voir
celle d'Oviedo , et ils seront satisfaits, ajoute notre auteur.
Pour notre part , nous regrettons beaucoup de n'avoir pu nous
donner ce plaisir.
Enfin , sous le règne heureux do saint Ferdinand , don Ko-
212 HEVLfc; DE PARIS.
drigue élaiil archevêque de Tolède, l'éfflise prit celle forme
admirable et magnifique qu'on lui voit aujourd'hui , et qui est,
dit-on , celle du temple de Diane à Éphèse. 0 naïf chroni-
queur, permeltez-moi de n'en rien croire, le lemple d'Éphèse
ne valait pas la cathédrale de Tolède ! L'archevêque Rodri-
gue , assisté du roi et de toute la cour , ayant dit une messe
pontificale , en posa la première pierre un samedi , l'an 1227 ;
l'oeuvre se poursuivit avec beaucoup de chaleur jusqu'à ce
qu'on y eût mis la dernière main et qu'on l'eùl portée au plus
haut degré de perfection où puisse atteindre l'art humain.
Qu'on nous pardonne cette pelile digression historique. Nous
ne sommes pas coutumier du fait, et nous allons revenir bien
vite à noire humble mission de touriste descripteur, et de da-
guerréotype litléraire.
L'extérieur de la cathédrale de Tolède est beaucoup moins
riche que celui de la cathédrale de Burgos; point d'efflorescence
d'ornements; point d'arabesques, point de collerettes de statues
épanouies autour des portails; de solides contreforts, des
angles nets el francs , une épaisse cuirasse de pierre de taille,
un clocher d'un aspect robuste <|ui n'a rien des délicatesses de
l'orfèvrerie gothique, tout cela revêtu d'une teinte rousse, d'une
couleur de rôtie grillée, d'un épidémie hâlé comme celui d'un
pèlerin de Palestine; en revanche, l'intérieur est fouillé et
sculpté comme une grotte à stalactites.
La porle par laquelle nous entrâmes est de bronze et porte
l'inscription suivante : Antonio, Zurreno , del arte de Oro
X Plata, faciebat esta média puerta. L'impression qu'on
éprouve est des plus vives et des plus grandioses; cinq nefs
partagent l'église, celle du milieu est d'une hauteur démesurée,
les autres semblent à côté d'elle incliner la tète et s'agenouiller
en signe d'adoration et de respect; quatre-vingt-huit piliers,
gros comme des tours et composés chacun de seize colonnes
fuselées et reliées entre elles, soutiennent la masse énorme de
l'édifice; une nef transversale coupe la grande nef entre le
chœur et le maître-autel, et forme ainsi les bras de la croix.
Toute cette architecture, mérite bien rare dans les cathédrales
gothiques ordinairement bâties à plusieurs reprises, est du style
le plus homogène et le plus complet ; le plan primitif a été
exécuté d'un bout à l'autre, à part quelques dispositions de
REVUE DE l'ARlS. 213
chapelles qui ne conirarient en rien riiarinonie de l'aspect gé-
néral. Des vitraux où l'émeraude , le saphir et le rubis étin-
cellent, enchâssés dans des nervures do pierre ouvrées comme
des bagues, tamisent un jour doux et mystérieux qui porte à
l'extase religieuse , et, quand le soleil est trop vif, des stores
de sparterie qu'on abat sur les fenêtres entretiennent cette
demi-obscurité pleine de fraîcheur qui fait des églises d'Espa-
gne des lieux si favorables au recueillement et à la prière.
Le maître-autel ou retablo pourrait passer à lui seul pour
une église; c'est un énorme entassement de colonnettes, de
niches, de statues, de rinceaux et d'arabesques , dont la des-
cription la plus minutieuse ne donnerait qu'une bien faible
idée j toute celle architecture, qui monte jusqu'à la voûte et
qui fait le tour du sanctuaire , est peinte et dorée avec une ri-
chesse inimaginable. Les tons fauves et chauds de l'antique
dorure font ressortir splendidement les filets et les paillettes de
lumière accrochés au passage par les nervures et les saillies
des ornements , et produisent des effets admirables de la plus
grande opulence pittoresque. Les peintures sur fond d'or qui
garnissent les panneaux de cet autel valent, pour la richesse
de la couleur, les plus éclatantes toiles vénitiennes ; cette union
de la couleur avec les formes sévères et presque hiératiques de
l'art au moyen âge, ne se rencontre que bien rarement; l'on
pourrait |)rendre (juelques-unesde ces peintures pour des Gior-
gione de la première manière.
En face du grand autel est placé le chœur ou silleria, sui-
vant l'usage espagnol; il est composé de trois rangs de stalles
en bois sculpté, fouillé, découpé, d'une manière merveilleuse,
avec des bas-reliel's historiques, allégoriques et sacrés. L'art
gothiijue, sur les confins de la renaissance, n'a rien produit de
plus pur, de plus parfait, ni de mieux dessiné. On attribua
cette œuvre effrayante de détails aux patients ciseaux de Philippe
de Bourgogne et de Berruguète. La stalle de l'archevêque, plus
élevée que les autres, est disposée en forme de trône et marque
le milieu du chœur; des colonnes de jaspe d'un ton brun et
luisant couronnent cette prodigieuse menuiserie, et sur l'enta-
blement s'élèvent des figures d'albâtre , aussi de Philippe de
Bourgogne et de Berruguète, mais dans une manière plus souple
et plus libre, d'une élégance et d'un effet admirables. D'énor-
1 1»
'214 REVUE \)E l'AKiS.
mes pupitres de bronze couvert de missels gigantesques , de
grands tapis de sparterie, et deux orgues de dimension colos-
sale, posés en legard, l'un à droite, l'autre à gauclie, complè-
tent la décoration.
Derrière le relablo se trouve la chapelle où sont enterrés
don Alvar de Luna et sa femme, dans deux magnifiques tom-
beaux d'albâtre juxtaposés; les murs de cette chapelle sont
historiés des armes du connétable, et des coquilles de l'ordre
de Santiago, dont il était grand maître. Tout près de là, à la
voûte de cette portion de la nef qu'on appelle ici le trascoro,
l'on remarque une pierre avec une inscription funèbre; c'est
celle d'un noble Tolédan, dont l'orgueil se révoltait ù l'idée que
sa tombe serait foulée aux pieds par des gens de peu et d'ex-
traction suspecte : « Je ne veux pas que des manants me pas-
sent sur le ventre, « avait-il dit à son lit de mort, et comme
il laissait de grands biens à l'église, on satisfit cet étrange ca-
price en logeant son corps dans la maçonnerie de la voûte, où
personne assurément ne lui marchera dessus.
Nous n'essayerons pas de décrire les chapelles les unes après
les autres, il faudrait un volume pour cela ; nous nous conten-
terons de mentionner le tombeau d'un cardinal, exécuté dans
le goût arabe, avec une délicatesse inimaginable ; nous ne pou-
vons mieux le comparer qu'à de la guipure sur une grande
échelle, et nous arriverons sans plus tarder à la chapelle
mozarabe ou niusarabe, les deux se disent, une des plus cu-
rieuses de la cathédrale. Avant de la décrire, expliquons te
que veulent dire ces mots : chapelle mozarabe.
Au temps de l'invasion des Mores , les habitants de Tolède
furent forcés de se rendre après un siège de deux ans; ils
tâchèrent d'obtenir la capitulation la plus favorable, et au
nombre des articles convenus était celui-ci : à savoir que l'on
garderait six églises pour les chrétiens qui désireraient vivre
avec les barbares. Ces églises furent celles de Saint-Marc, de
Saint-Luc, de Saint-Sébastien, de Saint-Torcato , de Sainte-
Olalla et de Sainte-Juste. Par ce moyen, la foi se conserva dans
la ville pendant les quatre cents ans qu'y dura la domination
des Mores, et pour cette raison les fidèles Tolédans furent ap-
pelés Mozarabes, c'est-à-dire mêlés aux Arabes. Sous le règne
d'AIonzo VI, lorsque Tolède retourna au pouvoir des chrétiens,
REVUE DE PAKIS. 21;;
Ricfiai'd, lt'i;;)( (îiipaiie, voulut faire a!)amloiiiieiroffice mo-
zarabe pour le rite grégorien , soulenu en cela par le roi el ia
reine dona Conslanza, qui préféraient le rite de Rome. Tout le
clergé s'insurgea el poussa les hauts cris; les fidèles se mon-
trèrent fort indignés, el peu s'en fallut qu'il n'y eût mutinerie
et soulèvement du populaire ; le roi, effrayé de la tournure que
jirenaient les choses, et craignant que l'on n'en vînt aux der-
nières extrémités, calma les esprits comme il put et proposa
aux Tolédans ce mezzo-termine singulier et tout à fait dans
l'esprit du temps, qui fut accepté avec enthousiasme de part et
d'autre : les partisans du rite grégorien et du rite mozarabe
devaient choisir deux champions et les faire combattre, afin
que Dieu décidât dans quel idiome et dans quel rite il aimait
mieux être loué. En effet, si le jugement de Dieu a jamais été
acceptable, c'est assurément en matière de liturgie.
Le champion des Mozarabes se nommait don Ruiz de la Ma-
tanza j l'on prit jour. La Vega fut choisie pour lieu du combat.
La victoire fut quehiue temps inceitaine; mais à la fin don
Ruiz eut l'avantage et sortit vainqueur de la lice, aux cris d'al-
légresse des Tolédans, qui, pleurant de joie et jetant leurs bon-
nets en l'air, s'en furent aux églises s'agenouiller et rendre
grâce à Dieu. Le roi, la reine et la cour furent très-contrariés
de ce triomphe. S'avisant un peu tard que c'était une chose
impie, téméraire éternelle, de faire résoudre une question
théologique par un combat sanglant, ils prétendirent qu'on ne
devait s'en rapporter qu'à un miracle et proposèrent une nou-
velle épreuve, que les Tolédans , confiants dans l'excellence de
leur rituel, voulurent bien accepter. L'épreuve consistait, après
un jeûne général et des prières dans toutes les églises, A mettre
sur un bûcher allumé un exemplaire de l'office romain et un
autre de l'office tolédan; celui qui resterait dans la flamme
sans se brûler serait réputé le meilleur et le plus agréable à
Dieu.
La chose fut exécutée de point en point. On dressa un bûcher
de bois sec et bien flambant sur la place Zucodover, qui, de-
puis qu'elle est place, ne vit jamais une telle affluence de spec-
tateurs; l'on jeta les deux bréviaires dans le feu, chaque parti
levant les yeux et les bras au ciel, et priant Dieu pour la litur-
gie dans laquelle il préférait le servir; le rituel romain fut
216 REVUE DE PARIS.
rejeté, les feuilles éparses, par la violence du feu, et sortit de
l'épreuve intact, mais un peu roussi. Le tolédaii resta majes-
tueusement au milieu de la flamme, à l'endroit oîj il était tombé,
sans bouger et sans ressentir aucun dommage. Quelques Mo-
zarabes enthousiastes prétendent même que le missel romain
fut entièrement consumé. Le roi, la reine et le légat Richard
furent médiocrement satisfaits, mais il n'y avait pas moyen de
revenir là-dessus; le rite mozarabe fut donc conservé et suivi
avec ardeur pendant de longues années par les Mozarabes,
leurs fils et leurs petits-fils ; mais à la fin, l'intelligence du texte
se perdit, et il ne se trouva plus personne en état de dire ou
d'entendre l'office , objet de si vives contestations. Don Fran-
cisco Ximenès, archevêque de Tolède, ne voulant pas laisser
tomber en désuétude un usage si mémorable, fonda une cha-
pelle mozarabe dans la cathédrale, fit traduire et imprimer en
lellres vulgaires les riluels qui étaient en caractères gothiques,
et institua des prêtres spécialement chargés de dire cet oflice.
La chapelle mozarabe, qui subsiste encore aujourd'hui, est
ornée de fresques golhiquesdu plus haut intérêt, elles ont pour
sujet des combats enlre les Tolédans et les Mores; la conser-
vation en est i)arfaile, les couleurs sont vives comme si la
peinture était achevée de la veille; l'archéologue y trouverait
mille renseignements curieux d'armes , de costumes, d'équipe-
ment et d'architecture, car la fresque principale représente une
vue de l'ancienne Tolède, qui a dû être d'une grande exactitude.
Dans les fresques latérales sont peints avec beaucoup de détails
les vaisseaux qui apportèrent les Arabes en Espagne; un homme
du métier pourrait en tirer d'utiles renseignements pour l'his-
toire si embrouillée de la marine au moyen âge. Le blason de
Tolède, cinq étoiles de sable sur champ d'argent, est répété en
plusieurs endroits de cette chapelle à voîile surbaissée, fermée
à la mode espagnole par une grille d'un beau travail.
La chapelle de la Vierge, entièrement revêtue de porphyie,
de jaspe, de brèches jaunes et violettes d'un poli admirable, est
d'une richesse qui dépasse les splendeurs des Mille et une
ISuits; on y conserve beaucoup de reliques, entre autres une
châsse donnée par saint Louis, et qui renferme un morceau de
la vraie croix.
Pour reprendre haleine nous allons, s'il vous plaît, faire un
REVUF DE PARIS. 217
tour dans le cloître, qui encadre d'arcades élégantes et sévères,
de belles masses de verdure à qui l'ombre de l'église conserve
de la fraîcheur malgré l'ardeur dévorante de la saison ; tous les
murs de ce cloître sont couverts d'immenses fresques dans le
goût Vanloo, d'un peintre nommé Bayeu. Ces compositions,
d'un arrangement facile et d'un coloris agréable, ne sont pas
en rapport avec le style du monument, et doivent sans doute
remplacer d'anciennes peintures dégradées par les siècles ou
trouvées trop gothiques par les gens de bon goût de ce temps-
là. Un cloître est fort bien situé auprès d'une église j il ménage
heureusement la transition de la tranquillité du sanctuaire à
l'agitation de la cité. On peut aller s'y promener, rêver, réflé-
chir, sans toutefois être astreint à suivre les prières et les céré-
monies du culte; les catholiques entrent dans le temple, les
chrétiens restent plus souvent dans le cloitre. Celle disiiosition
d'esprit a été comprise par le catholicisme, si habile psycholo-
gue. Dans les pays religieux, la cathédrale est l'endroit le plus
orné, le plus riche, le plus doré, le plus fleuri ; c'est là que
l'ombre est la plus fraîche et la paix la plus profonde; la mu-
sique y est meilleure qu'au théâtre, et la pompe du spectacle
u'a pas de rivale. C'est le point central, le lieu attrayant, comme
l'Opéra à Paris. Nous n'avons pas l'idée, nous autres catholiques
du Nord, avec nos temples voltairiens, du luxe, de l'élégance,
du confortable des églises espagnoles ; ces églises sont meu-
blées, vivantes, et n'ont pas l'aspect glacialement désert des
nôtres : les fidèles peuvent y habiter familièrement avec leur
Dieu.
Les sacristies et les salles capilulaires de la cathédrale de
Tolède sont d'une magnificence plus que royale; rien n'est plus
noble et plus pittoresque que ces vastes salles décorées avec ce
luxe solide et sévère dont l'Église a seule le secret. Ce ne sont
que menuiseries sculptées de noyer ou de chêne noir, portières
de tapisserie ou de damas des Indes, rideaux de brocatelle à
plis larges et puissants, tentures historiées, tapis de Perse, pein-
tures à fresque ; nous n'essayerons pas de les décrire les unes
après les autres, nous parlerons seulement d'une pièce ornée
d'admirables fresques représentant des sujets leligieux dans le
slyle allemand, dont les Espagnols ont fait de si heureuses imi-
tations, et qu'on attribue au neveu de Berruguôte, si ce n'est à
19.
2! 8 REVUE DE PARIS.
Berriigiiète lui-même, car ces prodigieux génies parcouraient à
la fois la triple carrière de l'art. Nous citerons aussi un im-
mense plafond do Luc Jordan , où fourmille tout un monde
d'anges et d'allégories dans les attitudes les plus strapasséesdu
raccourci, et qui présente un singulier effet d'optique. Du mi-
lieu de la voûte jaillit un rayon de lumière qui, bien que peint
sur une surface plane, semble tomber perpendiculairement sur
votre lê(e de qiiel(|ue côté qu'on le regarde.
C'est là que l'on garde le trésor, c'est-à-dire les belles chapes
de brocart, de toile d'or frisé, de damas d'argent; les merveil-
leuses guipures, les châsses de vermeil, les ostensoirs de dia-
mant, les gigantesques chandeliers d'argent, les bannières bro-
dées, tout le matériel et les accessoires de la représentation de
ce sublime drame catholique qu'on appelle la messe.
Dans les armoires d'une de ces salles est contenue la garde-
robe de la sainte Vierge, car de froides statues de marbre ou
d'albâtre ne suffisent pas à la piété passionnée des Méridionaux;
dans leur emportement dévot, ils entassenl sur l'objet de leur
culte des ornements d'une richesse extravagante ; rien n'est as-
sez beau, assez brillant, assez ruineux ; sous ce ruissellement
de pierreries la forme et le fond disparaissent; ils s'en inquiè-
tent peu. La grande affaire, c'est qu'il soit matériellement im-
possible de suspendre une perle de plus aux oreilles de mafbre
de l'idole, d'enchâsser un plus gros diamant dans l'or de sa
couronne, et de tracer un autre ramage de pierreries sur le bro-
cart de sa robe.
Jamais reine antique, pas même Cléopâtre qui buvait des per-
les, jamais impératrice du Bas-Empire, jamais duchesse du
moyen âge, jamais courtisane vénitienne du temps de Titien
n'eut un écrin plus étincelant, un trousseau plus riche que la
Notre-Dame de Tolède; l'on nous fit voir quelques-unes de ses
robes. L'une d'elles est entièrement recouverte de manière à ne
pas laisser soupçonner le fond de ramages et d'arabesques de
perles fines parmi lesquelles il y en a d'une grosseur et d'un
prix inestimables, entre autres, plusieurs rangs de perles noires
d'une rareté inouïe : des soleils et des étoiles de pierreries con-
stellent cette robe prodigieuse dont l'œil a peine à soutenir l'é-
clat, et qui vaut plusieurs raillions de francs.
Nous terminâmes notre visite par une ascension au clocher,
REVUE DE PARIS. 213
au sommet duquel on anive par des superposilions d'échelles
assez l'oides et d'un aspect peu rassurant. A mi-chemin à peu
près on rencontre, dans une espèce de magasin que l'on tra-
verse, une série de mannequins gisantesques, coloriés et vêtus
à la mode du siècle dernier, qui servent à nous ne savons plus
quelle procession dans le genre de celle de la tarasque.
La vue magnitique que l'on découvre du haut de la flèche, est
\\n large dédommagement de la fatigue de l'ascension. Toute
la ville se dessine devant vous avec la netteté et la précision do
ces i)lans sculptés en liège, de M. Pelet, que l'on admirait à la
dernière exposition de l'industrie. Cette compai'aison semhlera
sans doute fort prosaïque et peu pittoresque, mais en vérité je
n'en saurais trouver une meilleure ni plus juste. Ces roches
bossues et tourmentées de granit hleu qui encaissent le Tage et
cerclent un côté de l'hoiizon de Tolède, ajoutent encore à la
singulaiité de ce paysage, inondé et crihlé d'une lumière crue,
impitoyable, aveuglante, que nul reflet ne vient tempérer et
qu'augmente encore la réverbération d'un ciel sans nuage et
sans vapeur, devenu blanc à force d'ardeur, comme du fer dans
la fournaise,
11 faisait une chaleur atroce, une chaleur de four à plâtre,
et il fallait réellement une curiosité enragée pour ne pas renon-
cer à toute exploration de monuments par cette température
sénégamhienne, mais nous avions encore toute l'ardeur féroce
de touristes parisiens enthousiastes de couleur locale! Rien ne
nous rebutait ; nous ne nous arrêtions que pourboire, car nous
étions plus altérés que du sable d'Al'riijue, et nous absoibions
Teau comme des éponges sèches. Je ne sais vraiment point com-
ment nous ne sommes pas devenus hydropi(iut;s; sans compter
le vin et les glaces , nous consommions sept à huit jarres d'eau
par jour, Jyua! agua! tel était notre cri perpétuel, et une
chaîne de iniidiachas , se passant les pots de main en main de
notre chambre à la cuisine , suffisaient à peine pour éteindre
Tinccndie. Sans celte inondation obstinée, nous serions tombés
en poussière comme les modèles d'argile des sculpteurs , lors-
qu'ils négligent de les mouiller,
La cathédrale visitée , nous résolûmes , malgré notre soif ,
d'aller à l'église de San-Juan de los liej-es , mais ce ne fut
qu'après de longs pourparlers que nous réussîmes à nous en
320 RlYTE DE PARIS.
faire donner les clefs , car l'église de San-Juan de los Reyes
est fermée depuis cinq ou six ans , et le couvent dont elle fait
partie est abandonné et tombe en ruine.
^an-Juan de los Reyes est situé au bord du Tage , tout près
du pont Saint-Martin ; ses murailles ont celte belle teinte orange
qui dislingue les anciens monuments dans les climats où il ne
pleut jamais. Une collection de statues de rois dans des atti-
tudes nobles, chevaleresques et d'une grande fierté de tour-
nure, en décore Textérieur; mais ce n'est pas là ce qu'il y a
de plus singulier à San-Juan de los Reyes, toutes les églises
du moyen âge sont peuplées de statues. Une multitude de
chaînes suspendues à des crochets garnissent les murs du haut
en bas : ce sont les fers des prisonniers chrétiens délivrés par
la conquête de Grenade. Ces chaînes suspendues en manière
d'ornement et â'ex-voto , donnent à l'église un faux air de pri-
son assez étrange et rébarbatif.
On nous a conté à ce propos une anecdote que nous place-
rons ici parce qu'elle est courte et caractéristiciue. Le rêve
de loui gefe politico , en Espagne, est d'avoir une alatiieda ,
comme celui de tout préfet, en France, une rue de Rivoli dans
sa ville. Le rêve du gefe politico de Tolède était donc de pro-
curer à ses administrés le plaisir de la promenade; l'emplace-
ment fut choisi , les terrassements ne tardèrent pas à s'ache-
ver, grâce à la coopération des travailleurs du Presidio; il ne
manquait donc plus à la promenade que des arbres, mais les
arbres ne s'improvisent pas , et le gefe politico s'imagina judi-
cieusement de les remplacer par des bornes de pierre reliées
entre elles au moyen de chaînes de fer. Comme l'argent est fort
rare en Espagne, l'ingénieux administrateur, homme de res-
source s'il en fut , avisa les chaînes historiques de San-Juan
de los Reyes , et se dit : — Pardieu, voilà mon affaire toute
trouvée ! — Et l'on attacha aux bornes deValameda les chaînes
des captifs délivrés par Ferdinand et Isabelle la Catholique. Les
serruriers qui avaient fait celte besogne , reçurent chacun quel-
ques brasses de celte héroïque ferraille ; quelques personnes
intelligentes (il s'en trouve partout) crièrent à la barbarie, et
les chaînes furent reportées à l'église. Quant à celles que l'on
avait données en payement aux ouvriers , ils en avaient déjà
forgé des socs de charrue, des fers de mules et autres uslen-
KF.VUR nF. PARIS. 221
siles. Celle iiisloire esl peiit-êlre une médisance , mais elle a
loiis les caractères de la vraisemblance ; nous la rapportons
comme on nous l'a racontée ; revenons à notre église. La clef
tourna avec peine dans la serrure rouiilée. Ce léger obstacle
surmonté , nous entrâmes dans un cloître dévasté d'une élé-
gance admirable; des colonnes sveltes et découplées soute-
naient sur leurs chapiteaux fleuris des arcades ornées de ner-
vures et de broderies dune délicatesse extrême , sur les
murailles couraient de longues inscriptions à la louange de
Ferdinand et d'Isabelle, en caractères golliiques entremêlés de
fleurs , de ramages et d'arabesques ; imitation chrétienne des
sentences et des versets du Coran employés par les Mores comme
ornement d'architecture. Quel dommage qu'un si précieux mo-
nument soit abandonné de la sorte!
En donnant quelques coups de pied à des portes barrées par
des ais vermoulus, ou obstruées de décombres, nous parvînmes
à nous introduire dans l'église, qui est d'un style charmant,
et semble, à part quelques mutilations violentes, avoir été
achevée hier. L'art gothique n'a rien produit de plus suave, de
plus élégant ni de plus fin. Tout autour circule une tribune
découpée à jour et fenestrée comme une truelle à poisson, qui
suspend ses balcons aventureux aux faisceaux des piliers dont
elle suit exactement les retraits et les saillies; des rinceaux
gigantesques, des aigles, des chimères, des animaux héraldi-
ques, des blasons, des banderoles et des inscriptions embléma-
tiques dans le genre de celles du cloître complètent la décora-
lion. Le chœur, placé en face du retablo , à l'autre bout de
l'église, est supporté par un arc surbaissé d'un bel efi'et et d'une
grande hardiesse.
L'autel, qui sans doute était un chef-d'œuvre de sculpture et
de peinture , a été impitoyablement renversé. Ces dévastations
inutiles attristent l'âme et font douter de l'intelligence hu-
maine : en quoi les anciennes pierres gênent-elles les idées
nouvelles? Ne peut-on faire une révolution sans démolir le
passé? H nous semble que la constitucion n'aurait rien perdu
à ce qu'on laissât debout l'église de Ferdinand et d'Isabelle la
Catholique, cette noble reine qui crut le génie sur parole et
dota l'univers d'un nouveau monde.
iXoiis risquant sur un escalier à moitié rompu , nous péiié-
2-2 r.RVÎJK DE l'AfUS.
tr."imos dans i'iiîiéiiiîir <i'u '.'oiivcn! : ic i-cfccioite est assez vaste
et n'a rien de particulier qu'une effroyable peinture placée au-
dessus de la porle; elle rêprésenle, rendu encore plus hideux
par la couche (!e crasse et de poussière qui le recouvre, un.
cadavre en proie à la décomposition, avec tous ces horribles
détails si complaisammenl traités par les pinceaux espagnols.
Vue inscription symboIi(;ue et funèbre, une de ces menaçantes
sentences bibliques qui donnent au néant humain de si terri-
bles avertissements, est écrite au bas de ce tableau sépulcral,
singulièrement choisi pour un réfectoire. Je ne sais pas si
toutes les histoires sur les goinfreries des moines sont vraies,
mais pour ma part je ne me sentirais qu'un appétit médiocre
dans une salle à manger ainsi décorée.
Au-dessus, de chaque côté d'un long corridor, sont rangées,
comme les alvéoles d'une ruche d'abeilles, les cellules désertes
des moiîies disparus ; elles sont exactement |)are:l!es les unes
r.ux autres , et toutes crépies à la chaux. Cette blancheur di-
minue beaucoup l'impression poétique en empêchant les ter-
reurs et les chimères de se blottir dans les coins obscurs. L'in-
térieur de l'église et le cloître sont également blanchis, ce qui
leiM' donne quelque chose de neuf et de récent qui contraste
avec le style de l'architeclure et l'état des bâtiments. L'absence
d'humidité et l'ardeur de la température n'ont pas permis aux
plantes et aux mauvaises herbes de germer dans les interstices
des pierres et des gravois, et ces débris n"ont pas le vert man-
teau de lierre dont le temps recouvre les ruines dans les climats
du Nord. Nous errâmes longtemps dans l'édifice abandonné,
suivant d'interminables corridors, nTonîant et descendant des
escaliers hasardeux, ni plus ni moins que des héros d'Anne
Radcliffe, mais nous ne vîmes en fait de fantômes que deux
pauvres lézards qui se sauvèrent à toutes jambes, ignorant
sans doute, en leur qualité d'Espagnols, le proverbe français :
« le lézard est l'ami de l'homme ! » Au reste celte promenade dans
les veines et dans les membres d'une grande construction dont
la vie s'est retirée, est un plaisir des plus vifs qu'on puisse ima-
giner; on s'attend toujours à rencontrer au détour d'Une arcade
un ancien moiiie au froiit luisant, aux yeux inondés d'oiilbre,
marchant gravement les bras croisés sur sa poitrine et se ren-
dant à quelque office mystérieux dans l'église profanée et déserte.
KLVLit; DE l'AKIS. 223
Nous nous lelii'âmes, car il n'y avait plus rien de curieux à
voir, pas même les cuisines, où notre guide nous fil descendre,
avec un sourire voltairieu que n'aurait pas désavoué un abonné
du Constitutionnel. L'église et le cloilre sont d'une rare
magnificeuce; le reste est de la plus stricte simplicité : tout
pour l'âme, rien pour le corps.
A peu de distance de San-Juan de las Reyes, se trouve ou
plutôt ne se trouve pas la célèbre mosquée synagogue , car, à
moins d'avoir un guide , on passerait vingt fois devant sans en
soupçonner l'existence ; notre carnac frappa à une porte i)r;;-
liquée dans un mur de pisé rougeàlre le plus insignifiant du
monde ; au bout de quelque temps, car les Espagnols ne sont
jamais pressés, l'on vint nous ouvrir, et l'on nous demanda si
nous venions pour voir la synagogne; sur noire réponse affir-
mative, l'on nous introduisit d.ins une espèce de cour remi>!ie
de végétations incuUes, au milieu desquelles s'épanouissait un
figuier d'Inde aux feuilles |)rofondément découpées, d'uue ver-
dure intense et brillanle comme si elles eussent été vernies.
Dans le fond s'élevait une masure sans caractère, ayant |)lu'ùt
l'air d'une grauge que de toute autre chose. On nous fil entrer
dans celte masure. Jamais surprise ne fui |)lu3 grande ; nous
étions eu plejn Orient j les colonnes fluettes aux cliapiieauv
évasés comme des turbans, les ares turcs, les versets du Coran,
le plafond plat aux comparlimenls de bois de cèdre, les jours
pris d'en haut, rien n'y manquait. Des restes d'anciennes enlu-
minures presque effacées teignaient les murailles de couleurs
étranges, et ajoutaient encore à la singularité de l'effet. Cette
synagogue dont les Arabes ont fait une mosquée, et les chré-
tiens une église , sert aujourd'hui d'alelier et de logement à un
menuisier. L'établi a pris la place de l'autel; cette profanation
est toute récente. L'on voit encore les vestiges du rctablo , et
l'inscription sur marbre noir qui constate la consécration de
cet édifice au culte catholique.
A propos de synagogue, plaçons ici cette anecdote assez cu-
rieuse : les juifs de Tolède, probablement pour diminuer l'hor-
reur qu'ils inspiraient aux populations chrétiennes en leur qua-
lité de déicides, prétendaient n'avoir pas consenli A la mort de
Jésus-Cbrisl , et voici comm;jnl : Lors([ue .Ksus fut mis en ju-
yeraent, le conseil des prêtres, présidé par Oa'iphe , envoya
224 RLVLt; DK PARIS.
consiiiter les tiibus pour savoir s'il devait être relâché ou mis à
mort : l'on posa la question aux juifs d'Espagne, et la synago-
gue de Tolède se prononça pour l'actiuittement. Celte tribu
n'est donc pas couverte du sang du juste , et ne mérite pas
l'exécration soulevée par les juifs qui ont voté contre le fils de
Dieu. L'original de la réponse des juifs de Tolède avec une
traduction latine du texte hébreu , est conservé, dit-on, dans
les archives du Vatican. En récompense, on leur permit de bâ-
tir cette synagogue , qui est , je crois , la seule que l'on ait ja-
mais tolérée en Espagne.
L'on nous avait parlé des ruines d'une ancienne maison de
plaisance moresque , le palais de la Galiana ; nous nous y fîmes
conduire en sortant de la synagogue, malgré notre fatigue,
car le temps nous pressait, et nous devions partir le lendemain
pour l'Andalousie.
Le palais de la Galiana est situé hors la ville, dans la Vega ,
et l'on passe, pour y aller, par le pont d'Alcantara : au bout
d'un quart d'heure de marche à travers des champs et des cul-
tures, où couraient mille petits canaux d'irrigation, nous arri-
vâmes à un bouquet d'arbres d'une grande fraîcheur, au pied
desquels fonctionnait une roue d'arrosement de la simplicité la
plus anticpie et la plus égyptienne. Des jarres de terre, atta-
chées aux rayons de la roue par des cordelettes de roseaijx ,
puisaient l'eau et la reversaient dans un canal de tuiles creu-
ses, aboutissant à un réservoir, d'où on la dirigeait sans
peine jtar des ligoles sur les points que Ton voulait désaltérer.
Un énorme tas de l)ri(|ues rougeâtrcs ébauchait sa silhouette
ébréchée derrière le feuillage des arbres : c'était le palais de la
Galiana.
Nous pénétrâmes par une porte basse dans ce monceau de
décombres habités par une famille de paysans ; il est impossible
d'imaginer quelque chose de i)!us noir, de plus enfumé, de plus
caverneux et déplus sale. Les Troglodytes étaient logés comme
des princes en comjjaraison de ces gens-là, et pourtant la char-
mante Galiana , la belle Moresque aux longs yeux teints de
henné, aux vestes de brocart constellées de perles, avait posé
ses petites babouches sur ce plancher défoncé; elle s'était ac-
coudée à cette fenêtre, regardant au loin dans la Vega les ca-
valiers raores s'exercer ù lancer le djérid.
KtVlE 1>E PARIS. 2-23
Nous conliniiàiii(;s bravement noire exploralion, montant
aux étages sii|iérieiiis par des échelles chancelantes, nous ac-
crochant des pieds et des mains aux touffes d'herbe sèche, qui
pendaient comme des barbes au menton refrogné des vieilles
murailles.
Parvenus au faîle, nous nous aperçûmes d'un bizarre phé-
nomène; nous étions entrés avec des pantalons blancs, nous
sortions avec des pantalons noirs , mais d'un noir sautillant,
grouillant, fouimillanl; nous étions couverts de petites puces
imperceptibles qui s'étaient précipitées sur nous en essaims
compactes, attirées par la froideur de notre sangseplentrional.
Je n'aurais jamais cru qu'il y eût au monde tant de jiuces
(jiie cela !
Quelques tuyaux de conduite, pour amener l'eau dans les
étuves, sont les seuls vestiges de magnificence que le temps ait
épargnés; les mosaïques de verre et de faïence émaillée, les
colonneltes de marbre aux chapiteaux couverts de dorures, de
sculptures et de versets du Coran, les bassins d'albâtre , les
pierres trouées à jour pour laisser filtrer les parfums, tout a
disparu. 11 ne reste absolument que la carcasse des gros murs
cl des tas de briques qui se résolvent en poussière; car ces
merveilleux édifices, qui rappellent les féeries des Alille cl
une Nuits , ne sont malheureusement bàlis qu'avec des bri-
ques et du pisé recouvert d'une croûte de stuc ou de chaux.
Toutes ces dentelles , toutes ces arabesques , ne sont pas
comme on le croit généralement, taillées dans le marbre ou la
pierre , mais bien moulées en plâtre, ce qui permet de les re-
|)roduire à l'infini et sans grande dépense. Il faut toute la sé-
cheresse conservatrice du climat d'Espagne pour que des mo-
numents bâtis avec de si frêles matériaux soient parvenus jus-
qu'à nos jours.
La légende de la Galiana est mieux conservée que son pa-
lais. Elle était fille du roi Galafre, qui l'aimait par-dessus tout
et lui avait bâtir dans la Vega une maison de plaisance avec
des jardins délicieux, des kiosques, des bains, des fontaines et
des eaux qui s'élevaient et s'abaissaient selon le décours de la
lune , soit par magie , soit par un de ces artifices hydrauliques
si familiers aux Arabes. La Galiana, idolâtrée par son i)ère , vi-
vait le plus agréablement du monde dans celte charmante re-
1 20
226 REVUE DE PARIS.
traite, s'occupant de musique , de poésie et de danse. Son tra-
vail le plus pénible était de se dérober aux galanteries et aux
adorations de ses poursuivants. Le plus importun et le plus
acharné de tous était un certain roitelet de Guadalajara nommé
Bradamant, More gigantesque, vaillant et féroce ; Galiana ne
le pouvait souffrir : et comme dit le chroniqueur : « Qu'im-
porte que le cavalier soit de feu, quand la dame est de glace ? »
Cependant le More ne se rebutait pas, et sa passion de voir
Galiana et de lui parler était si vive qu'il avait fait creuser
de Guadalajara à Tolède, un chemin couvert par où il venaitia
visiter tous les jours.
Dans ce temps-là, Karl le Grand, fils de Pépin, vint à Tolède,
envoyé par son père, pour porter secours à Galafre contre le
roi de Cordoue, Abderrahaman. Galafre le logea dans le palais
même de la Galiana, car les Mores laissent volontiers voir leurs
lilles aux personnes illustres et considérables. Karl le Grand
avait le cœur tendre sous sa cuirasse de fer, et ne tarda pas à
devenir fort éperdument amoureux de la princesse moresque.
ÎI supporta d'abord les assiduités de Bradamant , n'étant pas
encore sûr d'avoir touché le cœur de la belle; mais comme
Galiana, malgré sa réserve et sa modestie, ne put lui cacher
longtemps la secrète préférence de son âme, il commença à se
montrer jaloux et demanda la suppression de son rival basané.
Galiana qui était déjà Française jusqu'aux yeux, dit la chroni-
que, et qui d'ailleurs haïssait le roitelet de Guadalajara , donna
à entendre au prince, qu'elle et son père étaient également en-
nuyés des poursuites du More, et qu'elle aurait pour agréable
qu'on l'en débarrassât. Karl ne se le fit pas dire deux fois; il
provoqua Bradamant en combat singulier, et, quoique ce fût
un géant, il le vainquit , lui coupa la fête et la présenta à la
Galiana, qui trouva le présent de bon goût. Celte galanterie mit
fort avant le prince français dans le cœur de la belle More, et
l'amour s'augmentant de part et d'autre, Galiana promit d'em-
brasser le christianisme , afin que Karl pût l'épouser ; ce qui
s'exécuta sans difficulté, Galafre étant charmé de donner sa
fille à un si grand prince. Sur ces entrefaites , Pépin mourut,
et Karl revint en France, emmenant avec lui Galiana, qui fut
couronnée reine et reçue avec de grandes réjouissances. C'est
ainsi qu'une More eut l'industrie de devenir reine chrétienne ,
PxEVUE DE l'ARIS. 227
a et le souvenir de celte histoire, encore qu'il soit attaché à un
vieil édifice, mérite d'être conservé dans Tolède , » ajoute le
chroniqueur par manière de réflexion finale.
Il fallait avant tout nous débarrasser des populations mi-
croscopiques qui ligraient de leurs piqûres les plis de nos ex-
pantalons blancs : heureusement le Tage n'était pas loin , et
nous y conduisîmes directement les puces de la princesse Ga-
liana, employant le même moyen que les renards qui se plon-
gent dans l'eau jusqu'au nez, tenant du bout des dents un
morceau d'écorce qu'ils abandonnent ensuite au fil de la ri-
vière, lorsqu'ils le sentent garni d'un équipage suffisant, car
les infernales petites bêles, progressivement envahies par les
ondes, s'y réfugient et s'y pelotonnent. Nous demandons par-
don à nos lectrices de ce détail fourmillant et picaresque qui
serait mieux à sa place dans la vie de Lazarille de Tormes ou
de Guzman d'Alfarache ; mais un voyage d'Espagne ne serait
pas complet sans cela, et nous espérons d'être absous en faveur
de la couleur locale.
La rive du Tage est de ce côté-là cernée de rochers à pic
d'un abord difficile, et ce ne fut pas sans peine que nous des-
cendîmes à l'endroit où nous devions opérer la grande noyade.
Je me mis à nager et à tirer ma coupe marinière avec le plus
de précision possible , afin d'être digne d'un lleuve aussi célè-
bre et aussi respectable que le Tage, et au bout de quelques
brassées, J'arrivai sur des constructions écroulées et des restes
de maçonneries informes qui dépassaient de quelques pieds
seulement le niveau du fleuve. Sur la rive, précisément du
même côté, s'élevait une vieille tour en ruine avec une arcade
en plein cintre, où quelques linges suspendus par des lavan-
dières, séchaient fort prosaïquement au soleil.
J'étais tout simplement dans le bano de la Cava , autre-
ment, pour le français , le bain de Florinde, et la tour que j'a-
vais en face de moi était la tour du roi Rodrigue : c'est du bal-
con de celle fenêtre que Rodrigue , caché derrière un rideau,
épiait les jeunes filles au bain et aperçut la belle Florinde me-
surant sa jambe et celles de ses compagnes pour savoir qui l'a-
vait la plus ronde et la mieux faite! Voyez à quoi tiennent
les grands événements? Si Florinde avait eu le mollet mai
tourné et le genou disgracieux , les Arabes ne seraient pas ve-
228 REVUE DE PARIS.
nus en Espagne. Malheureusement Florinde avait le pied mi-
gnon, les clievilles fines et la jambe la plus blanche et la mieux
tournée du monde. Rodrigue devint amoureux de l'imprudente
baigneuse et la séduisit. Le comie Julien, père de Florinde,
furieux de l'oulrage , trahit son pays pour se venger et appela
les Mores à son secours. Rodrigue perdit cette fameuse ba-
taille, dont il est tant question dans les romanceros, et périt
misérablement dans un cercueil plein de vipères, où il s'était
couché pour faire pénitence de son crime. La pauvre Florinde,
fléirie du nom ignominieux de la Cava, resta chargée de l'exé-
cralion de l'Espagne entière : aussi quelle idée saugrenue et
singulière d'aller placer un bain déjeunes filles devant la tour
d'un jeune roi !
Puisque nous en sommes à parler de Rodrigue, disons ici la
légende de la grotte d'Hercule, qui se rattache fatalement à
riiisloiredu malheureux prince golh. La grotte d'Hercule est
un souterrain qui s'étend, dit-on, à trois lieues hors des murs,
et dont la porle fermée et cadenassée soigneusement se trouve
dans l'église de San-Ginès, sur le point le plus élevé de la ville;
à cette place s'élevait autrefois un palais fondé par Tubal ;
Hercule le restaura, l'agrandit, y établit son laboratoire et son
école de magie, car Hercule, dont plus lard les Grecs firent un
dieu, fut d'abord un puissant cabaliste. Au moyen de son arf,
i! consiruisit une tour enchantée , avec des talismans et des
inscriplions portant que , lorsque l'on pénétrerait dans cette
enceinte magique , une nation féroce et barbare envahirait
l'Espagne.
Craignant devoir se réaliser cette funeste prédiction, tous les
rois, et surtout les rois golhs, ajoutaient de nouvelles serrures et
de nouveaux cadenas à la porte mystérieuse, non pas qu'ils eus-
sent positivement foi à la prophétie, mais, en personnes sages,
ils ne se souciaient nullement de se mêler à ces enchantements
et à ces sorcelleries. Rodrigue, plus curieux ou jdus nécessiteux,
car ses débauches et ses prodigalités l'avaient épuisé d'argent,
voulut tenter l'aventure , espérant trouver des trésors considé-
rables dans le souterrain enchanté : il se dirigea vers la grotte,
en tête de quelques déterminés munis de torches, de lanternes
et de cordes, arriva à la porle creusée dans le roc vif et fermée
d'un cpuvercle do fer plein de cadenas , avec une tablette où
HEVUE DE PAIAIS. 239
on lisait en caraclùros grecs : « Le roi qui ouvrira ce souter-
rain et pourra découvrir les merveilles qu'il renferme,
verra des biens et des maux. » Les autres rois , effrayés par
l'alternative, n'avaient pas osé passer outre; mais Rodrigue,
risquant le mal pour avoir la chance du bien, ordonna de briser
les cadenas , de forcer les serrures et de lever le couvercle ;
ceux qui se vantaient d'être les plus hardis descendirent les pre-
miers, mais ils revinrent bientôt , leurs torches éteintes, trem-
blant, pâles, effarés , et ceux qui pouvaient parler racontèrent
qu'ils avaient été effrayés par une épouvantable vision. Ro-
drigue, ne renonçant pas pour cela à rompre l'enchantement,
fil disposer les torches de manière à ce que le vent qui sortait
de la caverne ne i)ùl les éteindre , se mit en tête de la troupe .
et pénétra hardiment dans la grotte : il arriva bientôt à une
chambre carrée d'une riche architecture, au milieu de laquelle
il y avait une statue de bronze de haute stature et d'un aspect
terrible. Celte statue avait les pieds posés sur une colonne de
trois coudées de haut, et tenait ù la main une masse d'armes
dont elle frappait le pavé à grands coups, ce qui produisait le
bruit et le vent qui avaient causé tant de frayeur aux premiers
entrés. Rodrigue, brave comme un Golh , résolu comme un
chrétien qui a contiance en Dieu et ne s'étonne pas des enchan-
tements des païens , alla droit au colosse et lui demanda la
permission de visiter les merveilles qui se trouvaient là.
Le guerrier d'airain , en signe d'adhésion , cessa de frapper
la terre de sa masse d'armes : l'on put reconnaître ce qu'il y
avait dans la chambre, et l'on ne tarda pas à rencontrer un
coffre sur le couvercle duquel était écrit : Celui qui m'ouvrira
verra des merveilles. Voyant l'obéissance de la statue, les
compagnons du roi, revenus de leur frayeur et encouragés par
cette inscription de bon augure, apprêtaient déjà leurs man-
teaux et leurs poches pour les remplir d'or et de diamants ;
mais l'on ne trouva dans le coffre qu'une toile roulée sur la-
quelle étaient peintes des troupes d'Arabes, les unes à pied ,
les autjes à cheval, la tête ceinte de turbans, avec leurs
boucliers et leurs lances, et une inscrii)tion dont le sens
était : Celui qui arrivera jusqu'ici et ouvrira le coffre,
perdra l'Jispayne et sera vaincu par des nations semblables
à celles-ci. Le roi Rodrigue tùcha de dissimuler i inqiression
20.
iJÔO RFVUE DF: I'ARIS.
fâcheuse qu'il éprouvait pour ne pas augmenter la tristesse
lies autres, et l'on chercha encore pour voir s'il n'y aurait pas
quelque compensation à de si désastreuses prophéties. En levant
les yeux, Rodrigue aperçut sur la muraille, à la gauche de la
statue , un cartouche qui disait : Pauvre roi! tu es entré ici
pour ton malheur; et , à la droite, un autre signifiant : Tu
seras dépossédé par des nations étrangères et ton, peuple
iiouffrira de rudes châtiments. — Derrière la statue , il y avait
écrit : J'invoque les Arabes ; et par devant : Je fais mon de-
voir.
Le roi et ses courtisans se retirèrent pleins de trouble et de
pressentiments funèbres. La nuit même , il y eut une tempête
furieuse, et les ruines de la tour d'Hercule s'écroulèrent avec
un fracas épouvantable : les événements ne tardèrent pas à jus-
tifier les prédictions de la grotte magique, les Arabes peints
sur la toile roulée du coffre firent voir en réalité leurs tur-
bans, leurs lances et leurs boucliers de formes étranges, sur la
malheureuse terre d'Espagne. — Tout cela , parce que Ro-
drigue regarda la jambe de Florinde, et descendit dans une
cave!
Mais voici la nuit qui tombe, il faut rentrer à la fonda,
souper et nous coucher, cai' nous avons encore à voir l'hôpital
du cardinal don Pedro Gonzalez de Mendoza, la manufacture
d'armes, les restes de ramphilhéâtre romain, mille autres cu-
riosités , et nous partons demain soir. — Quant à moi, je suis
tellement fatigué par ce pavé en pointe de diamant, que j'ai
envie de me retourner et de marcher un peu sur les mains,
comme les clowns , pour reposer mes pieds endoloris. —
0 fiacres de la civilisation! omnibus du progrès! je vous invo-
quais douloureusement ; mais qu'eussiez-vous fait dans les rues
de Tolède?
L'hôpital du Cardinal est un grand bâtiment de proportions
larges et sévères, qu'il serait trop long de décrire. Sous tra-
verserons rapidement la cour entourée de colonnes et d'ar-
cades, qui n'a de remarquable que deux puits d'air avec des
margelles de marbre blanc, et nous entrerons tout de suite
dans l'église pour examiner le tombeau du cardinal , exécuté
en albâtre parce prodigieux Rerruguette, qui vécut plus de
quatre-vingts ans couvrant sa patrie de chefs-d'œuvre d'un
REVUE DE PARIS. 231
style varié et d'une perfection toujours égale. Le cardinal est
couché sur sa tombe dans ses habits pontificaux ; la mort lui a
pincé le nez de ses maigres doigts , et la contraction suprême
des muscles cherchant à retenir l'âme près de s'échapper, lui
bride les coins de la bouche et lui effile le menton; jamais
masque moulé sur un mort n'a été plus sinislrement lîdèle; et
cependant, la beauté du travail est telle que l'on oublie ce que
ce spectacle peut avoir de repoussant. De petits enfants dans
des attitudes désolées, soutiennent la plinthe et le blason du
cardinal ; la terre cuite la plus souple et la plus facile n'a pas
plus de liberté et de mollesse ; — ce n'est pas sculpté , c'est
pétri !
Il y a aussi , dans cette église , deux tableaux de Domenico
Theotocopouli , dit le Greco , peintre extravagant et bizarre ,
qui n'est guère connu hors de l'Espagne. Sa folie était, comme
vous le savez, la crainte de passer pour imitateur du Titien
dont il avait été l'élève; — cette préoccupation le jeta dans les
recherches et les caprices les plus baroques.
L'un de ces tableaux , celui qui représente la Sainte Fa-
mille, a dû lendre bien malheureux le pauvre Greco, car, au
premier coup d'œil, on le prendrait pour un Titien véritable.
L'ardente richesse du coloris , la vivacité de ton des draperies ,
ce beau reflet d'ambre jaune qui réchauffe jusiju'aux nuances
les plus fraîches du peintre vénitien, tout concourt à tromper
l'œil le plus exercé ! la touche seule est moins large et moins
grasse. Le peu de raison qui restait au Greco dut chavirer tout
ù fait dans le sombre océan de la folie après avoir achevé ce
chef-d'œuvre ; il n'y a pas beaucoup de peintres aujourd'hui
en état de devenir fous par de semblables motifs.
L'autre tableau, dont le sujet est le Baptême du Christ, ap-
partient tout à fait à la seconde manière du Greco ; il y a des
abus de blanc et de noir, des oppositions violentes, des teintes,
singulières, des altitudes strapassées , des draperies cassées et
chiffonnées à plaisir, mais dans tout cela règne une énergie
dépravée, une puissance maladive qui trahissent le grand
peintre et le fou de génie. Peu de tableaux m'ont autant inté-
ressé que ceux du Greco, car les plus mauvais ont toujours
quelque chose d'inattendu et de chevauchant hors du possible
qui vous surprend et vous fait rêver.
232 REVUE DE PARIS.
De l'iiôpital nous nous rendîmes à la manufaclure d'armes.
C'est un vasie bàliment symétrique et de bon goût , fondé par
Charles III, dont le nom se retrouve sur tous les monuments
d'utilité publique; la manufacture est bâtie tout près du Tage,
dont les eaux servent à la trempe des épées et font mouvoir les
roues des machines. Les ateliers occupent les côtés d'une
grande cour entourée de portiques et d'arcades, comme pres-
que toutes les cours en Espagne. Ici on chauffe le fer, là il est
soumis au marteau, plus loin on le trempe, dans cette chambre
sont les meules à aiguiser et à repasser; dans cette autre se
fabriquent les fourreaux et les poignées. Nous ne pousserons
pas plus loin celte investigation qui n'apprendrait rien de
particulier à nos lecteurs, et nous dirons seulement qu'il entre
dans la composition de ces lames justement célèbres des
vieux fers de chevaux et de mules, recueillis avec soin dans ce
but.
Pour nous faire voir que les lames de Tolède, méritaient
encore leur réputation, l'on nous conduisit à la salle d'épreuve :
un ouvrier d'une taille élevée et d'une force colossale prit une
arme de l'espèce la plus ordinaire , — un sabre droit de cava-
lerie , — le piqua dans un saumon de plomb fixé à la muraille ,
fit ployer la lame dans tous les sens comme une cravache, de
façon à ce que la poignée rejoignait presque la pointe; — la
trempe élastique et souple de l'acier lui permit de supporter
celte épreuve sans se rompre. Ensuite, l'homme se plaça de-
vant une enclume, et y donna un coup si bien appli(|ué, que la
lame y entra d'une demi-ligne; ce tour de force me lit penser
à cette scène d'un roman de Walter Scott , où Richard Cœur-
de-Lion et le roi Saladin s'exercent à couper des barres de fer
et des oreillers.
Les lames de Tolède d'aujourd'hui valent donc celles d'autre-
fois ; le secret de la trempe n'est pas perdu, mais bien le secret
de la forme : il ne manque vraiment aux ouvrages modernes
que celle petite chose, si méprisée des gens progressifs, pour
soutenir la comparaison avec les anciens! Une é|)ée moderne
n'est qu'un outil, une épée du xvi" siècle est à la fois un outil
et un joyau.
Nous comptions trouver à Tolède quelques vieilles armes ,
dagues, poignards, cochelimardes , espadons, rapières, et au-
REVUE DE PARIS, 233
très curiosités bonnes à mettre en trophée le long de quelque
mur ou de quelque dressoir, et nous avions appris par cœur, à
cet effet, les noms et les marques des soixante armuriers de
Tolède, recueillis par Achille Jubinal ; mais l'occasion de mettre
notre science à l'épreuve ne se présenta pas , car il n'y a pas
l)lus d'épées à Tolède (jue de cuir à Cordoue , que de dentelles
à Matines, que d'huîlres à Ostende, et de pâtés de foies gras à
Strasbourg; c'est à Paris que sont (outes les raretés, et si
l'on en rencontre quelques-unes dans les pays étrangers, c'est
qu'elles viennent de la boutique de M"'= Delaunay, quai Vol-
taire.
L'on nous fit voir aussi les restes de l'amphithéâtre romain
et de la naumachie , qui ont parfaitement l'air d'un champ la-
bouré, comme toutes les ruines romaines en général. Je n'ai pas
l'imagination qu'il faut pour m'extasier sur des néants si pro-
blématiques; c'est un soin que je laisse aux aniiquaires, et
j'aime mieux vous parler des murailles de Tolède qui sont visi-
bles à l'œil nu et d'un admirable effet pittoresque. Les construc-
tions se marient très-heureusement aux aspérités du terrain;
11 est souvent difficile de dire où finit le rocher, où commence
le rempart; chaciue civilisation a mis la main au travail ; ce
pan de mur est romain, cette tour est gothique, et ces créneaux
sont arabes. Toute celte portion qui s'étend de la |)orte Cam-
bron à la Puerla Visagra (via Sacra), où aboutissait proba-
blement la voie romaine , a élé bâtie par le roi golh Wamba.
Chacune de ces pierres a sou histoire , et si nous voulions tout
raconter, il nous faudrait un volume au lieu d'un article; mais
ce qui ne sort pas de nos attributions de -voyageur , c'est de
redire encore une fois la noble figure que fait à l'horizon To-
lède, assise sur son trône de rochers, avec sa ceinture de tours
et son diadème d'églises : on ne saurait imaginer un profil
plus ferme et plus sévère revêtu d'une couleur plus riche, et
où la physionomie du moyen âge soit plus fidèlement conservée.
Je restai là plus d'une heure en contemplation, lâchant de ras-
sasier mes yeux, et de graver au fond de ma mémoire la sil-
houelte de celle admirable perspective : la nuit vint trop tôt.
hélas ! et nous allâmes nous coucher, car nous devions partir à
une heure du malin pour éviler les trop grandes chaleurs. —
A minuit, en effet , noire calessero arriva poncUiellement , et
234 FtEVUE DE PARIS.
nous grimpâmes loul endormis , et dans un état de somnam-
bulisme prononcé, sur les maigres coussins de la calessine.
Les cahots épouvantables causés par le pavé chausse-trappe
de Tolède nous eurent bientôt assez réveillés pour jouir de
l'aspect fanlasti(iue de notre caravane nocturne. La calessine
aux grandes roues écarlates, au coffre extravagant, semblait,
tant les murailles étaient rapprochées, fendre pour passer, des
flots de maisons qui se refermaient derrière elle ! Un sereno
aux jambes nues, avec le caleçon flottant et le mouchoir bariolé
des Valençais , marchait devant nous , portant au bout de sa
lance une lanterne dont les vacillantes lueurs produisaient tou-
tes sortes de jeux d'ombre et de lumière, que Rembrandt n'eiit
pas dédaigné de placer dans quelques-unes de ses belles eaux-
fortes de rondes et de i)atroui!!es de nuit; le seul bruit qu'on
entendît, c'était le frémissement argentin des grelots au col de
notre mule et le grincement de nos essieux. Les citadins dor-
maient aussi profondément que les statues de la chapelle de
los Reyes nuevos. De temps en temps, notre sereno avançait
sa lanterne sous le nez de quelque drôle endormi en travers
de la rue et le faisait ranger avec le bois de sa lance ; car, en
quelque endroit que le sommeil prenne un Espagnol , il étend
son manteau à terre et se couche avec une philosophie et un
flegme parfaits. Devant la porte qui n'était pas encore ouverte,
et où l'on nous fit attendre deux heures, le sol était jonché de
dormeurs qui ronflaient sur tous les tons possibles, car la rue
est la seule chambre à coucher où l'on ne soit pas livré aux
bêtes, et il faut pour entrer dans une alcôve la résignation d'un
fakir indien. Enfin la damnée porte tourna sur ses gonds , et
nous reprîmes le chemin par où nous étions venus. Le soir
même nous étions à Madrid , où nous devions prendre la dili-
gence de Grenade.
Théophile Gautier.
LA
DOUBLE AMANDE •'.
.... Des âmes honnêtes , que le \ice n'attaque
jamais à découvert, mais qu'il trouve le moyen
de surprendre , en se masquant toujours de
quelque sophisme.
Rousseau , les Confessions.
I.
Dix heures venaient de sonner , et la grande salle de l'hôtel
du Prince héréditaire commençait à s'emplir. A l'un des bouts
de la longue et étroite labié étalent assis trois individus , très-
laids , très- silencieux et très comme il faut; habits noirs , gilels
blancs et cravates blanches, ils ressemblaient assez à trois
pies. A l'autre extrémité de la table se tenait un groupe d'offi-
ciers qui riaient et causaient à voix basse , sans faire attention
aux regards sévères que leur lançaient de temps en temps les
trois personnages noirs , dont la sombre dignité paraissait cho-
quée par les propos un peu lestes qui parfois arrivaient jusqu'à
eux.
(1) En Allemagne, lorsque au dessert on trouve une double amande,
on en donne une moitié à sa voisine ou à une personne quelconque
qu'on choisit ; le premier des deux qui , après cela , dit à l'autre :
Gule7i lag, p^ielliebchen , a le droit de demander à celui-ci ce qu'il
voudra.
-2ô6 REVUE M PARIS.
— Boii.îoir , colonel , s'écria un jeune homme avisant un des
deux individus qui entraient en ce moment , je vous attendais ;
j'ai soupe , et voici les dés. Mettez-vous à côté de moi.
— Ne vois-tu pas, Morilz, que le père Kinzingen est plus
sourd que jamais , ce soir ? dit un autre. Je l'ai remarqué ; lors-
<I»'il vient d'entendre Robert le Diable , il a toujours un ac-
croissement de surdité.
— C'est égal , répondit Moritz , il faut qu'il me paye un fro-
mage de Brie (1). Allons, vieux Cosaque. — Et voyant le colonel
prendre sa place vis-à-vis de lui, il lui tendit le cornet, que
l'autre s'empressa de saisir.
On n'entendait plus que le bruit des dés , lorsque soudain la
porte s'ouvrit , et un jeune Iiomme portant l'uniforme de sous-
lieulenant d'artillerie vint s'asseoir à la tahle.
— Eh bien ! meine herrn, qu'y a-t-il de nouveau ? dit-il en
allumant un cigare.
— Pas grand'chose. Mais comment diable se fait-il que tu
sois ici à cette heure ? Je te croyais de service à S....
— J'avais à faire en ville.
— Prends garde , Edgar, reprit un autre de ses camarades,
tu te feras une mauvaise affaire avec le grand-duc.
— Quant à cela, répondit celui-ci, il serait difficile d'être
plus mal avec lui que je ne le suis déjà , et pour quelques jours
d'arrêts de plus ou de moins.... Mais dites donc , il paraît que
rien n'empêche mon illustre cousin , le long JFolfsburc) , de
venir ici dévorer son éternel plat de petits pois. A le voir là ,
faisant le troisième dans ce kleeblatt de graves imbéciles, on
ne dirait pas qu'il vient de lui arriver des malheurs.
— Qu'est-ce que tu appelles ses malheurs? interrompit un
officier de dragons.
— Mais il me semble . dit Edgar , que , lorsqu'on perd sa
place à une cour aussi illustre que la nôtre, et qu'on épouse
une femme aussi jolie que Clara de Selsbeck, il est permis à vos
amis et connaissances de vous plaindre.
(1) Après le dîner et le souper, les des sont toujours placés sur la
table , et une portion de fromage de Brie est un enjeu favori parmi les
officiers des villes près des frontières de la France.
REVUE DE IWRIS. 237
— .VproiJOS, s'écria un jeMiie hoinmi! <jiii .iiia(jii(' îà n'avait
pas ouvert, la hoiieht; , explique-moi donc pourquoi il n'est plus
grand maître des cérémonies?
— Parce que , tout glaçon qu'il est , il a le sang des Wolfs-
burg dans les veines, et au dernier haï de la cour, il s'est em-
porté jusqu'à frapper un laquais, ce qui, venant aux oreilles
grand-ducales, lui a valu sa disgrâce. Tu n'étais donc pas au
dernier bal , Felstadl ?
— Je vais peu à ces fêtes ; il y a trop d'étiquette , trop peu
de jolies femmes, un mauvais souper, et du vin de Bordeaux
(jui à Paris coule quinze sous la bouteille.
— Oh ! oh ! s'écria un petit blondin qui pouvait avoir au plus
seize ans , le Felstadt a passé deux ans à Paris !
Felsladt, pour toute réponse, lui envoya une boufféede fumée
dans les yeux.
— Ah çà ! dit Edgar assez haut pour que tout le monde l'eij-
lendît , on dirait que Baumfeld fait frontière entre nous et ces
(rois corbeaux de la cour là-bas. Il est à nous par son uni-
forme et à eux par son maintien.
Cette remarque avait pour objet un gros capitaine de dragons ,
blond et taciturne , qui , se tenant tout seul entre la bande des
officiers et les trois hommes noirs , ne parlait ni aux uns ni aux
autres, et engloutissait|| une énorme tranche de bifteck au
l)eurre d'anchois.
— Baumfeld devient un homme sérieux, ajouta Felstadt;
mercredi prochain il épouse Amélie de Gemsberg.
— Pour combien de temps? demanda Edgar allumant son
troisième cigare.
Tous éclatèrent de rire.
— Allons , Edgar , reprit Felsladt , cette fois-ci c'est pour de
bon , car la mère s'en est mêlée , et Baumfeld se trouve engagé
l)0ur la vie, lebenslanglicli engagirt!
— Dès que la vieille Gemsberg y a mis du sien , je ne m'étonne
plus de rien. Elle ferait épouser sa fîlle par le pape ou par moi
si elle se le mettait en tête. J'ai une profonde vénération pour
celte femme-là. Quant à Amélie , elle est bien jolie, mais nous
le savons tons trop.
— Chut! Edgar, dit le petit blondin, prends garde <|ue le
vieux Kinzingen ne t'entende ; il tient beaucoup à ses nièces.
1 21
238 Rl'VUt DK PARIS,
— Bah ! il en rirait tout le premier.
Un des personnages du noir trio groupé à l'extrémité de la
table se leva et prit son chapeau.
— Dès qu'on parle maris , le grand Wolfsburg rentre chez
lui, remarqua Felstadt.
— Bonne nuit! lieber Fetter , s'écria Edgar ; bien des choses
de ma part à ma cousine.
L'ex-grand maître de la cour ferma la porte avec violence ,
et presque aussitôt fut suivi de ses deux lugubres compagnons.
Il ne restait plus qu'un étranger qui était entré dans la salle au
même moment que Kinzingen , et qui , assis à quelque distance
desofficiers , parcourait attentivement les colonnes d'un journal.
— Ouf ! voilà nos éteignoirs levés , reprit Edgar. Je com-
mence à respirer. Au moins, à présent, on peut parler. Puis,
ôlant son cigare de sa bouche : Savez-vous ce qui m'amène ici
ce soir? Pas un , pas deux , mais quatre rendez-vous ! et voici
ce que je vous propose. Comme les quatre sont à une demi-
heure l'un de l'autre, il me sera impossible de m'y présenter eu
personne , je m'en réserve donc un , et vous offre les autres.
Voyons, que je vous donne vos passe-ports, (Il lira dedessous
son uniforme quatre billets de formes différentes.) Tiens , Fel-
stadt, M"'=FrUhling, la fille de l'ancien minisire delà guerre, à
onze heures et demie , à son balcon ; puis la femme du colonel
Berglieim, que je destine à Morilz, quand il aura fini sa partie
avec Kinzingen ; celle-là à onze heures , chez elle ; le colonel
est à V.... Et voici pour toi, mon tils , dit-il en s'adressant au
petit blondin ; je te donne l'ambassadrice de , à minuit , à
domicile. Quanta Felstadt etàMoritz, il faut, l'obscurité aidant,
qu'ils passent pour moi; nous sommes de la même taille, et cela
rendra l'aventure plus amusante.
— Mais moi ? objecta le petit d'un air consterné.
— Je n'entends pas que tu me représentes. Tu iras chez
M""= de S de ma part , en lui disant que je tâcherai de me
rendre à sa gracieuse invitation ; tu seras reçu, voilà l'essentiel,
etjs gage que , si je me présentais une demi-heure plus tard,
je trouverais visage de bois. Rassure-toi , les billets de l'am-
bassadrice sont transférables.
— IMais qui diable as-tu donc réservé pour loi , Edgar? de-
manda Felstadt.
REVUE DF PAF.I^. 259
— Je ne vous le dirai pas, répondit Edgar avec «ne affecta-
tion de mystère; il suffit que vous sachiez que c'est la plus belle
fille de la terre.
— Voilà Baumfeld qui s'en va , dit le blondin, il a peur d'en
entendre plus,
— Ah! bah ! répondit Edgar avant que l'aulre eût fermé la
porte ; il doit savoir qu'on ne revient jamais ù ses premières
amours. Non, continua-t-il api es un instant de silence; celle
qui m'a attiré de S... ce soir , est une inconnue ; inconnue pour
toute la terre, excepté pour moi. Quinze ans, mes amis , et
faite comme Vénus !
— Par Dieu ! je sais qui c'est , c'est la petite-nièce du gé-
néral Mannslhal.
Edgar secoua la tète.
— Alors, c'est Julie d'AdIersheim , la nouvelle demoiselle
d'honneur de la grande-duchesse, dit un autre.
— Vous vous trompez tous; ce n'est ni l'une ni l'autre , mais
une étrangère <jui ne se trouve ici que depuis deux jours.
— J'y suis ! s'écria Felsladt , ce ne peut être que notre beauté
de la Freinden-Loge.
— Onze! vociféra le vieux Kinzingen d'une voix de Stentor.
— Douze , répliqua Morilz regardant les dés qu'il venait de
jeter sur la table. Holà! Louis, appor(e-nous du fromage de
Brie; le colonel paye. Puis , se retournant vers les autres : Que
disiez-vous de la dame de la Fremden-Loge? Tausencl sap-
perment ! voilà la plus jolie femme que j'aie vue !...
— Je disais, Moritz, interrompit Edgar, que j'ai une carte
d'entrée pour loi chez la Bergheim , ce soir.
— Grand merci, mon cher, mais je n'en veux plus. Cepen-
dant donne toujours; d'ici à une heure, je trouverai iteut-ètre
un remplaçant.
— Quelle est donc cette mystérieuse beauté dont vous parliez
tout à l'heure ? demanda Edgar , jetant nonchalamment sur la
table le billet de M"»" de Bergheim.
— La plus ravissante créature de la terre, répondit Moritz.
Elle était au théâtre ce soir, dans la Fremden-Loge , assise à
côté d'une vieille paire de moustaches, qui, j'espère de tout
mon cœur , appartiennent à son mari. Tout le monde se retour-
nait pour la regarder; mais personne ne sait son nom.
240 REVUE DE PARIS.
— Si fait , Moritz , dit le petit blondin ; ce cosaque de Kinzin-
gen doit le savoir, car je l'ai vu qui lui parlait à la sortie.
Edgar se leva , et , frapj)aMl le colonel sur l'épaule :
— Vieux Lovelace, lui cria-l-il dans l'oreille , à quelle jolie
Fraulein faisais-tu des déclarations ce soir, en sortant du
spectacle?
Kinzingen laissa échapper un rire étouffé (vrai rire de sourd)
entre ses énormes moustaches, et, secouant sa tête de chat-
huant :
— Elle n'est plus Fraulein , répliqua-t-il ; c'est la femme du
général de Linsdorf. J'ai servi avec lui en 1812, lorsque nous
avions tous les deux vingt ans et la simple épaulelte de sous-
lieutenant. Damné Linsdorf! il a été plus heureux que moi...
Quelle ravissante petite créature !
L'étranger dont nous avons parlé plus liaut,interrompitsou-
daiuement sa leclure , et prêta toute son altention à la conver-
sation qui venait de s'engager.
— Ce diable d'Edgar ! dit Felsladt tout bas à Moritz; je suis
convaincu que son inconnne de ce soir n'est autre que M'"^ de
Linsdorf.
— Vous vous trompez , monsieur , dit l'étranger d'un ton
ferme, fixant son regard sur Felstadt.
— Je serais curieux de savoir comment vous en pouvez être
si sûr , répondit celui-ci.
— Ecoute donc , ce monsieur a peut-être d'excellentes raisons
pour parler ainsi , remarqua malicieusement le blondin.
L'étranger se contenta de lancer un regard du plus souverain
mépris à l'auteur de celle observation.
— Au fait , s'écria Edgar tout à coup , je ne vous dis pas que
mon inconnue soit M™*^ de Linsdorf ; mais pourquoi ne la serait-
elle pas?
— Parce que vous trouveriez plus facile d'ébranler la colonne
Vendôme en lui soufflant dessus, que de faire manquer RI™e de
Linsdorf à ses devoirs.
Edgar regarda l'inconnu avec un étrange sourire d'incrédu-
lité.
— Allons, mon cher, dit Felstadt, il se peut qu'il y ait au
monde des femmes vertueuses.
-- Pnrifon . monsieur, continua Edgar «'adressant ù l'éfran-
llEVUt DE l'AHlS. 241
ger; nous' savons que vous n'êtes pas le mari de M™" de Lins-
dorf ; seriez-vous par hasard son frère?
— Je n'ai pas ce bonheur-là ; mais son nom m'est sacré
comme celui de ma sœur , et je ne puis l'entendre profaner ,
comme vous venez de le faire tantôt , sans en ressentir l'indi-
gnation qu'éprouverait un frère en pareil cas.
— Réellement, monsieur, reprit Edgar d'un ton un peu
moqueur, vous m'inspirez une envie démesurée de connaître
M™o de Linsdorf. Si je ne craignais pas de trop vous blesser ,
j'aurais quelque chose à vous proposer à son égard.
— Dites toujours, monsieur, répliqua l'étranger; il me
semble qu'après ce que j'ai entendu ce soir, rien ne doit vous
arrêter.
Edgar prit la lettre de M™' de Berghem , et , ayant tracé sur
l'enveloppe (juelques lignes au crayon , la lit passer k l'inconnu.
A peine celui-ci l'eut-il lue , que , froissant le papier dans sa
main :
— J'accepte, dit-il à Edgar avec sang-froid; mais à une
condition : si vous ne réussissez pas, c'est à moi (jue vous rendrez
raison des propos (|ue vous avez tenus ce soir sur une personne
que vous ne connaissiez pas.
— Volontiers , répondit Edgar. Cela fait que, dans tous les
cas , j'aurai de quoi |);isser mon temps avec agrément et utilité.
— Dans quel délai ? demanda Morilz.
— Pour toute autre , j'aurais dit un mois; mais, vu l'inex-
pugnable vertu de M™"' de Linsdorf, j'ai mis la chose à trois se-
maines, dit Edgar ironiquement. Crois-tu que ce soit trop?
Nous pourrions le réduire à quinze jours. — Vous êtes peut-être
pressé de retourner en France? continua-t-il , s'adressaut à
l'étranger.
— Nullement , répondit celui-ci.
— Ah çà ! reprit Wolfsburg, il est bien entendu que vous ne
soufflerez pas un mot de tout ceci à M""' de Linsdorf?
— Je vous en donne ma parole d'honneur. Je porte trop de
respect à M"" de Linsdorf pour oser lui raconter la manière
dont son nom a été prononcé ce soir, et j'ai trop de confiance
en elle pour sup|)Oser (ju'un pareil avertissement soit nécessaire.
Wais à qui dois-je me lier pour savoir la vérité dans celle
affaire ?
21.
M2 P.EYUE DE PARIS,
— A moi seul , monsieur , dit avec fierté Edgar ; d'ailleurs le
plaisir d'une rencontre avec vous , qui m'attend dans le cas de
ma non-réussite, doit vous en offrir une garantie suffisante.
— Nous répondons tous de lui , s'écrièrent ses camarades
tous à la fois.
— Mais dans le cas où je réussirais? poursuivit Edgar.
— Si vous en aviez la moindre chance, Malhilde serait in-
digne des, sentiments de vénération <jue je lui porte , et la honte
en retomberait sur sa tète. — Puis , se tournant vers les autres
officiers , sur les figures desquels se peignait un certain degré
d'étonnement : Il vous parait singulier que j'appelle M""^ de
Linsdorf par son nom de Malhilde. Je dois à elle de vous dire
que M""^ de Villers était la fille d'un ami de mon père ; orpheline,
elle a été élevée sous les yeux de ma mère, avec ma sœur qui est
morte; elle n'a quitté notre maison que pour épouser le général
de Linsdorf. Je ne l'ai plus revue depuis lors , elle ignore ma
présence ici, comme moi-même j'ignorais la sienne; mais vous
voyez que j'ai le droit de la défendre , et de protéger sa réputa-
tion contre ceux qui voudraient l'attaquer.
— C'est fort bien , monsieur , observa Edgar ; mais , avant de
nous séparer , il faut que je sache à qui j'ai affaire.
L'étranger se leva , et tira d'un portefeuille une carte qu'il
posa avec une politesse dédaigneuse sur la table. Edgar la prit
et lut :
« Gustave de Launay , capitaine d'état-major. «
— Diable ! s'éciia-t-il, jetant un coup d'œil sur M. de Launay ,
qui semblait avoir au plus vingt-cinq ans, et portait déjà à sa
boutonnière la rosette d'officier de la Légion d'honneur. — Il
paraît qu'on avance plus vite eu France qu'ici ! Aussi il n'y a
lias de grands-ducs ?
— Vous savez mon nom , dit M. de Launay. Ayez la bonté de
me dire le vôtre.
— Edgar, baron de Wolfsburg , répondit celui-ci , et , si vous
désirez avoir des renseignements sur mon compte , demandez-
en au premier venu , tout le monde me connaît ici.
— Surlout les maris , ajouta le blondin.
Onze heures sonnèrent à la pendule.
— Quant à moi , je m'en vais , messieurs , dit Edgar , je suis
déjà d'une demi- heure en retard.
REVUM DE PAI'.IS. 24Ô
Et prenant son ceinturon et son manteau :
— Monsieur de Launay , je vous salue, dit-il.
— Au revoir, monsieur, rc'pondit froidement celui-ci.
— Attends donc , Edgar , s'écrièrent les autres , nous allons
t'accompagiier.
■— Jusqu'au coin de la fP'ald-Strasse , je le veux bien , mais
pas plus loin.
Tous sortirent ensemble.
Dès qu'ils furent dans la rue , Felstadt prit la parole :
— Tu avais parié...
— Vingt-cinq louis.
— Où diantre les aurais-tu pris?
— Imbécile! j'en aurais parié cinq cents avec autant de fa-
cilité. Quand on est sûr de gagner!
— Je te le repète, Edgar, il peut y avoir des femmes ver-
tueuses.
— Dans tous les cas , interrompit Edgar, je préfère me battre.
Un duel ne coûte lien. Et maintenant à vos postes. Toi , Fel-
stadt, vite au balcon de M"'= FrUliling ; toi, mon petit, va
trouver l'ambassadrice ; et toi , Morilz , si tu m'aimes, cours
chez la Bergheim.
— C'est le plus grand sacrifice que je puisse faire îl ton
amitié, dit Morilz en riant.
— C'est à titre de revanche, mon cher, dit Edgar; et il se
mit a descendie la Wald-Strasse à grands pas.
II.
Le lendemain , la princesse de D... donnait un grand dîner.
Edgar de Wolfsburgful du nombre des invités, et à deux heures
moins un quart, il se trouva en grande tenue dans les salons de
la princesse , qui, joignant à une soixantaine d'années et à une
laideur repoussante une conduite fort déréglée et l'ambition de
])asser pour une femme sans préjugés, recevait chez elle , avec
la grâce la plus parfaite , les hommes les plus dissolus et les
plus perdus de réputation.
La conversation languissait un peu lorsqu'on annonça M. le
comte et M"" la comtesse de Linsdorf.
244 HKVLI DE l'AlUS.
Le général, homme grand, sec et loide, qui paraissait
avoir au moins cin(|uanle-six ou cinquante-sept ans , dont la
chevelure était rare et blanche, la poitrine couverte de déco-
rations, tenait sa femme sous le bras, et s'inclinant devant la
princesse :
— Votre Altesse Sérénissime m'accorde l'honneur de lui pré-
senter M™" de Linsdorf ?
La jeune femme courba gracieusement son front au baiser
froid que daigna lui donner la princesse , et alla s'asseoir sur
un fauteuil près du canapé où trônait celle-ci.
On vint annoncer le dîner.
— Général , donnez-tnoi le bras; monsieur de Wolfsburg ,
offrez le vôtre à M"»' de Linsdorf.
Edgar se fit ré|)éter l'oîdre de la princesse; puis, s'excusant
assez nonchalamment pour son inattention , offrit son bras d'un
air indifférent à la femme du général , qu'il n'avait cessé d'ob-
server depuis le moment de son entrée au salon , et dont au
premier abord la beauté lui parut moindre qu'il ne l'eût sup-
l)0sé d'ai)rès les descriptions exagérées de ses camarades. Ce
moment d'hésitation fit que M"'"= de Linsdorf regarda avec une
espèce de curiosité celui qui devait passer à cô!é d'elle les trois
mortelles heures voulues pour un diner de cérémonie allemand.
Une lois à table, Edgar lia conversation avec sa voisine. H
parlait fort bien le français, elle parlait parfaitement raiicmand.
11 l'entretint du temps heureux <iu'il avait passé à Paris, et lui
nomma plusieurs personnes qui se trouvaient être de son inti-
mité. Elle , lrans|)orlée par les souvenirs dans son pays natal ,
ravie de pouvoir causer de ceux qu'elle aimait, et dont elle
avait été depuis si longtemps séparée , avec ([uelqu'un qui les
avait récemment vus et connus, se livrait au charme de cet
entrelien avec toute l'ardeur d'un caractère nalurellemenl franc
et enthousiaste. Elle se revoyait encore en France, entourée
des amis de sa jeunesse, dont les noms chéris retentissaient à
ses oreilles comme une musique vague et lointaine.
— Ah ! monsieur, si vous saviez le bonheur qu'il y a à s'en-
tretenir de sa patrie et de ses souvenirs d'enfance lorsqu'on en
a été éloigné pendant si longtemps !
Elle fil cette remarque d'une voix tremblante d'émotion, et
leva sur son voisin ses beaux yeux mouillés du larmes , en diri-
REVUK DE PARIS. 243
goanl sur lui un regard d'une pureté à la fois si confiante et si
angélique, qu'il enfui intérieurement déconcerté. Il commençait
])Ourlant à la trouver belle.
— Vous avez donc quitté Paris depuis bien longtemps, ma-
dame ?
— Sitôt mariée , je l'ai quitté pour suivre mon mari au fond
de la Courlande, où il venait d'être nommé à un commandement
important , et depuis quatre ans j'ai à peine vu six de mes com-
patriotes.
Edgar protila du petit avantage que le hasard lui avait donné,
et à la fin du dîner, M"" de Linsdoif ne pouvait s'empêcher de
l'envisager presque comme une ancienne connaissance.
Au dessert , ayant trouvé sur son assiette une double amande,
Woifsburg se tourna vers sa voisine, et en riant :
— Connaissez-vous ce jeu allemand ? lui dit-il.
— Donnez , répondit-elle avec vivacité ; je suis très-heureuse
avec mes vielliebchen , je les gagne toujours.
— Je parie que vous perdrez celui-ci , dit Edgar gaiement ,
en lui donnant une moitié de l'amande dont il garda l'autre,
moitié.
— Pour quand est-ce ? demanda-t-elle.
— Pour la première fois que j'aurai le plaisir de vous voir.
Le dîner lini , la princesse occupée avec une autre vieille
femme à inventer et à entendre des calomnies contre tous les
habitants de la ville . et le reste de la société dispersé en groupes
dans le salon , M'"'' de Linsdorf s'approcha de son mari.
— Mon ami, lui dil-elle, permets «|ue je le présente M. le
baron de Woifsburg ; il connaît presque tous mes amis de Paris,
et a eu la bonté de m'en parler tout le temps du diner.
Edgar joua si bien son r<)le avec le général , qu'au bout d'une
demi-heure de conversation , celui-ci fut aussi enchanté de lui
que sa femme , et , lorsque tout le monde s'en alla, il lui dit :
— Nous ne sommes à M que pour deux ou trois jours,
mais nous serons charmés de vous recevoir; après quoi , j'es-
père vous amener à Linsdorf, oij je vous promets du gibier.
M'ne de Linsdorf , en prenant le bras de son mari , tendit à
Edgar sa petite main , et avec un sourire adorable :
— Je vous remercie, monsieur, lui dil-elle, pour les mo-
ments vraiment charmants que vous m'avez fait passer.
2'Î6 REVIT DE PARIS.
Edgar était trop roué pour ne pas prendre celle main avec
la froideur qu'il eût mise à toucher celle d'une reine, et trop
savant dans le cœur des femmes pour ne pas se dire :
— J'aurai de quoi faire pendant mes trois semaines ; elle est
si franche !
La matinée était superbe, et M'»'= de Linsdorf , à sa fenêtre
ouverte, écoutait la musique des régiments qui défilaient pour
aller à la parade de midi. La porte s'ouvrit, et un domestique
annonça M. de Launay. A ce nom elle bondit , et , poussant un
cri de surprise, courut à la rencontre du nouveau venu qu'elle
embrassa avec effusion.
— Gustave, mon bon Gustave, mon ami , mon frère, est-ce
bien vous? vous que je n'ai pas vu depuis quatre ans? Je suis
si heureuse! je ne me sens pas de joie. Mais parlez-moi donc,
Gustave , dites-moi que c'est bien vous. — Et elle pleurait et
riait en même temps.
— Mathilde, chère Mathilde , ma sœur bien-aimée!... C'était
tout ce que pouvait lui dire de Launay en lui serrant les mains
et en les couvrant de baisers.
M™" de Linsdorf courut ti l'autre extrémité du salon , et
ouvrant une porte :
— Michel! s'écria-t-elle, viens chez moi tout de suite.
— Je suis très-pressé, répondit une voix d'homme, j'ai un
rendez-vous chez le ministre.
— C'est égal, viens un instant avant de sortir; Gustave de
Launay est ici.
Le général parut dans quelques moments. Les deux hommes
se serrèrent la main , et M. de Linsdorf , prenant la parole :
— J'espère , monsieur , que vous voudrez bien considérer ma
maison comme la vôtre; je sais trop quelle affection fraternelle
doit exister entre vous et ma femme pour ne pas vous traiter en
véritable beau-frère.
— Je vous remercie , mon général, mais je ne pourrai pro-
filer de votre amabilité pour moi que dans quelque temps , je
suis forcé de partir pour N , où je serai probablement retenu
pendant ([uinze jours ou trois semaines.
— Méchant! s'écria Mathilde; mais au moins vous dînerez
avec nous aujourd'hui ?
— Hélas! je pars à deux heures. Je n'ai appris votre arrivée
REVUE DE PAKIS. 247
ici qu'avant-liier , et hier je suis venu vous voir , mais vous
dîniez en ville.
M. de Linsdorf , ayant exprimé son désir de voir Gustave à
son retour de N et fait mille excuses pour le peu d'instants
qu'il avait pu rester avec lui , sortit, laissant sa femme et M. de
Launay seuls.
Gustave et U'"^ de Linsdorf eurent un de ces entretiens déli-
cieux où le cœur parle au cœur, et où l'on se dit tout sans con-
trainte et sans arrière-pensée. D'un côté ce fut le récit d'une
existence bruyante, active, réelle ; de l'autre, l'histoire d'une
vie intime et isolée où les pensées sont substituées aux passions,
où les sensations comptent pour des événements. Au bout d'une
demi-heure, Mathilde savait ce qu'avait fait Gustave, lui, ce
qu'était Mathilde. Elle lui parla de son long séjour au fond de
la Courlande, lui (ît avec enthousiasme la description des ma-
gnifiques beautés de ce pays romantique et sauvage, où, éloi-
gnée de toute société, elle avait passé les quatre années de son
mariage. Enlevée au monde à l'âge do seize ans, abandonnée
pour ainsi dire à elle-même au milieu d'une nature sombre et
fortement accentuée, la jeune fille douce, timide et réservée,
devint une femme franche, courageuse et indépendante. D'un
tempérament nerveux et rêveur, chez elle l'imagination prit
rapidement son essor, et, l'impressionnabililé augmentant de
jour en jour, la rêverie finit par s'exalter jusqu'à l'enthousiasme.
A l'inverse de presque toutes les femmes, dont le caractère est
en général formé par l'action du monde extérieur, Mathilde fît
subir son influence à tout ce qui l'environnait ; elle agit sur les
objets qui l'entouraient, les revêtit des formes et des couleurs
de sa fantaisie, et se créa un monde idéal dans leiiuel elle vécut
d'une existence à part et enchantée. En constante communion
avec les éternelles voix de la nature et son immuable beauté,
elle se forgea des liens entre elle-même et les choses inani-
mées. Les montagnes couvertes de neige, les sombres forêts,
étaient pour elle des amies auxquelles elle disait les secrets de
sa pensée. Dans le mugissement des torrents, dans la plainte du
vent de la nuit, elle entendait des paroles mystérieuses dont elle
seule comprenait le sens. Dans l'incessante contemplation de
soi, qu'engendre la solitude, elle apprit à analyser ses i)ropres
sensations cl finit par connaître d'eiie-niême tout, excepté le
248 HEVUt l)K PAfîIS.
Gusiav(! ciiL hiciUôt compris (iiie cet(e .sii|teri)e élève de la
nature n'était plus la jeune fille <iu'il avait connue autrefois. Il
vit combien à cet être, si supérieur sous un point de vue pure-
ment philosophique, pouvait être funeste son entière ignorance
des hommes et du monde. Il sentit aussi que dans la magnitique
harmonie de celle belle nalure, une corde n'avait pas encore
vibré, et que dans le développement moral de celte créature
ardente, poétique, exaltée, l'amour n'avait point eu sa part. II
lui prit la main, et la re;;ardant attentivement, lui dit avec l'ac-
cent d'une tendre sollicitude :
— Ètes-vous heureuse, Malhilde?
~ C'est une question qu'une femme mariée ne doit pas se
faire.
— Malhilde, insista-t-il en baissant la voix, et serrant forte-
ment la main (pi'il tenait enlre les siennes, Malhilde, répondez-
moi franchement, aimez-vous votre mari?
M™" de Linsdorf baissa les yeux; il y eut un moment de si-
lence; puis, relevant sur Gustave son regard noble et fier :
— Croyez-vous que, pour être heureuse et pour rester fidèle
à ses devoirs, il soit nécessaire d^aùner son mari?
— Quand on n'a que vingt ans, et une tète comme vous vous
en êtes fait une, je trouve qu'il serait bon que le cœur fût oc-
cupé.
— Vous trouvez donc qu'il est impossible de vivre sansaimer?
M. de Launay se mit à marcher dans le salon d'un air in-
quiet.
— C'est une destination à laquelle peu de femmes échappent,
dit-il.
— Je crois que les exemples du contraire sont moins rares que
vous ne le pensez. Quant à moi, continua-l-elie avec chaleur,
mettant de côlé ma position de femme mariée, je ne voudrais
pas me soumettre à un despotisme aussi inexorable.
— Malhilde, vous parlez de l'amour comme un enfant. Vous
n'ignorez pas combien vous êtes belle, combien vous éles une
créature adorable...; mais ce n'est ni la vanité, ni la coquet-
terie qui vous seront dangereuses, c'est voire inexpérience. Vous
ne savez pas, Malhilde, vous ne pouvez pas savoir les pièges
qui vous seront tendus , les ennemis que vous aurez à com-
battre sans vous en douter, et auxquels, lorsque vous vous
KEVUK DL PAtilS, 2i9
en doulei'nz. vous ne (l'ouverez plus lie force à opposer.
— Soyez-en bien persuadé, mon ami, reprit M""" de Linsdorf,
une femme peut rester ce qu'elle doit être, si elle le veut bien.
Quand son cœur lui désignera celui qu'il faut craindre, qu'elle
ne cherche point à l'éviter, qu'elle n'ait pas la lâcheté de fuir ;
mais au contraire, le regardant en face, le toisant, le mesurant
du haut de sa dignité, qu'elle s'arme de tout son courage, et
qu'elle lude vaillamment avec lui : rien n'ennoblit comme un
pareil combat. Vous autres hommes qui vous entr'égorgez pour
un roi, pour un principe, pour une idée, dites-moi, qu'il s'a-
gisse de défendre votre patrie, de combattre pour vos autels,
de disputer à l'oppresseur vos foyers pas à pas, votre ardeur ne
sera-l-eile pas centuplée? votre force ne deviendra-t-elle pas
surnaturelle? ne mourrez-vous pas mille fois plutôt que de vous
rendre ? Eh bien ! notie patrie, nos foyers, nos autels c'est no-
tre honneur; et croyez-vous que nous ne sachions pas le con-
server pur cl intact au prix de nos larmes, de notre sang, de
notre vie même? Lorsque tout manque à une femme, que la
faiblesse la surprend et que sa vertu chancelle, elle se rappelle
encore le respect qu'elle se doit; quand Dieu l'abandonne, la
fierté lui reste. Vous ne saurez jamais la toute-puissance de ce
sentiment qui dit : Je veux pouvoir regarder le ciel face à face
sans rougir.
— Pauvre enfant, qui croit à la possibilité de jouer avec la
foudre! dit Gustave en soupirant.
Ils causèrent encore longlemps ensemble, et, lorsqu'ils se
séparèrent, M. de Launay lui dit en l'embrassant, et avec une
insistance étrange :
— Mathilde, au nom de notre long attachement, au nom de
Louise, au nom de voire bonheur, tâchez d'aimer votre
mari!
Lié par sa promesse, et ne pouvant l'avertir du danger qui la
menaçait, Gustave quitta M^'^ de Linsdorf en songeant avec
effroi au changement opéré en elle. Il lui était évident, que,
pendant ces quatre années de retraite, elle avait lentement, et
sans le savoir, préparé son cœur et surtout son imagination à
recevoir la première élincelle que l'amour y jetterait. Il la voyait
pleine d'énergie, d'enthousiame et de vie ; ne connaissant des
passions que leurs noms, et des hommes que ce qu'elle on avait
1 )12
250 nEVUli DE PAKIS.
lu dans les livres.' Elle entrait dans le monde avec une con-
fiance illimitée en elle-même, et une foi à toute épreuve dans sa
force; elle était belle, elle avait vingt ans, et elle n'aimait pas
son mari.
Cet entrelien avec Gustave laissa M™e de Linsdorf inquiète
et pensive; elle allait et venait sans intention et sans but, tan-
tôt s'arrêtant devant la fenêtre, tantôt ouvrant un livre qu'elle
ne songeait pas à lire. Entin, elle s'assit devant le piano, et
commença à chanter la romance de Desdemona; mais à peine
en eut-elle dit quelques mesures, que sa voix s'éteignit, les lar-
mes lui vinrent aux yeux, et, posant son bras sur le clavier,
elle appuya sa tête sur une main, tandis que l'autre errait sur
les touches du piano, et tomba dans une rêverie profonde. Elle
pensa à tout ce qu'elle venait d'entendre, et, dans son âme, re-
connut la vérité de bien des choses que lui avait dites de Lau-
nay. Elle n'avait pas été tout à fait franche, pas entièrement
sincère avec lui ; elle était plus vraie en disant qu'elle croyait à
une victoire remportée sur l'amour, qu'à une vie passée sans
l'éprouver. Durant ses années d'isolement, elle avait souvent
rêvé l'amour, et, dans ses promenades solitaires à l'ombre des
grands bois, ou au bord des fleuves rapides, plus d'une fois son
imagination mit un être à ses côtés, un autre elle-même, qui
pensait et sentait comme elle, aux pieds duquel elle versait
toutes les richesses de sa jeune àme, tout ce que son cœur ren-
fermait de poésie et de passion, d'enthousiasme et d'amour, et
qui en échange lui disait : Que l'univers est grand et beau ,
quand on aime ! Puis elle rentrait chez elle en se disant : Hélas !
jamais!
Mathilde demeura longtemps plongée dans cette contempla-
tion intérieure, quand tout à coup sa main droite vint à frapper
quelques notes consécutives qui, dans la disposition nerveuse
où elle se trouvait, lui parurent si tristes, si étrangement mé-
lancoliques, qu'elle se leva en frissonnant, ferma le piano, et
s'en alla à la table regarder les cartes qu'un domestique venait
d'y poser. Les premières qui la frappèrent furent celles du baron
de Wolfsburg; elle les regarda longtemps machinalement. Elle
l'avait presque oublié, tant la visite de Gustave la préoccupait;
mais à présent, il lui semblait qji'il aurait aussi bien fait de ve-
nir lui-même ; c'eût été une distraction, et elle voulait quelque
REVUK DE PARIS. i-Jt
chose qui la forçât ù sortir d'elle-même. Elle reprit les cartes
et se rappela le rielliebchen.
— Il paraît qu'il y tient peu, se dit-elle.
III.
Le lendemain, la princesse de D... envoya sa loge à M"' de
Linsdorf, et pour le jour suivant une invitation au bal.
La toile venait de se lever, lorsque M'"» de Linsdorf, accom-
pagnée de son mari, parut dans ia loge de la princesse. On
jouait les Brigands. Malliilde assistait pour la première fois à
la représentation du chef-d'œuvre de Schiller ; ce fut pour elle
une sensation toute nouvelle que de voir se produire l'idée du
poète qu'elle aimait tant. On en était à la scène oîi Moor reçoit
la lettre de son frère, où, voyant ses illlusions détruites, ses
prières rejetées, son repentir méconnu, il donne un libre cours
A son magnifique désespoir. Entraînée par le flot de ce magni-
fique langage, emportée par le torrent de cette éloquence
sublime, la jeune enthousiaste oubliait tout pour dévorer une
à une les paroles de l'infortuné Karl, lorsque M. de Linsdorf,
<|ui ne faisait nulle attention à la scène, et dont l'unique occu-
pation semblait consister ù passer toute la salle en revue avec
son lorgnon, dit soudainement, en touchant le bras de sa femme :
— Voil;"> notre jeune baron de l'autre jour.
Mathilde, tout ennuyée qu'elle fût en se voyant ainsi rappe-
lée à la terre du haut des régions poétiques où elle planait, ne
put s'empêcher de tourner les yeux dans la direction que lui
indiquait son mari, et aperçut effectivement dans une loge,
vis-à-vis de la sienne , Edgar, qui, entièrement indifférent à
ce qui se passait sur la scène, paraissait n'avoir d'yeux, d'o-
reilles et d'attention, que pour une assez jolie femme à côté de
laquelle il se trouvait assis. En le regardant, Mathilde ne put
s'empêcher de se dire : Quel magnifique Karl Moor il ferait ! Et
plusieurs fois, durant le spectacle, quand le Moor delà scène
débitait une de ces phrases dont le courage et l'indépendance
la transportaient, elle se retournait presque involontairement
vers le Moor de son idée comme pour en saisir l'expression sur
2.'>2 REVUE DE PARIS. '^4 .
î
ses traits ; mais il ne bougeait pas , et ne cessait de parler à l'o-
relile de sa voisine.
M'"' de Linsdoi f rentra chez elle avec un sentiment vague ,
indéfini , qui n'élaiL ni de l'ennui , ni du découragement , mais
(|ui touchait de bien près à l'un et à l'autre de ces deux senti-
ments.
L'apparition de Malhilde produisit une vive sensation au bal
de la princesse , et chacun demandait le nom de la belle étran-
gère , qui , au milieu de toutes ces femmes mal mises et pour
la pliii)arl mal faites, ressemblait à un beau lis d'argent dans
un parterre de passe-roses. A bien des personnes, M™^ de i.ins-
dorf aurait peut-être paru trop grande; mais il y avait tant de
souplesse dans sa démarche , tant de voluptueux abandon dans
sa taille de roseau , qui semblait se ployer au gré du vent ! On
|)0uvait aussi reprocher à son cou trop de longueur, mais,
comme une belle fleur qui se balance sur sa lige , sa petite tête
se penchait sur ce cou blanc avec une grâce si langoureuse ,
qu'on finissait par trouver que cela ajoutait un charme indici-
ble ù toute sa personne. C'était une ravissante créature que
Malhilde de Linsdorf ; elle répandait le parfum de .sa jeunesse
et de sa pureté sur tout ce qui l'entourait. Quand elle i)assait
près devons, c'était comme lorsqu'on s'approche d'une fenêtre
ouverte au milieu d'un bal ; il semblait qu'elle vous apportât
sur la brise fraîche les senteurs des fleurs tout humides de la
rosée du soir.
Depuis près d'un quart d'heure, Mathilde se trouvait assise
sur un soi'a au haut de la salle où l'on dansait, sa tête ap-
puyée sur sa main, et ses grands yeux noirs regardant le vide.
Dieu sait à quoi elle pensait , mais elle était ineffablement belle
dans ce moment; belle d'une beauté si rêveuse, si mystique,
si intellectuelle, qu'on l'eût volontiers prise pour l'ombre d'É-
gérie assise sur les ruines de sa grotte. Depuis un quart d'heure,
elle n'avait pas bougé , lorsque tout à coup une main s'appuya
sur le dos du sofa qu'elle occupait , et une voix lui dit tout
bas :
— Guien tag , vielliebchen (1).
(1) Bonjour., bicn-aimée.
^
KF.VLK DE PARIS.
Elle ne fut pas maîtresse de son premier mouvement , et se
redressa comme une biche effrayée ; puis , confuse de l'émo-
tion qu'elle venait de montrer, elle rougit jusqu'au blanc des
yeux.
— Vous l'avez gagné , dit-elle.
Décrire l'espèce d'impression <jue lui firent ces trois mots
très-simples serait impossible. Elle n'y entendait rien, et, ce
qui plus est , ne cherchait nullement à comprendre ce qu'elle
éprouvait.
Après quelques instants de conversation :
— Que faut-il que je vous donne pour votre vielliebchen ?
demanda Malhilde.
— Je vous prierai de m'accorder au moins quatre valses.
Elle lui répondit, avec un regard d'une simplicité adora-
ble:
— 11 y a si longtemps que je n'ai valsé, que j'en ai presque
peur; je crains d'avoir oublié... Et puis cet orchestre et ce
tourbillon me font un singulier effet. Une longue absence du
monde rend si sauvage; si vous saviez!...
Edgar finit par la persuader , et, entourant de son bras la
taille souple de Mathilde, il l'entraîna. Ses premiers pas furent
timides et incertains, mais, grâce à l'exlrème habileté de son
valseur, au bout de quelque temps , elle surpassait toutes les
autres par sa grâce vaporeuse et légère. Animée par celte mu-
sique entraînante , irrésistible de Strauss , ses joues , habi-
tuellement pâles , se colorèrent , ses yeux brillèrent d'un mer-
veilleux éclat; jamais elle n'avait été si resplendissante de
beauté. De tous côtés on s'arrêtait pour la regarder; partout
elle n'entendait que des murmures d'admiration. Rayonnante
de gloire, enivrée de son succès (c'était le premier), elle re-
merciait du fond de l'âme Edgar de son triomphe et du bonheur
qu'elle en ressentait.
Vers la fin du bal , M. de Wolfsburg s'approcha de Mathilde.
— A quelle heure comptez-vous partir demain pour Linsdorf ;'
lui dit-il.
— Ah ! mon Dieu ! j'oubliais que nous partions demain.
— C'est que moi je ne cours aucun risque de l'oublier, car
M. de Linsdorf a eu la bonté de m'engager , et je vais avoir
l'honneur de vous y accompagna-.
22.
254 REVUE DE PARIS.
A ce moment, le général vinl chercher sa femme pour l'em-
mener.
— A dix heures demain matin, mon cher baron, dit-il en
serrant la main à Edgar. Nous laisserons la voiture à madame,
et vous et moi, nous ferons la course à cheval.— Ce jeune
homme-là me plaît étonnamment, dit M. de Linsdorf à sa
femme , en descendant l'escalier.
—Quel bal ravissant ! Quelle délicieuse fête ! s'écria Mathilde
en sautant dans la voiture.
IV.
Malgré les apparences, qu'on serait [mal venu à vouloir invo-
quer en sa faveur , Edgar de Wolfsburg était moins coupable
qu'au premier coup d'œil on eiit pu le trouver; s'il faisait le
mal, c'était non par calcul, non pour le plaisir de le faire,
mais par étourderie, par habitude de douter de l'existence du
bien. Officier à quinze ans, beau comme Paris, brave comme
son épée, orgueilleux comme un archange, moqueur comme
un démon , mauvais sujet comme Richelieu , dès son entrée
dans le monde, Edgar vit toutes les femmes du grand-duché se
disputer son cœur, et finit par croire, comme son camarade
Felstadt, que , si la vertu des femmes existait autrefois, c'était
une chose passée de mode aujourd'hui. Son plus grand tort
était d'avoir vu le jour au fond d'un petit duché de l'Allema-
gne , au lieu d'être né dans une des grandes capitales euro-
péennes. A Paris ou à Londres il eût été tout autre, et la foule,
«[ui, comme le temps, montre à chacun sa place , lui eût aussi
appris à connaître la sienne. Ses nobles facultés intellectuelles,
étoufifées dans la sphère rétrécie où il vivait , se fussent déve-
loppées ; son ambition, qui, faute d'activité au dehors, était
devenue une soif brûlante, se fût choisi un but élevé dans une
carrière honorable, dont les difficultés eussent incessamment
stimulé sa courageuse ardeur; ses folies déjeune homme, sé-
vèrement punies dans une ville où tous se sentaient ses infé-
rieurs (surtout ceux qui pouvaient commander son obéissance),
sussent été peut-être ignorées , à coup sûr excusées. En un
KEVUE DE PARIS. 255
mot , dans une grande ville où l'on pardonne à la jeunesse ses
égarements et ses excès , mais où , celle première effervescence
passée , on la voit revenir à la raison et à ractivilé saine, où
les belles intelligences, par le contact perpétuel avec des intel-
ligences encore supérieures, s'agrandissent, se forment, se
jierfectionnent , Edgar eût été, à coup sûr, un homme fort
distingué, peut-être même un homme remarquable.
D'une famille dont la noblesse était grande et pure comme
celle des Habsburg , et dont presque tous les membres remplis-
saient de hautes fonctions auprès du souverain, à son début
Edgar se trouva placé de manière à prétendre à un avancement
rapide dans la carrière mililairej une plaisanterie, occasionnée
par l'accident suivant, arrivé à l'un des frères du grand-duc
régnant , le perdit.
Par une claire et froide nuit d'hiver, l'illustre prince en
question se divertissait, selon ses habitudes, à pourchasser
toutes les femmes qu'il rencontrait dans les rues. Une jeune
tille fort éveillée vint à traverser son chemin, et, le re-
connaissant , se mit à fuir de toutes ses forces ; le prince la
poursuivit , et cette chasse continua jusque sur la grande place
du château , quand soudainement chasseur et gibier disparu-
rent tous les deuxi l'un dans une longue rue qui tournait à
droite, l'autre dans le grand bassin d'eau à fleur de terre, vis-
à-vis la grille du palais , qu'il n'avait pas vu à cause de la neige
qui le couvrait , et d'où vinrent te tirer les gens du château ,
avertis par la sentinelle de garde qu'un homme venait de tom-
ber dans l'eau. Le lendemain, toute la ville sut l'aventure, tout
li; monde en paria , tout le monde en rit ; et le soir on regar-
dait partout, et jusque dans les appartements des dames d'hon-
neur de la grande-duchesse, une caricature où l'altesse royale
(qui de sa course nocturne en eut pour six semaines de lièvre
rhumatismale) était leprésentée sous les traits d'un bouc s'ef-
forçanl de sortir d'un puits au bord duquel se tenait une jeune
fille qui lui répétait la fable ue La Fontaine :
Si le ciel t'eût donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton ,
Tu n'aurais pas à la légère
)ir,ti KEVUE DE PAKIS.
Descendu dans ce puits ; or, adieu , j'en suis hor* .-
ïàche de t'en tirer, et fais tous tes efforts !
La cour eut la maladresse de s'en mêler, Edgar la vanité de
s'avouer coupable, et, à dater de ce jour, M. de Wolfshurg fut
mis au ban de la cour et de ce qu'on appelait la bonne société
de M.... Les hommes le détestaient, et il leur répondait en se
battant avec eux 5 les femmes le craignaient, et il les rassurait
en les séduisant. Son avenir était brisé, son avancement désor-
mais impossible. Découragé , mais mille fois trop fier pour le
laisser voir, Edgar menait une vie aussi déréglée et aussi dis-
solue qu'il soit possible de le faire en Allemagne. Reçu seule-
ment chez les gens d'une extrême tolérance, ou d'un excessif
libertinage de conduite , il parvint à n'avoir ni affections , ni
craintes, ni croyances.
Comme la plupart des hommes, Edgar avait deux honneurs
fort distincts entre eux. Dans l'acception ordinaire du mot, il
était l'homme le plus honorable de la terre : c'est-à-dire qu'il
se fût laissé griller tout vif plutôt que de manquer à sa parole,
et pour un mot, un regard , un rien, ne demandait pas mieux
que de se couper la gorge avec le premier venu ; mais quicon-
que aurait voulu lui persuader qu'il pouvait y avoir delalionle
à compromettre une femme, du déshonneur à la tromper, ou de
la lâcheté à l'abandonner, l'eût trouvé sourd à tous ces raison-
nements. Aussi, lorsque, sans connaître M™» de Linsdorf , il fit
son pari avec M. de Launay, il ne lui vint pas dans l'idée que
ce pût être une chose infâme que de jouer ainsi froidement la
réputation, le bonheur, l'avenir, d'un être qui au fond lui était
parfaitement indifférent ; ou plutôt il ne pensait pas sérieuse-
ment que le bonheur d'une femme pût dépendre de ce qu'il ap-
pelait un enfantillage. Il avait tant vu de femmes pleurer leur
vertu et prendre un autre amant pour essuyer leurs larmes,
tant qui, après avoir menacé de se tuer la veille, reparaissaient
le lendemain au bal plus coquettes que jamais, qu'il était pres-
que pardonnable à lui de ne croire ni à leurs pleurs ni à leurs
principes. Lorsqu'il entreprit la conquête de Mathilde, il songea
à en faire sa proie , nullement à l'aimer. La seconde fois qu'il
la vit, sa merveilleuse beauté frai)pa ses sens, et à côté de celle
impression purement sensuelle en vint une autre qu'il compre-
[lEVI'E DK PARIS. 237
nait moins bien : c'était celte espèce de respect involontaire
que commandait en quel(iue sorte sa pureté angélique et fran-
che, et sa dignité sans prétention. Au sortir du bal de la prin-
cesse, Edgar se dit :
«Il pourrait bien m'arriver d'aimer celte femme-là. Eli bien!
tant mieux pour elle ! je me battrai avec l'autre, et tout sera
dit; puis ça durera six semaines au lieu de trois. »
Grâce au peu de temps que resta le général à M...., et au peu
de monde qu'il y connaissait , Edgar n'eut à lutter contre au-
cune prévention. Insinuant et rusé comme le serpent de l'Écri-
lure, habile comme Protée à changer de forme et de couleur ,
selon les nuances de ceux qui l'entouraient, il avait réussi en
un clin d'œil à ensorceler M. de Linsdorf , et ce fut avec ces
avantages et dans ces dispositions qu'il partit avec le général
et sa femme pour la campagne.
Arrivée au château, la vie qu'y mena Mathilde fut tout juste
celle qu'il fallait pour la faire tomber dans le piège que lui ten-
dait Edgar. Dans la romantique vallée de Linsdorf, sur les mon-
tagnes couvertes de bruyères qui la cernaient, partout dans ces
superbes campagnes, elle retrouvait celte liberté, ce commerce
intime avec la nature inanimée qui avaient fait le charme de
son long exil au fond de la Courlande ; elle retrouvait tout ,
plus l'être de son imagination et de sa pensée, auquel elle don-
nait pour ainsi dire toute sa vie passée en la lui racontant ,
établissant ainsi entre le passé et le présent une espèce de lien
qui finissait par lui faire croire à leur unité , et par lui persua-
der qu'Edgar avait toujours vécu à ses côtés. Il lui arrivait
parfois de s'entretenir tout naturellement avec Edgar d'événe-
ments passés avant qu'ils se connussent , comme si celui-ci
devait se les rappeler et les comprendre. Pauvre enfant! elle
ignorait qu'un des premiers effets de l'amour est de faire croire
qu'on a toujours connu l'objet aimé , et de ne compter pour
rien dans son existence le temps où on ne le connaissait pas
encore. Sa vie actuelle lui apparaissait comme la réminiscence
d'une existence antérieure, une musique dont elle se rappelait
confusément le son. Dieu sait l'effet que produisent sur des
têtes ardentes et des organisations poétiquement superstitieuses,
ces mystérieuses réalisations de vagues rêves faits dans le som-
meil inquiet du cœiir.
258 REVUE DE PAP.FS,
Le général , devenu depuis deux ans, par la mort de son
oncle, propriétaire du beau domaine de Linsdorf, n'avait plus
revu le château de ses pères depuis près de vingt-cinq ans pas-
sés au service de la Russie. Aussi , en venant prendre posses-
sion de son héritage, avait-il de quoi s'occuper sans s'informer
de ce que faisait sa femme. 11 lui laissait en tout et toujours
une indépendance sans entraves. Accoutumé à la considérer
comme un enfant qu'il fallait amuser, sentant que pour elle
les distractions et les plaisirs avaient été rares depuis son ma-
riage, ne songeant jamais au danger qui pouvait résulter d'une
intimité si isolée, M. de Linsdorf se trouvait singulièrement
heureux de la découverte de quelqu'un qui put diminuer pour
sa femme, les ennuis de la solitude , et qui , en même temps,
voulût bien jouer au billard, aller à la chasse et fumer avec lui.
Ouant à Malhilde , elle nageait dans le bonheur ; elle était
joyeuse comme l'oiseau'sur la branche, sans savoir d'oïl venait
sa joie ; son contentement éclatait en tout, dans son regard,
dans sa démarche, dans sa voix. Tout son être se développait
et s'épanouissait au bonheur comme une plante au soleil. Elle
commençait à vivre de la vie du cœur, et sa beauté en devenait
irrésistible. Les femmes ne sont jamais si belles que lorsqu'elles
commencent à aimer et ne le savent );oint encore. L'amour
.ilors, s'ailiant à l'innocence, accomplit un des plus divins mys-
tères de la création ; plus tard viennent la crainte, la douleur,
la honte, le remords j et quand la conscience arrive, la pureté
s'envole,
M'"" de Linsdorf et Edgar passaient leurs journées, à quel-
ques heures près, entièrement ensemble. Tantôt c'étaient des
courses à cheval dans les montagnes, tantôt des promenades à
travers les grands bois de chênes et de sapins ; puis des excur-
sions aux vieux bourgs dans les environs, où, pendant qu'Edgar
esquissait quelque magnitîque point de vue, Mathilde, assise
sur les ruines, récitait des vers de ses poètes favoris ou chan-
tait, de sa voix vibrante de contralto , des fragments de mélo-
dies italiennes, Wolfsburg, qui peignait admirablement, voulut
absolument faire le portrait de M""= de Linsdorf: elle s'y refusa
(l'abord ; mais , cédant ensuite aux désirs du général , qui lui
représentait que son portrait en pied ornerait fort convenable-
ment un des grands salons, elle finit par s'y résigner et con-
KEVUK DE PAK18. 2S!3
verliten alelier une espèce de mansarde où elle allait tous les
jours poser pendant une heure. Elle avait découvert dans le
village un jeune garçon de quinze ans qui jouait du piano à
ravir; elle le faisait venir tous les soirs au château pour lui
jouer des valses, pendant qu'elle valsait avec Edgar dans la
grande salle d'armes et qu'elle faisait assister M. de Linsdorf
à ce qu'elle nommait en riant son bal. Les boucliers et les ha-
ches d'armes de tous les Linsdorf depuis lex" siècle claquaient
contre les murailles, le général battait la mesure, Edgar et
Mathilde tournoyaient à en perdre l'haleine, le petit pianiste
tapait de toutes ses forces, en s'araourachant de M'"e de Lins-
dorf à vue d'œil (ce qui faisait crever de rire son mari) : tout
le monde s'amusait prodigieusement , et rien ne pouvait être
plus innocent que tout cela. Mathilde ne concevait pas d'aulie
existence ; .insensiblement elle associait Edgar à tous ses pro-
jets d'avenir , sans jamais songer à l'inévitable nécessité d'une
séparation, ni prévoir le moindre danger |)0ur son repos dans
la continuation des relations délicieuses qui s'étaient établies
entre eux. Elle marchait en véritable somnambule au bord du
précipice; sans le savoir , elle allait au-devant de l'Amour «i!
lu* tendant la main; et à quiconque eût cherché à l'éclairer sur
l'état de son cœur, elle eût répondu en toute confiance que l'on
n'est jamais si loin d'aimer quelqu'un d amour que lorsqu'on
l'aime d'amitié.
Les choses en étaient là, et M. de Wolfsburg habitait Lins-
dorf depuis huit jours, lorsqu'il lui vint à l'esprit qu'il ne serait
pas maladroit de troubler un peu ce calme, qui, prolongé,
pouvait devenir inquiétant. Un malin, après le déjeuner, il an-
nonça devant le général la nécessité dans laquelle il se trouvait
de retourner à M.... Mathilde fut étourdie du coup, au point de
ne sentir pour le moment qu'une seule chose , la ferme volonté
d'y opposer une vigoureuse résistance. Elle se récria sur cette
brusque détermination de quitter Linsdorf , bouda, se fâcha,
appela à son aide le général , qui , après avoir essayé tous ses
moyens de i)ersuasion, finit par dire à sa femme :
— Mais écoute donc, ma chère amie; après tout, le baron
peut avoir des motifs puissants qui le forcent à partir, et ce se-
rait mal à nous de nous y opposer.
— Je ne m'y oppose pas , répondit Mailiilde d'un petit air
260 KKVUE DE l'AfUS.
résolu: seulement Je ne veux pas qu'il paiie. Puis en riant : Tu
prends la chose bien légèrement , mon cher général ; mais
qu'est-ce que nous ferons quand il sera parti ? qui l'aidera à
tuer tes chevreuils et les lièvres? qui valsera avec moi ? qui
m'accompagnera dans mes courses à cheval? — Elle se leva
de table . et dominant de toute sa hauteur Edgar , qui, assis à
côlé du général , fumait tramiuillemcnt son cigare, elle lui dit
d'un ton de feinte solennité très-plaisante :
— Écoutez, monsieur le baron Edgar de Wolfsburg, si vous
persistez à vouloir vous en aller, je vous déclare une guerre à
mort; songez-y ! — Et elle sortit du salon.
Lorsque Edgar se retrouva seul avec elle, elle lui tourna
brusquement le dos, en feignant de le traiter avec un dédain
superbe.
— Voulez-vous m'accorder une petite séance d'une demi-
heure? lui dit-il avec un sérieux affecté
Elle se retourna, et le regardant en face ;
— Non, je ne le veux pas.
Edgar s'inclina et revint à la charge,
— Voulez-vous que j'envoie chercher notre orchestre et que
nous valsions?
— Non, et vous le savez -bien.
Edgar s'approcha de Mathilde :
— Voulez-vous faire la paix? dit-il en riant.
M™" de Linsdorf dirigea sur lui un regard courroucé.
— Non , je ne veux pas faire la paix avec vous. — Puis,
voyant qu'il prenait un air étonné : Je suis douce et bonne
comme un ange, poursuivil-elle, quand on fait ce que je veux ;
mais, voyez-vous, monsieur de Wolfsburg, quand on ne fait
pas tout ce que je veux , je suis méchante, obstinée, et surtout
extrêmement rancunière. Avec cela, je suis très-franche, et, je
vous l'avoue, c'est parce que je vous déteste que je ne veux pas
faire la paix avec vous.
— J'en suis fâché, madame, dit Edgar, faisant mine de prendre
celte (irade au sérieux; car je me plaisais à me former une tout
autre idée de votre caractère. — S'inclinant profondément il,
se dirigea vers la porte.
Il n'en fallut pas davantage pour dérouter Malhilde et lui faire
oublier son rôle de colère et d'ifldignation.
HEVUE 1>E l'AKlS, iCl
— Allons, lie vous fâchez pas, lui dit-ei!e doucement, eu se
ineUant sur son chemin.
Edgar protesta gravement qu'il n'était pas le moins du monde
courroucé.
— Vous voulez donc me forcer à vous dire que j'avais tort ;
eh bien , voyons , faisons la paix ! maintenant c'est moi qui
vous le demande.
Si Edgar eût été moins roué, il eût tâché de tourner cette ré-
conciliation à la tendresse; mais il vit que le moment n'était pas
arrivé, et qu'il y avait beaucoup trop de franchise chez Mathilde
pour qu'il pût encore se risquer. Avec une froide galanterie, il
porta à ses lèvres la petite main bl«anche qu'elle lui tendait.
— Nous voilà amis ! mais, ajouta-t-el!e avec son regard le
plus suppliant et son inflexion de voix la plus câline, n'est-ce
pas, vous ne partirez pas? — Et voyant qu'il allait lui répon-
dre •• Je ne veux pas d'excuses; on m'a parié ce malin des ruines
d'une abbaye à (|uatre lieues d'ici, j'ai commandé qu'on selle
les chevaux, et vous m'y accompagnerez. Allons, vous ne pou-
vez pas me refuser cela.
— Eh bien ! je ne partirai pas, du moins pas aujourd'hui...
La promenade fut délicieuse, le temps magnifique (c'était aux
premiers jours de juin), et Mathilde, enchantée d'avoir vaincu
au moins momentanément la résistance d'Edgar, fut brillante
de gaieté et d'enjouement. En revenant des ruines, le ciel, jus-
qu'alors si clair, devint sombre, des nuages épais et noirs s'a-
moncelèrent à l'horizon, et quelques larges gouttes de pluie
commencèrent à tomber. Au bout d'une demi-heure, l'orage;
éclata dans toute sa violence, et M'"'^ de Linsdorf, jetant autour
d'elle un coup d'oeil incertain, s'arrêta.
— Savez-vous que nous nous sommes égarés et que nous
avons perdu Johann? s'écria-t-elle en riant de la mésaventure.
En effet, le domestique qui en partant du château les accom-
pagnait, n'était plus là.
— J'aperçois quelqu'un là-bas, dit "Wolfsburg; et tous les deux
partirent au grand trot.
— Le chemin le plus court pour aller à Linsdorf? demanda
Edgar à un paysan qui marchait à côté de la route.
— EU nieiner seele! vous en êtes à trois lieues, dit l'iiomme.
— Zum henker, burschc! je ne te demande pas à quelle
1 25
202 REVUE DE PARIS.
dislance nous en sommes, mais le chemin le plus court pour y
arriver.
— En ce cas, prenez la petite route à gauche, là devant vous,
et allez tout droit jusqu'au pont de bois de la cascade, on peut
le passer à cheval ; après , suivez la grande route à travers la
forêt, et vous serez à la vallée de Linsdorf dans une heure.
Mafhilde montait ce jour-là, à Tinsu de son mari, un étalon
moldave qu'il avait acheté d'un officier hongrois pendant son
séjour à M Le palefrenier, oubliant que ce n'était point là
le cheval que montait d'ordinaire M™"" de Linsdorf, négligea
d'attacher une gourmette au mors , et la laissa partir avec un
simple bridon. Jusqu'à ce moment , ni elle , ni Edgar ne s'en
étaient aperçus, car le cheval se conduisait à merveille j mais,
dès le premier coup de tonnerre , il montra une inquiétude si
vive , et qui , à mesure que l'orage s'approchait , devenait si
violente, qu'Edgar, alarmé, s'empara de la bride, malgré les
assurances de Mathilde qu'il n'y avait aucun danger. Arrivés
au pont de bois, ils s'arrêtèrent. Ce pont n'était autre chose
qu'une planche large de quatre pieds, jetée sur un abîme pro-
fond de deux cents, et protégée par un petit parapet rustique.
Le torrent, dont le lit se trouvait au fond du gouffre, enflé par
l'orage, répondait en mugissant à la voix du tonnerre , et jetait
sa blanche écume à la face du ciel.
Mathilde admirait cette magnifique colère de la nature, lors-
qu'Edgar rompit le silence :
— Vous ferez peut-être mieux de passer le pont à pied.
— Je vous remercie, je suis trop mouillée pour m'amuser à
monter et descendre de la sorte.
Edgar passa la bride de sa propre monture sur son bras gau-
che , et tenant de cette main les rênes du cheval de Mathilde,
il lui appliqua avec la droite un vigoureux coup de cravache
sur les hanches. Dans une seconde , ils se trouvèrent au bord
du pont, mais ici la lutte fut terrible. Dès que l'animal, déjà
iuquiet , entendit le son creux que produisaient ses pieds sur
la planche , sa frayeur augmenta tellement qu'il en devint in-
domptable. La crinière hérissée, les narines dilatées , les yeux
en feu, il hennissait en frissonnant de peur. Exaspéré par les
coups que lui portait Edgar, effarouché par la tempête, il se
ca!)ra et se tint presque debout sur ses jambes de derrière. Au
KEVUE DE PARIS. 263
m^Miie inslant des craquemenls se firent entendre , et une partie
du parapet , se détachant, fut emportée. Wolfsburg vit le dan-
ger, lâcha ia bride, jeta sa cravache; puis, entourant M™'= de
Linsdorf de son hras droit, il l'enleva de sa selle comme si elle
eût été un enfant de huit ans, et la plaça devant lui, presque
sur le cou de son cheval. A peine avait-il eu le temps de la sau-
ver et de faire reculer sa monture d'une dizaine de pas , que le
pont , déjà ébranlé , croula sous le choc d'un coup de tonnerre,
entraînant dans sa chute le cheval de Malhilde. Edgar entendit
une faible exclamation d'épouvante, sentit le frissonnement
convulsif d'un corps près du sien , et vit entre ses bras M"«' de
Linsdorf sans connaissance.
Sérieusement alarmé pour Mathilde , et ne connaissant pas
son chemin, Wolfsburg côtoya le précipice en se frayant une
roule assez pénible jusqu'à la tête du torrent; puis, descendant
de l'autre côté, et sans perdre de vue la cascade, il se trouva à
l'extrémité du pont , opposée à celle où venait d'arriver l'acci-
dent. Il se souvint alors des instructions du paysan, et prit à
franc étrier le chemin à travers la forêt, emportant son doux
fardeau dans ses bras. Au détour d'un sentier il entendit une
voix qui criait de toutes ses forces : — Monsieur le baron !
monsieur le baron ! et vit Johann qui venait vers lui à bride
abattue.
Après avoir expliqué au domestique le malheur survenu au
cheval du général : r
— N'y a-t-il pas une maisonnelte de garde-chasse dans les
environs, où je puisse procurer des secours à M"'e la comtesse?
demanda-t-il.
— Pas même une hutte de bûcheron , monsieur le baron ;
mais il y a tout à côté une grange où madame serait au moins
à l'abri de cette pluie battante. — Wolfsburg s'y fit conduire.
Descendu de cheval, il prit Mathilde dans ses bras, et, entrant
dans celte espèce de hangar, la déposa doucement sur un mon-
ceau de bruyère fraîchement coupée, que les paysans y avaient
rais à l'abri; ensuite il envoya Johann au château chercher une
voiture, avec l'ordre de ne rien dire au général.
Seul auprès de M™" de Linsdorf évanouie, Edgar se prit à
contempler sa beauté régulière et touchante. Il essuya avec son
mouchoir ses joues et son front pâles et humides de la pluie ,
264 KEVL'E DK PARIS.
sécha entre ses mains ses longs cheveux noirs qui, échappés
de leurs bandeaux, tombaient tout mouillés sur son cou, et, se
mettant à genoux à côté d'elle, appuya sa tête sur son épaule.
Vainement il lâchait de réchauffer les mains froides de Mathilde
en les mettant dans son sein, vainement il cherchait à la rani-
mer en les couvrant de baisers : elle ne revenait pas à la vie.
Depuis plus de vingt minutes il était là à la regarder, à s'eni-
vrer de cette beauté pure et endormie, lorsque Mathilde lit un
mouvement convulsif, ouvrit les yeux à demi, et, jetant ses bras
autour du cou d'Edgar , s'évanouit de nouveau en lui disant
d'une voix éteinle : — Oh ! sauvez-moi !
C'en fut trop„ et Wolfsburg perdit la lêle. Enlaçant celte
taille souple de ses bras, il la serra contre lui et couvrit de bai-
sers ses mains, son front, ses cheveux, en l'appelant par les
noms les plus passionnés.
Peu à peu et bien longtemps après elle revint à la vie, mais
confusément, comme dans un rêve, et sans rien comprendre à
ce qui se passait autour d'elle. Dans cette espèce de sommeil
éveillé ou de réveil indistinct , les lèvres d'Edgar vinrent à ef-
fleurer les siennes, un frisson nerveux parcourut toutson corps,
et sans savoir ce qu'elle disait, croyant sans doute rêver :
— Edgar, vous ne partirez pas ? murmura -t-elle.
Il n'eut pas le temps de répondre , car Mathilde ouvrit les
yeux, et, voyant où elle était, se dégagea violemment de son
étreinte et bondit jusqu'à la porte. Au même instant une voiture
se fît entendre; M'"^ de Linsdorf, sans adresser un mot à Ed-
gar, sauta dans la calèche et partit. M. de Wolfsburg la suivit
5 cheval. Arrivés au château, Mathilde prétexta une indisposi-
tion, et ne descendit pas de la soirée.
— Quelle tète folle ! dit le général en embrassant Edgar et
en lui réitérant les expressions de son éternelle reconnaissance.
— Vouloir monter cet étalon moldave!
Cette nuit-là M. de Wolfsburg, qui veillait d'habitude après
que (out le monde dormait au château , fut arrêté , en gagnant
son appartement, par la femme de chambre de Mathilde, qui
lui dit :
— Pardon , herr baron , mais M""' la comtesse vous prie
d'être dans l'atelier demain malin à six heures.
Edgar connaissait trop le caraclère de Mathilde pour oser
KEVl.E DE PARIS. 26.1
espérer rien de flatteur de ce rendez-vous. Après une nuit passée
à se tourmenter là-dessus , inquiet et déconcerté , il se rendit
dans l'atelier, dix minutes avant le temps fixé. 11 regardait avec
distraction le portrait inachevé , lorsque la porte s'ouvrit, et
Mathilde entra. Elle était pâle comme la mort, et l'abattement
de tous ses traits attestait qu'elle n'avait pas dormi de la
nuit.
— Vous m'avez fait l'honneur de m'appeler, madame , dit
Edgar en la saluant respectueusement.
Elle s'approcha de lui, et, le regardant en face, lui répondit
d'une voix basse mais ferme :
— Monsieur de Wolfsburg , j'ai un grand service à vous de-
mander. Partez.
Le coup ne fut pas entièrement imprévu; mais ce qui, dans
M"" de Linsdorf , étonnait et déroutait Edgar plus que ses pa-
roles, fut son maintien calme , et l'absence d'agitation visible
dans toute sa personne. Plutôt triste qu'agitée, plutôt abattue
qu'émue, tout en elle disait que l'excitation de la lutte était
passée , et qu'il ne restait plus que la lassitude d'une victoire
péniblement remportée sur elle-même. Edgar comprit tout le
danger de sa position , et faillit se perdre en se risquant
trop tôt.
— Partir! s'écria-t-il d'un air passiouné; non, Mathilde,
vous ne savez pas ce que vous me demandez... Hier encore je
l'aurais pu ; aujourd'hui, cela m'est impossible.
Sans irritation comme sans attendrissement, avec une humi-
lité à la fois douce et déterminée, M""= de Linsdorf reprit :
— Je le sais bien ; je ne puis rien exiger de vous; je ne dois
posséder sur vous ni inOuence ni autorité. Il n'existeentre nous
aucun lien qui puisse me donner le droit de commander votre
obéissance; aussi je ne prétends pas vous imposer une loi, je
viens vous demander une grâce; je m'adresse, je me fie à votre
générosité. — Parlez !
— Mathilde , dites-moi que vous m'aimez, interrompit Ed-
gar d'une voix émue en s'emparanlde la main de M'"" de Lins-
dorf, qu'elle retira aussitôt; fixant sur lui un regard pénétrant
et résolu :
— Je ne serai jamais à vous , lui répondit-elle.
— Dites-moi au moins qu'il y a dn danger pour vous.
23.
2f)6 REVUE DE PARIS.
Mathiide le regarda longtemps, et puis avec une froideur ex-
trême :
— Monsieur de Wolfsburg, lui dit-elle, vous me forcez à
regretter la démarche que j'ai faite; vous m'apprenez que j'ai
été trop franche , mais malheureusement je ne sais pas feindre.
Je vous croyais pour moi une affection désintéressée, une ami-
tié noble et sincère ; je vois que vous ne recherchiez qu'une in-
digne satisfaction d'amour-propre.
Edgar vit la raaladri^sse qu'il venait de commettre.
— Ah ! Mathiide , quel mot cruel vous m'avez dit là ! s'é-
cria-l-il avec l'accent de la douleur la plus vraie et la plus poi-
gnante.
Craignant d'avoir été injuste, elle s'approcha de lui , et, po-
sant une main sur son bras :
— Si je vous ai blessé, pardonnez-le-moi; mais promettez-
moi de partir. Monsieur de Wolfsburg.... Edgar... je veux
vivre sans reproches; aidez-moi à vivre sans regrets.
— Mais , Mathiide, je ne puis exister sans vous voir et vous
entendre ; votre présence est ma vie... je vous aime.
— Oh! alors, si vous m'aimez, partez!
Il y avait dans sa voix tant d'énergie, tant de supplication
dans le regard que tournèrent vers lui ses yeux pleins de lar-
mes, qu'Edgar vit qu'il ne fallait pas prolonger la résistance.
— Je partirai, madame, dit-il après un instant de silence.
V.
En quittant le château du général, Wolfsburg tremblait pour
son pari. La conduite de U'^^ de Linsdorf l'étonnait. Il avait
vu des femmes engager une lutte pour provoquer la défaite;
mais Mathiide ne luttait pas. Il en avait vu qui faisaient parade
du désespoir pour s'attirer la consolation ; mais Mathiide ne se
désespérait point. Elle ne se porsait pas en victime, elle accom-
plissait un devoir. U était souvent arrivé à Edgar de rencon-
trer la résistance armée de pleurs, de cris, de protestations et
de reproches ; mais il voyait s'opposer à lui pour la première
fois la simplicité et le calme , la vérité de la vertu. M""= de
Linsdorf fut la première femme qui lui eût inspiré l'estime et
REVUE DE PARIS. 267
le respect. Jusqiie-là , ii se disail qu'une femme, quand elle se
donnait , cédait moins encore à son amant qu'à ses propres in-
clinations. Avec Matliilde, il fut forcé d'admettre l'inverse de la
proposition, et de reconnaître qu'en cédant elle se sacrifierait.
Or, en amour, croire à la nécessité d'un sacrifice, c'est douter
de ses chances de succès, et doubler le prix de l'objet que l'on
poursuit. Aussi jamais M™^ de Linsdorf ne sembla-t-elle à
Edgar si désirable que lorsqu'il crut aux difficultés qui s'oppo-
saient à sa possession.
Après le départ de Wolfsburg , Malhilde ne cessa pas un in-
stant de penser à lui. Tout ce qui l'entourait ou l'approchait ne
servait qu'à le lui rappeler, et elle se plaisait dans la tristesse
que lui causait ce souvenir qu'elle retrouvait partout. Elle fai-
sait seule les promenades qu'ils avaient faites ensemble ; seule,
elle contemplait les beautés de la nature et admirait les fleurs ,
les étoiles et les eaux ; mais la nature lui paraissait fanée , les
fleurs avaient perdu leur parfum, les étoiles leur lumière , les
eaux leur transparence. En proie à une tristesse inquiète, dé-
vorée par un vague ennui , M™*= de Linsdorf vint à s'en vou-
loir pour le départ de Wolfsburg, à se le reprocher comme
une faiblesse, et à se persuader que c'avait été bien lâche à elle
de fuir ainsi les apparences d'un danger qui n'existait réelle-
ment pas.
— Dans tous les cas, se disait-elle, il est plus noble de résis-
ter à la tentation que de l'éviter ; j'aurais opposé à l'amour
d'Edgar la religion du devoir, je lui aurais fait entendre la voix
de la raison (elle oubliait que M. de Wolfsburg n'était pas le
seul auquel la voix de la raison eiit semblé discordante et ai-
gre), je l'aurais forcé à ressentir pour moi cette amitié pure et
élevée que je conserverai toujours pour lui.
Si quelque chose pouvait éclairer ceux que l'amour com-
mence à aveugler , le fait suivant eût suffisamment prouvé à
M"" de Linsdorf que l'amitié était pour bien peu dans le senti-
ment qu'elle éprouvait pour Edgar.
Un jour, couchée sur un canapé dans sa chambre, elle sui-
vait machinalement des yeux une de ses femmes qui ôtait d'une
grande malle les toilettes que sa maîtresse avait apportées de
M.... En secouant et pliant une de ces robes (celle que portait
M""" de Linsdorf au dîner chez la princesse de D,..), quelque
268 RE ME DE PARIS»
chose de dur vint à frapper le parquet; un rayon de soleil,
passant à travers les jalousies, tomba tout brillant et doré sur
un objet grand comme une coquille de noix. Mathilde tourna
les yeux de ce côté , sauta de son canapé avec un petit cri de
surprise, courut à l'autre bout de l'appartement, ramassa
(juelque chose qu'elle cacha précipitamment sous son corset,
ce gentil reliquaire des femmes, et disparut de la chambre sans
que sa caméristeeûteule temps de voir que son front était rouge
comme le feu , et que son cœur battait avec une violence ex-
trême. M"»" de Linsdorf traversa le jardin , et , s'enfonçant
dans un des verts sentiers du bois, se laissa tomber, haletante
et essoufflée , au pied d'un arbre ; puis, après un regard furtif
jeté autour d'elle , tira de son sein la moitié d'une double
amande qu'elle contempla avec amour en disant tout bas: —
Guten tag , vielliebchen .
Que de choses ces paroles lui rappelaient ! Elle voyait Edgar
près d'elle; et, fermant les yeux, il lui semblait , comme la nuit
du bal , sentir sa voix. Elle resta longtemps plongée dans cette
contemplation mélancolique du passé , puis s'en alla en soupi-
rant.
Quatre jours s'écoulèrent , et le quatrième , au moment où
Rlathilde allait se retirer pour la nuit, on lui remit un billet.
Elle ne reconnut pas, mais elle devina l'écriture ; il était conçu
en ces termes :
« Madasie ,
» Des affaires d'importance m'appellent demain à V...;
commeje passerai nécessairement devant votre porte, je trouve
que ce serait mal reconnaître les aimables attentions dont m'a
comblé monsieur votre mari, que de ne pas lui faire une visite
de quelques instants. Je prends la liberté de vous en prévenir
d'avance, madame, afin de vous éviter une surprise désagréa-
ble, et parce que je tiens à vous expliquer les motifs de ma con-
duite. Ce n'est point une infraction à vos volontés que je mé-
dite, mais purement un devoir de société dont je m'acquitte.
» Daignez agréer, madame, l'expression de mon respect.
» E. DE \\\ »
REVUE DE PAKIS. 26i>
Le général faisait une tournée avec son intendant; M'"° de
Linsdorf se trouvait toute seule quand on annonça Wolfsburg. La
conversation fut languissante et forcée : respectueuse et froide
du côté d'Edgar, embarrassée et décousue de la part de Ma-
Ihilde. L'agitation mal déguisée de M""^ de Linsdorf la perdit ,
car Edgar ne tarda pas à en profiter. Après avoir parlé pen-
dant une demi-heure des choses les plus insignifiantes, lise
leva et prit congé de Mathilde ; mais à peine eut-il fait quel-
ques pas vers la porte , qu'il s'arrêta, et, se retournant :
— Madame de Linsdorf , lui dit-il d'une voix tremblante d'é-
motion, je ne puis vous quitter ainsi : je vous vois peut-être
pour la dernière fois de ma vie ; dites-moi que vous me par-
donnez mon audace de l'autre jour ; dites-moi que vous ne
m'en voulez pas , ou du moins que vous ne m'en voulez plus.
Mathilde lui tendit en silence une main froide et tremblante;
leurs yeux se rencontrèrent, et un instant après ils étaient dans
les bras l'un de l'autre.
— Mathilde; tu m'aimes...
— Vous le savez, répondit-elle avec un regard d'une ten-
dresse ineffable.
Après une heure passée à se raconter tous ces petits secrets
que le cœur amasse par milliers lorsqu'on aime , M™« de Lins-
dorf, assise à côté de Wolfsburg , la tête sqr son épaule, sa
main dans la sienne, lui dit :
— Ami, vous ne demanderez plus à présent si je vous
aime; vous ne pouvez désormais plus douter de mon amour;
vous savez qu'à l'instant même je donnerais pour vous tout le
sang de mon cœur, toutes les pensées de mon âme , mon bon-
heur et ma vie, tout, excepté....
Mathilde hésita , baissa les yeux et rougit ; puis , reprenant
d'un ton plus ferme : C'est parce que vous savez l'immensité de
cet amour, parce qu'il ne vous est plus permis d'en douter;
c'est au nom de cet amour même que je vous demande un sa-
crifice, que je partagerai avec vous (car nous ne pouvons plus
désormais rien ressentir séparément). Edgar , il ne faut plus
nous revoir.
— Il faudra aussi vous oublier, n'est-ce pas ?
— Pourriez-vous le faire? Oh! non, mon bien-airaé ! que je
ne cesse jamais d'être présente à vos pensées , comme vous ne
270 REVUE DE PARIS.
cesserez jamais d'ùlre l'objet des miennes. Je n'exige rien de
vous que je ne sois préparée à subir moi-même. Aimez-moi,
CHV je vous ai voué un amour éternel ; regrettez-moi, car ma
vie se passera à vous pleurer ; mais sauvez-moi, car je ne veux
pas perdre mon droit à votre estime. Le sentiment que vous
éprouvez pour moi a-t-il donc si peu d'intensité qu'il faille ma
présence pour l'entretenir ? cette séparation matérielle est-elle
au-dessus de vos forces ? et croyez-vous , parce que nous ces-
serons d'être ensemble , que nos âmes en seront moins éternel-
lement unies?
Malhilde se laissa glisser de sa chaise , et , s'agenouillant de-
vant son amant, elle prit ses deux mains entre les siennes , et
lui dit avec une énergie irrésistible :
— Mon Edgar, sauve-moi l'honneur, pour que je ne doute
pas de ton amour !
Woifsburg la releva et la serra passionnément sur son cœur.
— Adieu, Mathilde, ange de ma vie; adieu pour toujours!
s'écria-t-il ; et il s'élança hors de la chambre.
Edgar ne pouvait plus se le dissimuler, il aimait M""' de
Linsdorf. Avec toute la naïve innocence de cœur d'un homme
qui n'a été que libertin, il glissa sans s'en apercevoir sur la
pente rapide de l'amour , et se trouva en bas en même temps
que Mathilde , des deux peut-êlre le plus étonné de sa chute.
Malhilde n'avait jamais subi la fascination d'un regard brû-
lant rencontrant son regard ; ce dangereux magnétisme des
yeux lui était inconnu; jamais elle ne sentit trembler sa main
sous l'amoureuse pression d'une autre main tremblante ; mariée
depuis quatre ans, aucune voix ne lui avait encore dit : /e
t'aime. Woifsburg, habitué à réussir auprès de toutes les fem-
mes qu'il désirait , ignorait qu'il )>ûty avoir du bonheur à pos-
séder le cœur, l'âme , la pensée, d'une seule d'entre elles. De
cette femme pure et chaste , ou de cet homme sensuel et blasé ,
il est difficile de dire lequel était le plus étranger à l'amour ,
qui réunissait sur un même point ces deux êtres partis de
points si opposés. Edgar ne comprenait rien à ces sensations;
un monde nouveau s'ouvrait devant ses yeux. Il maudissait son
pari avec de Launay, mais sa vanité s'opposait à ce qu'il y re-
nonçât ; jiourtant il eût voulu faire cesser la guerre lâche et in-
digne qu'il poursuivait contre Mathilde, lui tout avouer, lui en
REVUE DE PARIS. 271
demander pardon, et, ne devant sa possession qu'à elle seule,
jouir de son bonheur en secret.
Pendant quelques jours, M™e de Linsdorf vécut dans l'exal-
tation que produit l'idée d'être aimée. Sans cesse occupée à
idéaliser sa passion , elle s'exaltait de jour en jour davantage ;
mais ; comme cette espèce d'excitation fébrile ne peut durer
longtemps, elle en vint peu à peu à désirer un bonheur moins
extatique, et finit par s'arranger une existence imaginaire où
Edgar serait constamment à ses côtés , où ils ne cesseraient de
s'aimtT avec passion , mais où elle resterait strictement fidèle
à ses devoirs.
Nous nous figurons tous, lorsque l'amour commence à nous
attaquer , que c'est à nos plus grandes qualités qu'il en veut ;
qu'il cherche à étouffer notre génie , à détruire nos facultés
intellectuelles , et que ses efforts ne tendent à rien moins qu'au
bouleversement complet de notre être moral et intelligent ; l'a-
mour ne se donne pas tant de peine ; il nous laisse à tous notre
intelligence, notre ambition, notre imagination, et leur génie à
ceux qui ont le malheur d'en avoir; il ne s'attaque qu'au moins
brillant, au plus dédaigné, au plus prosaïque de tous nos at-
tributs. Il n'en veut qu'à notre bon sens ; tant que cehii-ci tient
sa place dans la tète, l'amour ne peut y établir son empire.
Quand l'amour s'en va, le bon sens revient , et reprenant mo-
destement son coin dans notre cerveau , bien loin de l'imagina-
tion et de l'enthousiasme , car la chaleur ne lui convient guère ,
il oublie avec sa sérénité imperturbable les avanies que l'amour
lui a faites.
H ne manquait à cette jeune femme que la jalousie pour la
rendre le plus malheureux des êtres. Jusqu'ici elle prenait plai-
sir à s'imaginer Edgar aussi triste et aussi désolé qu'elle-même,
ce qui, sans qu'elle le sût, lui apportait la plus grande conso-
lation. Son mari (c'est la destinée des maris de porter tou-
jours les mauvaises nouvelles) fut le premier à détruire cette
illusion si chère. M. de Linsdorf, depuis oinq ou six jours à
M..., revint soudainement, en prévenant sa femme qu'il était
obligé de la quitter encore le soir même pour aller à P.... re-
joindre le grand-duc.
— A propos , ma chère enfant , lui dit-il quelques instants
avant son départ, je ne in'élonne plus que ce diable de Wulfs-
27-2 KEVUE DE PARIS,
l)iirg se soit obstiné ;^ nous fiiiilter. J'ai appris à M.... qu'il f,)it
un très-beau mariage : il épouse une jeune fille, noble, riche
et belle. Du reste, je n'ai pu le voir qu'une fois, et il ne m'en a
rien dit.
VI.
Tout le monde au château dormait depuis longtemps. Ma-
fhilde, trop inquiète pour se coucher, éteignit sa lampe et vint
s'asseoir à la fenêtre ouverte. Ses beaux cheveux dénoués flot-
taient librement sur ses épaules, qu'un simple peignoir blanc dé-
fendait contre la fraîcheur de la nuit. L'appartement de M"'" de
Linsdorf était au rez-de-chaussée donnant sur le jardin, de sorte
qu'en ouvrant la fenêtre on n'avait qu'à faire un pas pour se
trouver sur le gazon et au milieu des fleurs. Onze heures et demie
venaient de sonner; la nuit était superbe; la blanche lune
versait mollement des flots de pâles clartés sur la terre, et en-
tourait les grands arbres de la forêt comme d'une auréole d'ar-
gent. Mathilde soupira en sentant jouer sur son front le souffle
tiède et parfumé de la brise. Il fut un temps où ces belles nuits
d'été remplissaient son âme d'une sainte extase; où , pénéfrée
de la beauté harmonieuse de l'univers, elle adorait en silence
la volonté intinie , l'intelligence suprême, qui livra la nature
inanimée à l'homme. 11 fut un temps où il suffisait du son plain-
tif de l'onde déferlant sur le rivage , ou d'un nuage qui s'en
allait sur le vaste champ du ciel, pour la plonger dans ces rê-
veries pleines de vagues aspirations vers un idéal inconnu, qui
ne pouvait désormais plus revenir pour elle. Le chant du ros-
signol, les rayons de la lune, la senteur des fleurs ne lui
disaient qu'un mot : Amour! — Mélodie, lumière et parfum ,
tout était là. Depuis le départ du général , ce qu'il lui avait dit
de Wolfsburg ne cessait de la lorlurer. L'idée horrible se re-
vêtait de mille formes , plus affreuses les unes que les autres,
qui la poursuivaient comme des spectres. Partout, et à tout
instant , elle voyait devant elle Edgar empressé auprès d'une
autre femme , ses yeux lui lançant les mêmes regards de feu,
sa voix lui répétant les mêmes paroles d'amour. Le supplice de-
venait insupportable , et la victime succombait. La pensée
REVUE DE PAKIS. 273
qu'elle pouvait pL'idrti l'affection d'Edgar , l'idée qu'elle avait
peut-être déjà cessé d'être tout pour lui, firent en quelques
heures i)lus pour ébranler sa vertu que n'aurait fait l'amour
seul en trois mois. Le bien et le mal perdaient leur caractère
positif et fortement accusé pour faire place à des sophismes
portant leurs noms; le devoir pâlissait, les principes chu-
chotaient à voix basse; Mathilde , accablée, fatiguée , lasse,
se sentait une soif effrénée de bonheur et de vie. Comme un
aveugle auquel on aurait rendu la vue pour la lui ôter ensuite,
elle aspirait à cette lumière , à peine aperçue , qu'on venait de
lui ravir avec tant de cruauté. Chez ces organisations vigou-
reuses et fraîches , il est difficile de détruire le besoin du bon-
heur; elles le veulent à toute force, elles le demandent, il le
leur faut , ne fût-ce que pour voir qu'il n'existe pas sur la terre.
Or, désormais, aux yeux de Mathilde, le bonheur était l'amour
d'Edgar; le malheur, son indifférence.
— Mon Dieu! que je suis malheureuse! s'écria-t-elle tout
haut; et, se couvrant la figure de son mouchoir, elle fondit
en larmes.
Toute souffrance est une lutte. L'âme humaine ne peut
souffrir que jusqu'à un certain point. Passé ce point , ou elle
dompte la douleur , ou elle y succombe , ou elle cesse de com-
battre , et achète une paix provisoire au prix d'un sacrifice cer-
tain. L'âme de Mathilde touchait au terme de sa souffrance.
M""' de Linsdorf continuait à pleurer depuis quelque temps ,
lorsqu'un soupir profond frappa son oreille. Se levant préci-
pitamment :
— Qui est là? dit-elle tout bas.
— Guten tag , vielliebchen, répondit une voix d'homme;
et Edgar , — car c'était lui , — parut sur le seuil de la fenêtre.
Son premier mouvement fut d'une joie frénétique. Oubliant
tout , dans l'extase que lui causait la vue de son amant, elle se
jeta dans ses bras. Égarée, éperdue, les yeux brillants de
pleurs , le sein palpitant d'émotion , d'une voix vibrante et
passionnée :
— M'aimes-tu , Edgar? lui dit-elle.
Un baiser brûlant fut la seule réponse.
Mathilde avait eu raison en disantà de Launay que les femmes
peuvent rester vertueuses quand elles le veulent ^ mais elles
1 2i
•274 REVUE DE PAHIS.
ont deux voioulés : l'une, qu'elles savent immédiatement;
l'autre , dont elles n'ont pas conscience , et qui agit à leur insu.
Mathilde avait voulu résister, elle ne le voulait plus, ou pour
mieux dire elle ne pouvait plus vouloir; elle croyait encore à
sa propre force que déjà un plus grand maîlre tenait les rênes
de sa volonté.
Les premières lueurs du matin , eu blanchissant à l'horizon ,
trouvèrent Wolfsburg et Mathilde encore dans les bras l'un de
l'aiitre.
M'"= de Linsdorf , levant les yeux vers son amant, lui dit :
— J'ai peut-être commis un grand péché ; mais Dieu me le
pardonnera, car lui, qui a permis que je succombasse, sait
qu'il ne m'a pas donné la force de te résister.
'— Écoute-moi , Mathilde, reprit "Wolfsburg avec l'accent de
la vérité ; non-seulement je ne t'ai point oubliée un seul instant,
non-seulement je n'ai aimé que toi dans ma vie ; mais , mainte-
nant que je l'aime, et que tu m'aimes , je me donne à toi en-
tièrement et sans réserve ; mon corps , mon âme , tout mon être
est à loi , fais-en ce que tu voudras. Dis-moi de reslei-, je reste ;
dis-moi de fuir avec loi jusqu'au coin le plus reculé de la terre ,
je suis prêt; dis-moi.... 11 s'arrêta , une larme brillait au bord
de sa paupière; puis, reprenant d'une voix mal assurée : Dis-
moi de partir et de ne plus te revoir, je t'obéirai. Pauvre enfant,
je te le dois.
Mathilde se tut pendant un moment ; puis , entourant de ses
deux bras le cou de son amant avec un regard d'une tendresse
que rien ne peut décrire :
— Tu ne m'oubliais donc pas? dit M""= de Linsdorf; ce qu'il
m'a dit de loi ce soir n'était pas vrai?
— Sois-en sûre , ma bien-aimée , devant Dieu lu es chasle et
pure comme la lumière.
Après un silence de quelques instants , durant lequel leurs
âmes semblaient prendre plaisir à se contempler :
— Edgar , lui dit-elle , crois-tu qu'à présent je puisse ne pas
te voir et vivre? Tu n'es pas seul à être si généreux ; moi
aussi , je remets ma destinée entre tes mains; dispose de mon
avenir, je te livre sans hésiter mon honneur et ma réputation ,
certaine que tu les garderas mieux que moi-même, et que,
|)uisque tu m'aimes, tout ce que lu feras sera bien fait. — Ils
REVUE DE PARIS. 275
resièrent encore longtemps ensemble ; puis , lorsqu'il fallut se
dire adieu :
— Mathilde, mon ange d'amour, accorde-moi une prière:
donne-moi un de tes gants , un de tes rubans, une de tes fleurs,
quelque chose enfin que tu auras porté ou touché ,ma chérie ,
et qui soit imprégné de ton parfum divin, pour qu'en le touchant
je sente tout ton être s'exhaler près de moi.
— Prends ce mouchoir encore humide des larmes que je
versais pour loi, répondit 1M"""= de Linsdorf en lui donnant le
sien ; et dis-moi , mon âme : à quelle heure viendras-tu demain?
— Entre onze heures et minuit.
En quittant M'"" de Linsdorf, la résolution d'Edgar était
prise : il l'aimait sincèrement. La vanité et l'aniour-propre ne
tiouvaient plus de place dans ce cœur envahi pour la première
fois par une affection vraie.
Dès qu'il fut arrivé à M,..., Wolfsburg courut chez Felsladl
qui dormait encore.
— Que diable viens-tu faire à cette heure ? demanda celui-ci.
— Donne-moi de quoi écrire une lettre, et lève-toi à l'instant ,
car tu vas me rendre un service.
Felstadt fit sa toilette en moins de dix minutes , et dès qu'elle
fut achevée :
— Fais-moi le plaisir de donner cela toi-même à M. de Lau-
iiay , dit Edgar en lui remettant une lettre.
— Qui est donc M. de Launay ? Tod und Tcufel! je m'en
souviens... c'est cet officier français !... Biais il me semble que
le temps n'est pas écoulé.
— Il y a aujourd'hui trois semaines.
— Tuas donc perdu ton pari!... Et Felstadt partit d'un
bruyant éclat de rire.
Cet accès d'hilarité ne parut pas plaire h Wolfsburg, qui,
posant une main sur l'épaule de son ami , lui dit d'un air
sévère et d'un ton fort grave :
— Mon cher, il est des femmes pures comme l'or et le feu.
— C'est possible, répondit Felstadt en secouant la tète, mais
je ne te croyais pas destiné à en rencontrer.
Sept heures et demie sonnaient quand Felstadt se présenta
chez de Launay, qui , prenant le billet , lut à haute voix ce peu
de mots :
276 REVUE DE PARIS.
MOIVSIEUR ,
» J'ai perdu mon pari , et je vous attends à la porte de Z.
à neuf heures. Vos armes seront les miennes.
» Edgar , baron de Wolfsbdrg. »
Cette communication n'eut rien qui pût surprendre de Lau-
nay. Bien que la position , et en quelque sorte le caractère de
M™' de Linsdorf l'inquiétassent vivement, il ne se fût pas permis
d'imaginer qu'une femme si forte et si courageuse pût succomber
dans une période de temps si limitée. Ce sentiment, joint à la
vanité inséparable même des meilleures natures , et qui lui
faisait refuser à Wolfsburg les qualités nécessaires pour réussir
dans une pareille entreprise, rendait le cartel de ce dernier
une chose attendue.
Edgar arriva le premier sur le terrain où son adversaire le
suivit de près. Les préliminaires arrangés, la distance mesurée,
les pistolets chargés, le sort accorda à de Launay l'avantage
du premier coup. Edgar fumait un cigare et regardait tran-
quillement le canon du pistolet braqué sur lui à une distance
de dix pas. De Launay le manqua. L'adresse de Wolfsburg était
renommée, il ne manquait jamais de moucher une chandelle
à cinquante pas; sa balle effleura le chapeau de Gustave. Fel-
stadt, qui ignorait la détermination qu'il avait prise de ne point
blesser son adversaire , ne put s'empêcher de le regarder avec
élonnement.
— A vous, monsieur , dit Wolfsburg fort poliment à de Lau-
nay , avec une légère inclination de tête.
Gustave visa longtemps , et cette fois-ci le coup porta. A
peine eut-il entendu la détonation qu'il vit Edgar étendu sur le
sol. 11 s'élança vers lui; Edgar était blessé à la poitrine, et ne
donnait aucun signe de vie.
— Vous ferez bien , monsieur , de gagner la frontière le plus
tôt possible, lui dit le chirurgien de service; cette blessure est
mortelle.
En aidant à déboulonner l'uniforme d'Edgar, do Launay
KEVrE DK PAHIS. in
nperçut un objet dont il parvint à s'emparer pendant qu'on
examinait la blessure. C'était un mouchoir garni de dentelle ,
dans un coin duquel se trouvaient brodés un M. et un L.
Il fut convenu que Gustave prendrait le cheval de l'ami qui
lui avait servi de témoin , et qu'il s'en irait sur le champ à F...,
où celui-ci devait le rejoindre à midi avec une voiture. Dans dix
minutes il se trouva sur la route de F... Un sentiment de curiosité
invincible le poussait vers Malhilde ; il voulait la voir, et, en lui
rendant son mouchoir, savoir par quelle chance ou quelle ruse,
Edgar en était devenu possesseur. Le château de Linsdorf se
trouvait sur la route de V..., à moitié chemin entre M... et F...
En moins d'une heure, de Launay sonna à la grande grille.
En revoyant ainsi soudainement cet ami de son enfance , Ma-
thilde éprouva une surprise mêlée à je ne sais quel sombre et
inexpliquable pressentiment que les organisations très-nerveuses
pourront seules comprendre. Elle s'en voulait de l'espèce de
soulagement involontaire que lui apportèrent ses paroles pro-
noncées presque en entrant.
— Avez-vous des ordres à me donner pour Paris? J'y serai
dans deux jours.
Après avoir expliqué à M"" de Linsdorf que des affaires de la
dernière urgence le rapi)elaient en France , Gustave tira de sa
poche un mouchoir blanc qu'il montra à Mathllde en lui disant :
— Ce mouchoir est-il à vous?
Elle devint pâle et tressaillit; puis , sur son affirmation :
— L'avez-vous donné a quelqu'un? poursuivit-il lentement ,
et craignant presque d'entendre la réponse.
Malhilde le regarda fixement, et de ses lèvres s'échappa un
Oîu'qu'on entendait à peine.
De Launay lui rendit son mouchoir sans ajouter un mot de
plus. M""= de Linsdorf sentit ce qui devait se passer dans l'esprit
de Gustave ; mais aucune rougeur ne lui moula au front j elle
avait trop peur pour rougir, et un tout autre sentiment que
celui de la honte envahissait son cœur.
— Vous l'a-t-il donné? demanda-l-elle en prenant le mou-
choir.
— Je le lui ai pris.
Mathllde se leva de son fauteuil comme par un ressort. Cette
réponse et le départ précipité de Gustave lui suggérèrent une
24.
^278 RKVIJE DE PARIS.
pensée affreuse. Elle déploya le mouchoir. Quelques taches de
sang que Gustave , dans son empressement à le saisir et à le
cacher, ne remarqua pas, vinrent lui révéler la vérité entière.
Elle s'élança sur de Launay et lui saisit le bras. Des gouttes
d'une sueur froide brillaient sur son front; un tremblement
convulsif agitait tout son corps.
— Gustave , lui dit-elle avec une énergie surnaturelle, je ne
voudrais pas vous maudire.... Dites-moi que vous ne l'avez pas
tué!...
— J'ai sauvé votre honneur, répondit de Launay.
M""= de Linsdorf tomI)a sans connaissance à ses pieds.
Dès qu'il eut remis Malhilde entre les mains de ses femmes,
Gustave quitta Linsdorf, en proie A tous les tourments d'une
jalousie d'autant plus violente qu'elle venait d'être soudaine-
ment éveillée , et résultait d'un amour comprimé pendant de
longues années. Élevé avec Mathilde, de Launay conçut de
bonne heure pour elle un amour qui arrivait presque à l'ado-
ration. Ne possédant pas assez de fortune pour épouser une
femme qui n'en avait point , il la vit mariée à un autre et se
tut sur son propre chagrin , la respectant trop pour lui parler
d'un amour qui ne devait pas être avoué, mais ne gardant pas
moins cet amour dans les replis les plus cachés de son cœur.
Avec cette merveilleuse faculté qu'ont les hommes, de tourner
involontairement tous les événements au profit soit de leur
vanité , soit de leurs passions , Gustave s'accoutuma assez faci-
lement au mariage de celle qu'il aimait, et, regardant M. de
Linsdorf comme le simple représentant des devoirs de Mathilde
envers la société , il n'en conçut pas la moindre jalousie. M""= de
Linsdorf fut pour lui une espèce de sainte à laquelle il ne cessa
d'élever des autels dans son àrae , et dont le souvenir et la
pensée guidaient ses actions et dominaient sa vie, mais cetfe
sainte venait de perdre son prestige ; elle ne lui apparaissait plus
dans sa candeur éblouissante d'autrefois, avec son manteau de
neige et son auréole au front. Croyant la mépriser, il lui en
voulait de ce qu'il l'aimait encore. Non content de la douleur
qu'il lui avait faite à elle , il l'accusait d'être la cause de celle
qu'il ressentait lui-même. Avec l'injustice inhérente à la nature
humaine , il lui reprochait ce qu'il appelait ses années perdues
et ses sacrifices , sa vie passée à l'aimer en silence et sans es-
REVUE 1>F. PVHIS. i>79
poil- , et cet amour même qui avail fait le toiiiinenl et le hoii-
îieur de son existence. La vanité de Gustave se trouvait en même
temps si profondément blessée qu'elle ne lui permit pas de
penser aux angoisses que devait éprouver M""= de Linsdorf , et il
ne songea qu'au mal qu'elle lui avait fait. 11 ne pouvait s'em-
pêcher de reconnaître que, dans fout cela, Blathilde était la
véritable victime j mais il s'apitoyait sur lui-même.
Quand le général revint à Linsdorf, il fut frappé des regards
tristes de ses gens.
— Où est donc la comtesse? deraanda-t-il enfin à la femme
de chambre de Mathilde. Esi-elle malade?
— Ah ! monsieur le général... madame!... Ses sanglots lui
coupèrent la voix , et elle s'échappa en courant.
M. de Linsdorf, alarmé , se dirigea vers l'appartement de sa
femme. Mathilde était assise sur le seuil de la fenêtre ouverte.
Les derniers rayons du soleil couchant tombaient sur sa tête et
doraient ses cheveux noirs, qui descendaient épars jusqu'à
terre. Elle tournait le dos à son mari, qui en entrant l'appela
par son nom. Ne recevant aucune réponse, il s'approcha d'elle
et l'observa attentivement. Elle regardait fixement un mouchoir
qu'elle tenait dans ses mains, et sur lequel se trouvaient quel-
ques gouttes de sang déjà sèches et décolorées. Le général posa
doucement une main sur l'épaule de sa femme.
— Mathilde, tu ne me reconnais donc pas?
Elle se retourna, et, portant à ses lèvres la raain de son
mari , lui dit avec un sourire étrange :
— Guten tag , vielUebchen !
Arthur Dcdley.
LES
ÉCRIVAINS DE BICÈTRE.
I.
PROSATEURS.
Vous pouvez m'en croire, il ne s'agit pas ici d'une épigramme
I)onne tout au plus pour quelque revue anglaise en frais de pru-
derie et d'injures à l'endroit des drames et des romans français.
Laissons où ils sont ces romans et ces drames tant insultés :
laissons-les ù l'admiration des uns, à l'oubli des autres. S'ils
meurent, comme on le prétend, de leur belle mort, que Lucrèce
Borgia leur ouvre toutes ses bières, que Han d'Islande leur
creuse sous la neige quelque immense tombe, et sur cette tombe,
son propre crâne à la main, verse une dernière libation de sang !
Puis, que tout soit dit, et pour jamais ! rimons de nouveau des
pastorales, chantons les blés mûrs et les fromages mous. Ainsi
que don Quichotte, échangeons l'armure rouiliée, l'épée san-
glante contre le chapeau de paille et la houlette; mais surtout,
surtout respect aux morts ! Il est si ennuyeux d'en médire.
Nos grands romanciers, ceux d'à présent, peuvent donc se le
tenir pour dit, et ne pas aller plus loin. Il ne sera point question
d'eux aujourd'hui ; je prétends parler de la litléralure qui est
HEVUE DE PARIS. 281
à Bicêtre, el non pas de celle qu'au dire de bien des gens, on
y pourrait enfermer.
Avant-hier (1), soit dit sans autre préambule, je sortis gaie-
ment de Paris par je ne sais quelle barrière; un de mes amis,
interne à l'hôpital Cochin, m'accompagnait. La matinée avait
eu d'abord d'assez tristes présages, mais le soleil dispersa vers
midi les bancs de vapeurs amoncelées sur le ciel, et il éclaira
notre route qui, presque constamment, côtoya un charmant
paysage. Nous traversâmes Genlilly qu'habite une lessive i)er-
péluelle, et qui semble, neuf et pimpant, sortir de quelque blan-
chisserie ; puis, au pas de course, nous voilà sur les coteaux
crayeux au bas desquels coule la Bièvre. La description qu'en a
donnée le spirituel doyen du feuilleton, me dispense de vous
peindre la jolie vallée secrète que cette rivière enveloppe de ses
Ilots et de ses |)eupliers verts. Ce qu'il a si bien dit, lui, pour-
quoi le répéter, moi? A lui donc les peupliers qui frémissent,
les flots lents de la Bièvre, le vallon frais et abrité; à moi Bicê-
tre, qui déjà développe devant nous ses longues murailles aux
Ions bruns et roses.
Bicêtre est une ville, tout au moins un gros palais phalansté-
rien. Autrefois, c'était une forteresse; rien ne me serait plus
facile que d'en donner l'histoire, et je sais bien des gens qui ne
manqueraient pas une si belle occasion de science à bon mar-
ché. Mais à quoi bon transcrire ici Sainte-Foix, Mercier ou Du-
laure ? J'aime bien mieux vous entretenir de l'interne P. .. et de
son domicile.
Nous traversâmes la première cour, remplie de fleurs et de
vieillards; car Bicêtre a ses hôtes raisonnables : une muraille
y sé|)are deux tristes maladies ; la clairvoyante expérience et
l'aveugle illusion : ici les fous, là les vieillards. On pouvait se
méprendre à l'apathie de ces derniers et les croire très-heureux ;
mais les fleurs semblaient soufTrir, et je vis des roses que l'on
eût dit humiliées de prodiguer à des poitrines asthmatiques
leurs éphémères parfums ; leur tête penchée se détournait des
bancs où les regardait se flétrir, plongé dans une béatitude
oisive, quelqu'un de ces insouciants moribonds. De fait, l'homme
(1) 18 octobre 1840.
282 REVUE DE PAllIS.
allail survivre à la fleur, et prenait peut-être un plaisir ('égoïste
à se sentir plus jeune qu'elle.
Au sortir de là, nous cherchions notre route dans un escalier
sale, obscur et gras, lorsque tout à coup une porte s'ouvrit de-
vant nous; une bouffée d'air tiède et embaumé en sortit avec
un flot de pure lumière, et, tout ébloui, je me sentis attiré dans
un petit boudoir d'étudiant, merveilleux d'ordre et de propreté.
Parlez-moi des contrastes : cette chambrette n'eût été partout
ailleurs qu'une jolie mansarde; après un tel escalier, c'était un
petit palais. Et quoi, cependant ? Un papier rayé de blanc et
de bleu , un lit tout blanc dans une blanche alcôve; çà et là ,
clouées au mur, quelques lithographies et quelques plâtres
moulés, un horrible masque d'idiot à côté d'un buste d'enfant;
une marine d'Isabey, une autre de Roqueplan, et deux ou trois
caricatures de Gavarni; puis, le poignard, la pipe d'écume de
mer, la grosse canne à pomme d'or, accessoires obligés, et,
voletant sur tout cela, un innocent petit moineau élevé à toute
sorte de vertus privées par le plus épouvantable forçat que
Toulon ait envoyé à Bicêtre. Ce moineau, nourri aux frais de
l'état, est le quatre-mille-cent-vingt-cinquième pensionnaire
du célèbre établissement que nous allions visiter.
Mais, auparavant, notre hôte voulut nous offrir quelques
rafraîchissements, et, d'un air à demi sérieux, il appela son
groom. Le groom d'un interne devait être quelque horrible
infirmier ; mais non. Le domestique qui nous apporta des fruits
et du vin , eût damé le pion, par sa tenue, au valet de pied
d'un millionnaire anglais; veste rouge, culotte noire, guêtres
brunes ; livrée aristocratique dont j'avais quelque souvenir.
P.... s'amusait de ma^surprise, que je ne dissimulais pas assez
poliment.
— Qu'en dis-tu? demanda-t-il à son collègue de Cochin ,
lorsque le service fut achevé. Avez-vous des valels tournés
comme celui-ci ?
Avant que mon ami eût riposté à ce sarcasme, la mémoire
m'était revenue :
— Je ne sais guère, me hâtai-je de répliquer, qu'une seule
personne à Paris capable de vous en offrir autant; c'est le duc
de *".
— Ah ! vous connaissez la livrée, reprit P,.,.en souriant. En
REVUE DE PAHIS. 283
ce cas, à bas tout mon luxej je vous avouerai que vous venez
d'être servis par un de nos plus élégants épileptiques; ses
maîtres l'ont fait entrer ici, et, comme nous espérons le guérir
sous peu de temps, il a conservé sa place chez eux. En atten-
dant il est attaché à ma personne.
Cet incident égaya notre léger repas; et ce fut, je vous le
jure, sans penser à mal que nous pénétrâmes immédiatement
dans les détours de la sombre demeure. Mais le rire qui volti-
geait encore sur nos lèvres, au moment où Ton ouvrit devant
nous la première salle , s'y arrêta comme figé par le regard
que nous jela l'un de ses mistrables habitants. Je le vois en-
core... je le verrai toujours, j'imagine. Avait-il entendu nos
éclats déplacés? je l'ignore; mais à peine avais-je posé le pied
sur le seuil de la porte , que déjà cet horrible regard était
venu heurter le mien. Nous étions dans la salle d'essai : là
s'opère le triage des infirmités morales. Ai)rès quelques jours
d'épreuve, on y sépare la simple paralysie de la fureur, Tépi-
lepsie de la lipomanie : celle-ci , je raiq)ris alors, est une mé-
lancolie compliquée j)ar une tendance au suicide. L'homme
dont nous avions attiré sur nous les yeux funestes était juste-
ment un lipomane.
Voyez-le comme je le vis, et comme d'ailleurs ils sont pres-
que tous. La salle forme un carré long; à droite et à gauche,
deux petites rangées de lits en fer dont les montants aigus
semblent offrir à la manie du suicide une arme redoutable. La
ruelle qui sépare chaque lit de ceux qui l'avoisinent, justement
assez large pour qu'une chaise y trouve place , est le domaine
d'un malade. S'il a droit à une surveillance plus active, ou si
ses emportements ont nécessité l'emploi de la camisole de
force, la chaise, au lieu d'être au fond de la ruelle, se rap-
proche de l'allée centrale. Quelquefois même on la place au
pied du lit, sans doute afin que l'aliéné soit plus immédiate-
ment à la disposition des gardiens. L'homme dont je vous
parle était ainsi en dehors. Ses mains abandonnées reposaient
au hasard sur ses genoux; sa léte, légèrement penchée en
avant, demeurait immobile, son regard seul changeait de
direction. Je ne lui vis faire qu'un seul geste, un geste de
désespoir soudain, poignant, intolérable, accompagné d'une
contraction des muscles de la face. Il porta vivement une de
284 HEVLE L»K PAKiS.
ses mains derrière sa léle rasée pour y promener à plusieurs
reprises ses doigls crispés. La longue veste gris fauve qui
compose l'uniforme de tous les pensionnaires de Bicêtre était
entr'ouverle et laissait voir une poitrine large et velue.
P...., s'apercevant que mon attention était captivée par ce
spectacle, me dit à haute voix :
— Ceci est un cocher de (iacre , fou de désespoir depuis la
mort de sa petite-fille.
Je tressaillis , sup|)0sanl qu'une si brusque allusion à la
cause de ses chagrins allait développer chez cet homme une
irritation ou une douleur nouvelle. Il n'en fut rien; je ne vis
ni pâlir sa joue ni élinceler son regard; seulement notre
curiosité parut le gêner. Il se leva lentement, et, sans nous
quitter des yeux, fit mine de nous tirer son chapeau. A peine
avions-nous tourné le dos qu'il se laissa retomber sur sa
chaise.
Presque tous ses voisins étaient silencieux et absorbés dans
une vague contemplation. Au fond de la salle, néanmoins, deux
hommes qui semblaient dormir sur un tas de paille se soule-
vèrent en nous voyant approcher; l'un d'eux bavardant avec
une excessive volubilité , tandis que son camarade riait en le
contemplant d'un air de commisération.
— Comment je me trouve? répondit notre fou à une question
de P....; très-bien, très-bien, très-bien.... le bouillon un peu
clair. ..un peu... un |)eu clair... Je ne vous en accuse pas., .non,
non... ni monsieur (il montrait un des gardiens)... ni monsieur,
ni vous... mais il y a des gens... il y a des gens qui s'amusent
à mettre... à mettre des tirants dans les côtelettes... et c'est
indigne... Je le disais à monsieur (son voisin)... à monsieur...
qui est évêque de Meaux...; c'est monsieur de... monsieur de...
vous savez bien... monsieur de... attendez donc, je me souviens
fort bien... monsieur de...
Nous le laissâmes cherchant encore ce nom qui jamais ne
lui revenait. Une telle folie, tout en dehors, et pour ainsi dire
vulgaire , avait affaibli nos premières impressions. Sans cela ,
je ne sais vraiment si j'aurais pu continuer ma visite.
— Vous n'avez pas deux sols pour acheter du tabac ?
Ceci me fut dit, dans la cour où nous passâmes ensuite, par"
le frère d'un magistrat distingué, membre d'une de nos asscm-
REVUE DK l'ARIS. î»85
blées législatives. Je déposai, non sans loujïir, une faihle au-
mône dans la main qu'il me tendait humblement. A côlé de lui,
un homme debout , le cou en avant, les yeux au ciel, les mains
ouvertes dans l'attitude de quelqu'un qui prend son élan, attira
mes regards. J'approchai de lui sans détourner un seul instant
son attention de l'objet mystérieux qu'elle semblait poursuivre
dans les nuages. Tout à coup il se laissa aller en avant, comme
s'il comptait sur deux ailes prêtes à l'emporter vers le ciel, se
retenant toutefois par un recul subit au moment où l'équilibre
allait lui manquer ; alors il se prit à sourire vaguement, et
parut inviter du regard à descendre près de lui l'apparition qui
l'attirait à elle. Que voyait cet homme? à quelle extase d'amour
ou de religion était-il livré? Je ne pus le savoir; P.... lui-même
l'ignorait.
— Il n'articule jamais une parole, me dit-il, c'est un hallu-
ciné; voici un paralytique.
Celui qu'il me désignait ainsi était assis sur un petit banc, et
se leva sans mot dire , dès que P.... lui eut fait signe d'appro-
cher. Il avait sur la tête un chapeau de paille h larges bords ,
que, d'un revers de main, le jeune interne fît tomber en arrière.
J« compris ce geste en voyant les traiîs remarquablement
beaux qu'il nous fut donné d'admirer. C'est, d'ordinaire, dans
les yeux que se révèlent les aberrations de la pensée; mais ici
le regard était d'une sérénité calme, et, i)assez moi le mot,
d'une ampleur magnilicjue. On devinait, du reste, un homme
du Nord à la largeur du front, à l'émail bleu des |)runelles, et
à la nuance rosée d'un embonpoint qui menaçait d'altérer
bientôt la régularité de ce visage imposant :
— Monsieur est un professeur de philosophie rempli de
talent, me dit P.... vous avez certainement lu quelques-unes de
ses productions.
Et il le nomma. Le nom, qui, en effet, avait déjà frappé
mon oreille , le nom était allemand , comme la physionomie de
celui qui le portait. J'éprouvai quelque difficulté à le répéter
correctement; sur quoi le fou tourna de mon côlé son regard
doux et profond,
— L..., reprit-il d'une voix à peine entendue... les Français
prononcent toujours mal ce nom.
Puis il se lut longtemps. J'attendais , sans me lasser, car il
1 25
28G REVUE DE PARIS.
me semblait impossible que ces lèvres si harmonieuses n'eus-
sent à trahir le secret de quelque méditation sublime. A la fin ,
il me regarda derechef, et, voyant avec quelle avide attention
je l'écoutais, il me dit :
— Connaissez-vous le baron Massias?
— De nom? oui certainement, répliquai-je.
Nouveau silence, et plus long que le premier. Le philosophe,
toujours calme et grave, semblait m'examiner. Un sourire bien-
veillant éclaira tout à coup sa majestueuse physionomie. Un
monde d'idées sembla naîlre au dedans de lui. De nouveau, il
ouvrit la bouche, et j'attendis de nouveau :
— Le baron Massias ! répéta-t-il.
Ce fut tout ce que lui fournit sa rêverie impuissante.
— M. Pentecôte sera plus amusant ; allons causer avec lui ,
s'écria P... en me tirant i)ar la manche.
M. Pentecôte , que nous trouvâmes assis sur la table d'un
réfectoire , ne m'amusa guère, malgré cette recommandation
préliminaire, ou peut-être à cause de la recommandation.
Sa chimère favorite consiste en ce qu'il se croit l'invenleui'
d'un procédé infaillible pour s'emparer d'Abd-el-Kader. Il ma-
nifesta d'abord quelque répugnance à s'en expliquer devant
des étrangers; mais lorsqu'il eut appris de P.... « que j'étais le
neveu du ministre de l'intérieur, et que j'étais envoyé de Paris
tout exprès pour m'entendre avec lui relativement à celte im-
portante capture , » j'obtins sur-le-champ une confiance qui
devint excessivement communicative.
Le plan d'arrestation n'avait rien que de fort simple.
M. Penlecôle partirait de Paris et se rendrait directement au-
près de rémir, auquel il viendrait offrir de lui livrer Constan-
line. Abd-el-Kader acceptant sans nul doute une si bonne au-
baine, on conviendrait d'un excellent dîner à faire auparavant
en commun , afin de mûiir les projets de trahison. Durant ce
repas , Pentecôte aurait soin de verser à l'émir force vin de
Champagne ; et \e^ pousse-café achèverait d'étourdir un homme
aussi peu habitué à la boisson que doit l'être le promoteur de
la guerre sacrée. On n'aurait plus ensuite qu'à le ramasser
sous la table et à l'expédier sur Marseille, ni plus ni moins qu'une
outre devin du Cap.
Je me permis une objection.
REVUE DE PARIS. 287
— Abd-el-Kadcr, à ce que je présume , ne boit guère de
vin.
— Ah ! laissez donc , répliqua Pentecôte d'un air tout à fait
malin... il le dit... mais si jamais il se trouvait à table avec
moi D'ailleurs, repril-il plus sérieusement... il y a des
oranges, des cédrats, des limons...
— ... Et des cannes à sucre, et du coton,.., ajoutai-je, con-
vaincu en apparence par une logique si serrée.
Comme nous quittions ce singulier personnage, il prit à part
notre guide et lui remit, en grand mystère, la lettre suivante
que nous lûmes avant d'entrer dans la cour voisine. Elle était
adressée à M. P..., docteur, et conçue ainsi qu'il suit :
« Monsieur,
>> Accablé par la plus vive douleur des peines causées à un
père de famille que vos soins ont rendus bien portant.
» M. A..., mon ami, élevé par mon père, a eu l'infamie, de-
puis que je suis à Bicêlre (dix mois) , de prendre une passion
pour une femme, M"^^ Adelle de..., ma belle-sœur, âgée de
soixante-trois ans. Cette femme, royaliste enragée comme A...,
ce dernier parvint, par son langage trompeur, à la faire revenir
jeune femme, par le plaisir d'être aimée.
» Ils se lièrent à une conspiration dans laquelle on devait
assassiner le roi et toute la famille royale; ils devaient en être
spécialement chargés avec un nommé P.... et S...., tous deux
mariés, comme A...
» Ils semirent tous les trois à la (ête du complot, et M™" de...
y jouait un grand rôle. La police en fut instruite et depuis six
mois les fît surveiller. Cette administration vigilante leur fit
mettre les yeux et à la poursuite d'une autre affaire, M™"^ de...
et A... convinrent de perdre ma fille en la déshonorant. Il l-ut
convenu qu'on donnerait Clémence Pentecôte, âgée de dix-neuf
ans, à M. P....
» Elle refusa constamment. Son éducation brillante, l'exem-
ple de sa mère pendant sa vie, lui ont donné la force de ré-
sister.
» Pour la décider, mais on n'a pas réussi, on lui dit que l'on
->S8 HKVUE DE PARIS.
allait lui donner pour camarade sa sœur, âgée de vingt-trois
ans, au couvent du Sacré-Cœur-de-Jésus, rue de Madame. L'on
a envoyé Mélanie Pentecôte , il y a quatre ans, à Avignon, pour
y former avec d'autres dames une même communauté. Elle y
est chargée de l'instruction de la nouvelle jeunesse de son
sexe qui se destine à être religieuses. Il y a dix ans que ma
lille y est.
» Vous voyez cette monstruosité.
0 Pour réussir, mes séducteurs s?, décidèrent à se rendre à
l'étranger, pour venir plus vite à bout de leur projet.
» Ils ont pris des passe-ports, c'est-à-dire qu'ils en ont des
faux, qui ne pe^it leur servir; car avant-hier, monté en
voiture à huit heures du soir, ils ont été arrêtés tous les
quatre.
» Trois en prison, au secret; M'"' de... aussi au secret, au
Wadelonnettes.
» Quant à ma fille , elle est retournée chez elle , où on lui a
donné une compagne pour pureté.
» Je meurs d'ennui , d'impatience et de chagrin : renvoyez-
moi de suite; cela presse. Ma reconnaissance sera éternelle.
» Pour la vie votre dévoué ancien malade
» JBLiEPf Pentecôte. »
Bicêtre, 17 septembre 1840.
Le lecteur doit être bien certain qu'avant de citer cette bi-
zarre épître, j'ai pris soin de vérifier l'entière fausseté des faits
qu'elle renferme. Pentecôte n'a ni enfants ni belle-sœur. Toutes
ses assertions forment un tissu de mensonges arrangés avec
une sorte de grossière logique, mais dont il reconnaît lui-même
la fausseté lorsqu'on le presse de questions.
Cette lecture me donna l'idée de recueillir les documents
écrits que les habitants de Bicêtre avaient pu remettre à mon
jeune ami P... Il me lit hommage en riant d'un énorme dossier,
au moment où je le quittai. C'est là que je puiserai dans la suite
de ce récit.
J'y ai trouvé plusieurs lettres de Pentecôte , adressées au
roi, au préfet de police, à l'administrateur général des hos-
Ki:\l F. HK PAKIS. -ISi)
pices , et enfin à celle Adèle de..., sa l)elIe-s<Eur, dont nous
venons de l'entendre dénoncer les complots. Les requêtes otfi-
cielles ont presque toutes un certain cachet de réserve. Le
désordre des idées y est en quelque sorte contenu par le respect
qu'il veut témoigner à ceux dont il implore la protection. Dans
presque toutes on le voit préoccupé d'un seul désir, celui de
quitter Bicêtre ; et les divers prétextes qu'il imagine pour de-
mander sa mise en liberté ont après tout, et en se plaçant à
son point de vue, quelque chose de spécieux. Il fait rarement
allusion à ses projets contre Abd-el-Kader : cependant il écrit
en ces termes :
Au Roi des Français,
a Sire,
» Qu'il plaise à votre grande majesté de roi des Français
d'avoir confiance â un ancien certain Dauphinois , lîls de
M. Charles Pentecôte, ex-inspecteur général de la haute police
de l'empire, qui sauva la vie bien souvent à vos augustes fa-
milles.
» Le fils , homme de lettres , peut , sife . vous livrer Abd-el-
Kader, à la France et à l'État, et à l'Europe.
» Un mot et confiance entière.
» Je pars, et tout est fini.
» Discrétion !
» Faites-moi sortir d'ici ; je pars et je ne reviens pas seul.
» Votre fidèle sujet avec respect et certitude,
» JcLiEiv Pentecôte,
» Homme de lettres. »
La qualité d'homme de lettres est revendiquée avec achar-
nement par ce pauvre diable. « J'ai plusieurs ouvrages litté-
raires à terminer, » écrit-il à M. Delessert. Et dans sa requête
à l'administration des hospices •• «J'ai fait en littérature de for'
beaux ouvrages. »
25.
■2m HEVUF, DE PARIS.
Cette modeste profession de foi ne lui donne-t-elle pas quel-
ques droits au titre qu'il réclame , et de l'homme de lettres
n'a-t-il pas au moins le naïf amour-propre?
Le début de sa lettre à M""= Adèle de*** est un curieux échan-
tillon de phrases folles.
« Ma bonne Adèle , lui écrit-il , je commence par une satire ,
car, dans cette hypothèse, Adèle que j'aime me reste, mais
M"" de***, méchante et ciuelle. Oui , je laisse le changement
qui existe depuis onze mois sur son Julien, qui ne fit jamais de
mal à son Adèle, à sa belle-sœur adorée, par son bon cœur ,
qui se sent toujours soutenus, etc. »
II s'en faut que tous les écrivains de Bicêtre aient autant de
désordre dans les idées, alors même qu'ils les formulent dans
un état de démence bien évident. Après avoir quitté Pentecôte,
nous rencontrâmes deux pensionnaires qui marchaient côte à
côte ; l'un parlait à l'autre avec une certaine solennité. Tous
deux saluèrent P...., qui me dit en désignant l'orateur :
— Vous verrez aussi de sa prose.
Cette prose était une lettre adressée à un des aliénés qui , à
deux reprises , avait voulu se donner la mort. Je ne la citerai
certes pas comme un modèle d'éloquence; mais elle ne manque
ni de suite ni d'onction. En voici quelques passages :
« Paris, le 23 juillet 1810.
» Morr CHER infortuné frère selon lA CHAIR, FILS
d'Adam , comme moi ,
» Vous êtes bien à plaindre des tristes dispositions dans les-
quelles vous vous trouvez. Cependant vous avez à remercier
Dieu de ce que vous avez encore le temps d'en sortir, puisque,
dans son infinie miséricorde, il a voulu par deux fois arrêter la
main homicide que vous portiez sur vous.
» Cette détermination de mettre fin à votre existence ne peut
être que le fruit d'un long oubli de Dieu et de ses lois; d'où il
s'ensuivrait un désordre complet, bien afl^reux, dans votre in-
térieur.
KHVUK DE PARIS. :291
(Suit une dissertation sur le suicide, considéré comme résul-
tat de doutes injurieux pour la providence divine.)
» Mon cher, reprend ensuite le pieux conseiller , votre état
rae touche et m'intéresse, quoique je ne vous connaisse point et
ne vous considère que comme du même sang en Adam; et puis-
que vous n'avez pas encore subi le sort malheureux des dam-
nés, je viens vous engagera essayer un retour sur vous-même,
à vous examiner bien sérieusement devant Dieu, votre souve-
rain juge, comme à la barre de son redoutable tribunal; à
bien apprécier la turpitude et la noirceur du cœur humain;
toute la folie de l'esprit qui renonce à sa haute destinée, lui
préférant une condition qui ne linit jamais et dont l'aspect
seul ferait frémir tous les vivants. — Qu'est-ce donc de l'é-
prouver pour des siècles éternels sans y pouvoir rien changer?
(Ici considérations fort bien déduites sur la rédemption et sur
l'insulte que le pécheur inflige au fils de Dieu, lorsque volon-
tairement il annule les résultats du divin sacrifice.) La lettre se
termine ainsi :
• • •«...••»•.,••••• •
« Que la bénédiction du ciel soit répandue sur ces lignes que
la charité chrétienne m'a suggérées, et accompagne la lecture
que vous en ferez, afin que vous soyez délié des chaînes du dia-
ble, réconcilié avec Dieu , et qu'étant mis dans la liberté des en-
fants du Très-Haut, vous puissiez autant édifier que vous avez
scandahsé. Amen.
» Je vous salue enN. S. J. C,
» B***
» Fabricant à Saint-Denis. »
Il faut bien l'avouer, plus d'un ministre delà religion, ayant
à l'heure qu'il est, charge d'âmes, ne trouverait pas, en pareille
circonstance, des inspirations aussi élevées , une parole aussi
pure, aussi chaleureuse en même temps, et aussi sobre. J'ai
dû compter cette homélie parmi les curiosités littéraires de
Kicétre.
2i)i2 IIEVLE DE PARIS.
Je n'eus pas le temps d'adresseï' la parole ù l'écrivain reli-
gieux. P.... m'entraîna dans la courdes agités. C'est là que l'on
met, eu les soumettant à la diète la plus sévère, les maiîieureux
dont la surexcitation mentale paraît s'aggraver momentané-
ment. On y voit en effet, dès l'abord, beaucoup plus de mou-
vement, on y entend beaucoup plus de bruit que dans les
autres parties de la maison. Lorsque j'y fus entré, surpris
de ne trouver près de nous aucun des gardiens , il me vint une
réflexion qui paralysa quelque peu ma curiosité. Elle fait trop
d'honneur à ma prudence pour que j'hésite à la reproduire.
Je me demandai ce que nous deviendrions, P.... , mon compa-
gnon et moi, gens fort peu robustes, s'il plaisait aux trente
gaillards parmi lesquels nous nous étions aventurés de punir
l'indiscrétion qui nous poussait aies venir examiner de si près.
P.... devina, j'imagine, le sujet de mes tristes réflexions, et
voulut me punir de mon injurieuse timidité. 11 marcha droit à
un petit vieillard rougeaud qui nous regardait en dessous , et
lui adressa je ne sais quelles plaisanteries. Aussitôt la figure
de cet homme se décomposa et devint hideuse; un abominable
rictus vint élargir ses lèvres déjà couvertes d'une bave blan-
châtre, et, vomissantd'alroces injures, il se précipita sur le jeune
interne le poing levé. P.... ne recula pas d'une semelle.
— Ah çà ! mon brave, se contenla-t-il de lui dire avec assez
de mépris, vous oubliez les douches?
Ce mot de douches est un véritable talisman. Je l'avais déjà
remarqué à propos d'un fou vaniteux que mon nouvel ami
avait contraint, pour l'humilier, — l'humiliation fait partie du
régime, — à danser devant nous une sarabande. Je pus encore
en constater l'influence. La main levée pour frapper s'abaissa
aussitôt, comme par miracle. Vagilé recula de quelques pas,
et, s'ilconlinua ses malédictions déjà presque inarticulées, ce
fut d'une voix bien radoucie, et avec des gestes singulièrement
moins expressifs.
Un des fous avait contemplé cette scène en riant aux éclats.
C'était Mayeux, le loustic de Bicêtre. La vue de cet homme
est à elle seule une consolation. J'ai rarement contemplé une
physionomie plus heureuse que la sienne, plus joviale, plus
largement ouverte, plus rabelaisienne. Et comme elle ressort
heureusement sous un chapeau de paille dont les larges l)ords
RKVUE DE PARIS. 293
sont relroiissés à la Henri IV,... ou à la polichinelle! La gaieté
(le Mayeux s'exerce à |)ro|)OS de tout, et plus parliculièrement
à propos des Parisieiiuus, qu'il traite dans ses joyeux devis
avec la plus grande liberté. On comprendra que, galanterie à
part, ce qu'il en dit ne peut guère se répéter ici; mais, grâce
à l'obligeance de mon cicérone, je puis mettre sous les yeux du
lecteur l'épître suivante , adressée par ce brave garçon à la
femme d'un de ses camarades. La voici avec toute sa richesse
de ponctuation.
A Madame A... B..., 297 , rue Saint- Honoré.
n Madame,
» Depuis deux mois que j'ai le plaisir de connaître votr»
mari, je vous supplie pour lui de bien vouloir le réclamer dans
le plus court délai et d'oublier le passé. Resterez-vous sourde
et silencieuse à ma demande? (Non !) un cri sourd se ferait
entendre!!! et vous dirait : Vous avez trahi l'amitié et l'huma-
nité!!! — Ainsi soit-jl !
B J'ai l'honneur d'être, madame , avec le plus profond res-
pect et la considération la plus distinguée ,
» roîis tout dévoué serviteur,
» MA.YECX ,
o Artiste. »
Ce «ingulier artiste est, soit dit en passant, d'une force
athlélique. Je le vis, dans la soirée, revenir du travail (on mène
travailler hors de l'établissement les aliénés qui donnent quel-
ques garanties destireté), je le vis revenir, dis-je, armé d'une
pelle énorme , qu'il faisait tournoyer au-dessus de sa léte avec
la plus effrayante facilité. Quelques jours avant ma visite, un
gardien s'étant avisé de lui refuser le passage dans un des
corridors intérieurs, Mayeux, plus gai que de coutume, prit en
riant cet homme par la ceinture de son pantalon et le je(a
29 î. r.EVUE DE PARIS.
conire un niur, où co malheureux avait failli se briser la (ètn.
C'était à la suite de cette facétie un peu risquée que Paimable
bouffon avait été mis au quart de ration et logé dans la cour des
agités.
Mayeux riait donc, et de bon cœur, en voyant se démener
son collègue. Ensuite , lorgnant P..,, d'un air narquois, il lui
montra un autre fou accroupi sous les arcades qui environnent
la cour. Celui-ci ressemblait beaucoup (qu'on veuille bien excu-
ser celte comparaison) à l'auteur de plusieurs drames , romans
et nouvelles, dont les lecteurs de la Revue de Paris ont sou-
vent occasion d'apprécier le talent facile et spirituel. C'était la
même têle brune et crépue, la même apparence de puissante
musculature; seulement les yeux gris de l'insensé , jetant un
éclat insupportable, exprimaient je ne sais quelle ironie féroce
fort étrangère à la physionomie de l'écrivain auquel je fais en
ce moment allusion. Ce personnage broyait un morceau de plâ-
tre sur les dalles de pierre , et , tout entier à cet important tra-
vail , ne paraissait nous accorder aucune attention. 11 répo(idit
;Vpeine aux bienveillantes interpellations de mon guide.
Ceci ne faisait i)as le compte de Mayeux.
— Eh bien ! demanda-t-il enfin à son camarade, comme pour
provoquer une explosion attendue , es-tu toujours mal disposé
conire monsieur ?
Il désignait P.... L'autre se remit à broyer son plâtre sans ré-
pondre un seul mot.
— Est-ce que vous m'en voulez ? demanda P.... à son tour.
Le fou leva aussitôt la tête, et jeta au jeune interne un re-
gard qui, certes, le dispensait de répondre à une telle question.
P.... voulut insister.
— Vous le savez bien , répliqua l'insensé d'une voix parfai-
tement calme , et vous savez aussi ce qui vous attend.
— En vérité non : (jue comptez-vous donc faire de moi ?
— Faut-il vous le redire encore une fois?... Eh bien! soit.
Un de ces matins, je vous prendrai comme ceci (il rapprocha
ses poings contractés et qui semblaient déjà serrer la gorge de
P ) , je vous roulerai comme cela (il les tordit violemment),
et je ferai de vous... un^ boule de pommade... Vous pouvez
compter là-dessus.
Ces paroles furent articulées rapidement, à la vérité, mais
HEVUt DE PARIS. 2i)û
sans aucune espèce d'emphase, comme des phrases banales , et
avec une assurance, une conviction, qui me firent frémir.
Quant à P...., se tournant vers mol , il ajouta seulement avec
une incroyable insouciance :
— Ce gaillard-là, il pense ce qu'il dit.
Un autre de ces gaillards, peu de mois auparavant, avait
comploté la mort de P.... L'arme était déjà trouvée; c'était un
poinçon à tresser la paille. L'assassin l'avait aiguisé pendant
plusieurs jours avec une infatigable persistance. Par bonheur
il révéla son projet à un de ses camarades , et par un bonheur
encore plus grand celui-ci le dénonça. Placé sous les douches,
le malheureu.K avoua tout , et fut immédiatement désarmé. Dès
la nuit suivante, au désespoir d'avoir manqué son coup, il se
pendit aux barreaux de sa cellule. Mais revenons à ma visite.
Mayeux riait de toute son âme , et nous accompagna dans la
loge où le père Moulin était couché.
Le père Moulin est un paysan de race normande, autant que
j'en pus juger à son accent. Lorsqu'on eut dégagé sa tête du
linceul sous lequel 11 la cachait, il se dressa sur son séant, déjà
fort irrité, mais ne sachant à qui s'en prendre. L'indécision de
ses mouvements m'apprit aussitôt que nous avions affaire à un
aveugle, circonstance qui explique l'Illusion de cet Infortuné.
Il se croit poursuivi par une femme dont l'amour obstiné com-
promet sa virile pudeur.
Il nous prit pour elle, et commença une incroyable litanie
d'injures adressées à la malheureuse qui venait le hanter ainsi
jusque dans son sommeil.
— Sois maudite ! s'écrlait-il en jetant au hasard ses bras au-
tour de lui..., rentre sous terre! Laisse-mol, vile effrontée (je
me sers d'équivalents). Je voudrais que l'on te trouvât ici.... tu
aurais le fouet, que tu mérites, mauvaise créature... Sols mau-
dite! sois maudite!
Ses cris, toujours plus perçants, allèrent jusque dans la cour
réveiller un athée qui dormait le ventre au soleil, et qui accou-
rut aussitôt vers nous. Debout sur le seuil de la loge , il se mit
à crier en manière de réponse :
— Il n'y a pas de Dieu ! il n'y a pas de Dieu !
Nous étions assourdis 5 il fallut partir.
Dans une cellule dont le propriétaire était absent, nous trou-
29{> REVUE DE PARIS.
vâmes quelques pages écrites au crayon, et dont, P..., se saisit
à mon bénéfice.
Ce n'était rien moins qu'un discours destiné à l'Académie
des sciences. La lettre d'envoi y était anriexée. Je la transcris
fidèlement :
« Monsieur Arago ,
r> Pour mapprendre dans les belles-lettres , je me suis excer-
cber d'ai)res le discours de M. ^e M. Bouffon. Je me suis sup-
poser être «omermembre de l'Acadamie pour faire un discours
pour ma supposer réception. Comme tel, je reclame de l'Aca-
démie des sciences. La proctection que mérite tout homme des
Belles-lettres, Si d'après vos profondes lumières vous m'en
trouvez digne, et je vous envoyé ces aisais pour les soumettre
à votre essamen. »
Et en note : j Pour faire parvenir à M. Arago , secraitaùe
de l'Académie des sciences, séance de lundi prochain 3 août. »
Le récipiendaire débutait ainsi :
« Vous me voyez pénétré d'élonuement, et je suis tout ému
en me voyant comblé d'honneur par la place aussi eminante
que vous m'avez choisi en m'appelant parmis les maîtres de
l'art de celte magnificente cité. Donc les noms célèbres repré-
sentent dans les 5 partis du monde la splandeur litairère de
la France. Qui depuis des siècles augmentent rapidement en se
rependant avec éclat dans la postérité pour electriser toutes les
nations, »
Le reste répondant à cette magnifique période, je m'abstien-
drai de le copier : je craindrais d'y perdre le sentiment de la
ponctuation.
Sur un autre feuillet se trouvaient des réflexions plus ou
moins profondes sur le rôle de l'armée dans la nation j et après
je ne sais quelles banalités sur le dévouement du soldat à la
patrie , jugez de ma surprise , lorsque je vis étinceler cette
phrase sublime :
«Je ne sais voir dans l'armée que le PErpLE-ciiRiST, »
Si elle n'était pas encore là sous mes yeux au moment où
j'écris . je croirais avoir rêvé j mais , soit que sa mémoire eût
HEVUt DE l-AKIS. 297
gardé ces belles paroles, écliappées à qiieiquo obscur Mirabeau,
soit que le hasard des mots ait amené cette puissante combi-
naison, comme le hasard du kaléidoscope produit parfois une
fleur merveilleuse, toujours est-il qu'elle a été jetée tout au
travers des rêveries les plus insignifiantes , rendues avec la
phraséologie la plus triviale par un misérable fou , garçon
tapissier, à ce qu'il paraît, avant qu'on l'eût renfermé à Bi-
cétre.
S'il faut prendre au pied de la lettre les notes manuscrites de
Bore (c'est le nom de l'académicien supposé) , son esprit est
surtout préoccupé de deux idées fixes : un amour excessif (loute
passion politique à part) pour le roi des Français et Vauguste
famille royale, puis un sentiment exagéré des services qu'il
(Bore) a rendus à la France. Il les énuraère pompeusement
dans une note de son discours de réception. Ce sont des sys-
tèmes de plusieurs ordres inventés à diverses époques : système
Ae pompes à vent à introduire dans les bàlimenls marchands
maritimes , pour avoir bon vent continuellement (la même
forme , ajoute-t-il , que les pompes incendiaires des sapeurs
du génie et safis réservoir de poudre)] système pour réta-
plir les mœurs en France, qui économiserait des millions
au pays ; système économique pour tous les hùpitanx de
France, etc. , etc.
Bore n'est toutefois qu'en seconde ligne parmi les prosateurs
de Bicètre. Deslignon (1) l'écrase de sa supériorité; Deslignon
donne à ses pensées un essor bien autrement ambitieux. Des-
cendant direct de Charlemagne, marié secrètement à la reine
d'Angleterre , il traite de haut en bas Napoléon lui-même , qu'il
regarde, comme un vil usurpateur de ses droits. Jean-Bap-
tiste le' , chef des dominations anglo-françaises (c'est ainsi
que s'intitule le successeur de Charlemagne), sait fort bien
qu'il est à Bicètre ; il se plaint amèrement, dans toutes ses let-
tres, des indignes traitements auxquels il est soumis et qu'il
dépeint avec une extrême énergie ; mais il se console par le
(1) Les noms cités dans cet article sont défigurés à dessein ; les
convenances nous commandaient celte inexactitude toute volontaire ;
mais , nous le répétons , les extraits sont authentiques ; pas un mot ,
pas une lettre n'y sont changés.
1 26
298 REVUE DE PARIS.
sentiment de sa puissance, et par la certitude où il est d'écraser
un jour les ennemis ligués contre sa liberté. En attendant, il
s'adresse aux chambres, à MM. les docteurs , professeurs et
élèves de la faculté médicale de Paris, à la reine d'Angleterre,
sa femme , et à des marchandes lingères de la rue du Ponceau,
qu'il veut lui donner pour dames d'honneur. Ce qu'il y a d'é-
trange dans toutes ces réclamations , c'est la convenance rela-
tive de chacune d'elles. Aux chambres , Jean-Baptiste h"" expose
ses griefs politiques; aux médecins de Paris, ses plaintes de
malade. Il écrit à la reine Victoria sur un ton familier, tour à
tour très-tendre , Irès-railleur ou très-menaçant. Enfin , c'est
du bout de la plume et avec les plus cavalières formules , qu'il
enjoint aux demoiselles N (les lingères en question) de le
venir réclamer au plus tôt. Ses lettres sont fort longues , —
quelques-unes ont jusqu'à trente-deux pages in-4°, — écrites
d'un seul trait, sans ratures et sans aucune hésitation appa-
rente; circonstance d'autant plus remarquable que la longueur
et l'enchevêtrement des périodes, l'incohérence de leurs subdi-
visions, leur agencement illogique, attestent le désordre et
la mobilité des idées que Jean-Baptiste 1" développe avec tant
d'étendue.
Il résulte de sa pétition aux chambres que les Français sont
allés à Réville, lieu de sa naissance, dans le courant de l'an-
née 1804 , pour rendre hommage et prêter serment de fidélité
au fils de Qharlemagne, chef de la famille des anciens rois
d'Angleterre. Bonaparte les conduisait en cette occasion ; et ,
quoique déjà il ei^it donné plusieurs marques de sa scélératesse,
on ne pouvait pas imaginer qu'il oserait se liguer contre le
jeune bienfaiteur de la patrie. L'armée française , en se rendant
à Austerlilz , salua le jeune cardinal de cinq ans, devenu de-
puis lors empereur et roi. L'ordre de la Légion d'honneur cé-
lébra , au son d'une musique guerrière, la naissance de son
fondateur, en témoignant la joie qu'il éprouvait à la vue de
son chef en jupon , qui lui ordonnait , pour la deuxième
fois , d'aller cueillir les lauriers des victoires qu'il lui avait pré-
parées.
Depuis lors, la pacification de la France a été due aux nom-
breux travaux de Jean-Baptiste. Sans en faire le compte, il
veut seulement en citer quelques-uns ;
KEVUF DE PARIS. i29n
« Tels sont, s't'crie-t-il , les télégraphes, les ressorts de di-
ligences, etc.; les machines à vapeur , les chemins de fer et
leiiis perfectionnemenls ; les temples , les palais, les trottoirs,
les marchés de Paris; les quais, les colonnes, fontaines, arcs
detriomphe, et léclairage par le gaz, le bitume, la rue de
Rivoli, les puits artésiens; diverses fondations et différentes
machines industrielles ou aratoires et chimiques ; découvertes
de nouveaux produits, comme le sucre d'érable, de bette-
rave , etc. , etc. »
» Et c'est là l'homme que les Parisiens ont laissé insulter chez
lui , par des monstres ! etc. , etc. »
Ces monstres composent un parti-protée que nous avons vu ,
pendant les dernières années (toujours au dire de Jean-Bap-
tiste), prendre tous les noms pour accaparer tous les talents.
Longtemps ils reculèrent devant la puissance du tils de Charle-
magne. Un jour, cependant , ils le traînèrent devant le juge de
paix de Villejuif : ils affectèrent hypocritement de se présenter
comme les défenseurs officieux de celui qu'ils accusaient ; puis,
après avoir obtenu sa condamnation , ils allèrent chanter vic-
toire dans les journaux ( voir le Constitutionnel , mois d'avril
1827). En 1830, ils réalisèrent enfin toutes leurs menaces,
et voulurent contraindre Jean-Baptiste à renoncer, en leur
faveur , à ses titres et à ses droits. 11 refusa et fut enfermé à
Bicêlre.
Là, ces mêmes hommes , prenant le costume de médecins ,
d'employés, voire de malades, vinrent entourer leur victime ,
cherchant à capter sa bienveillance. Ils voulaient l'amener à
leur révéler ses vues politiques , afin de s'en servir contre lui
auprès de la diplomatie européenne. Ici commence une série
d'horreurs entreprises par ces mêmes hommes. Ils ont miné
Paris , miné Bicêlre, incendié les granges et les meules de blé;
ils ont cherché à détruire les mines de fer de Saint-Etienne;
mais toutes ces criminelles tentatives ont échoué , grâce à la
vigilance de Jean-Baptiste, qui les a dévoilées au péril de sa
vie.
Ce qu'il y a de plus douloureux pour Jean-Baptiste, c'est la
ligue de ses parents contre lui. lis font partie de la clique; ils
se sont rendus coupables de trahison. L'un s'est approprié ses
biens, un autre lui a volé son nom, un troisième a voulu lui
300 HEVUE DE PARIS.
dérober les moyens d'imiter le vin de Champagne ; ce misérable
prétendait exploiter celte belle découverte , et faire un com-
merce ruineux pour les coteaux français.
Après cette amère phiiippique , dont je n'ai pu indiquer que
les principales divisions, Jean- Baptiste demande qu'on le mette
en liberté.
« Aussitôt sorti, ajoute-l-il , je me rends à Londres, d'où,
après mon intronisation , je donnerai à la France de nouvelles
preuves de mon attachement et de ma sollicitude de tous les
âges.
» Par Jean-Baptiste Premier.
î V. A. Q. D. G.»
Avec la reine Victoria , son auguste époux se sert d'un tout
autre langage :
« Qwoidonc t'a empêché jusqu'à ce jour, Augusline, de faire
réclamer les lettres que je t'ai écrites à partir du 6 janvier der-
nier? Que penses-tu donc faire , Augustine , en portant de toi-
même obstacle à notre union? Es-tu donc comme Saintin (1),
si jalouse d'une gloire de mots quipeuvent maintenant te coûter
un avenir dont tu semblés provoquer la culbute par des fautes
déjà si nombreuses, que c'est à peine si quatre années de mon
travail pourront réparer les écarts de tes deux années de soi-
disant règne.
» .......,..,,
" Comme Saintin , tu m'as laissé sans moyens d'existence ,
tout en te disputant avec (mots illisibles)\t fruit des ventes de
ma boisson,
» As-tu pu penser, Augustine, que seul, et sans autre titre,
ton nom de Victoire , sans doute I" , n'est-ce pas? (je n'en vois
pas d'autre parmi les membres de la race qui depuis des siècles
occupe la place de mes parents maternels ).... As-tu pu penser ,
dis-je , qu'un prestige accolé à ce nom , qui , sans autre litre ,
(1) C'est le même Saintin que Destignon accuse d'avoir voulu lui
ravir la découverte d'un procédé à l'aide duquel on imiterait le via
do ChampRgnc.
KEVIJE M PARIS. 301
ne représente pas sa valeur idéale, lui vaudra de ma part une
soumission que sans être ce que je suis je ne voudrais pas l'ac-
corder?
»
» Les Anglais seraient-ils assez peu reconnaissants de mes
dispositions à épargner le sang humain pour soutenir ta cause,
si tu veux te maintenir à la hauteur déraisonnable où tu t'es
placée , que je serais , moi , bien loin de te céder , sais-tu , mon
amie ? Et au lieu de courir me jeter à tes genoux , je planerais
sur l'Océan pour détruire , non-seulement ta prétendue dynastie,
sais-tu, Victoire ? mais les trois îles de fond en comble, sais-
tu, mon amie? »
Ici , menaces effrayantes ; Jean-Baptiste ne fléchira pas , il
exterminerait plutôt sa race elle-même (sais-tu Augustine?) et
ferait disparaître par de nouveaux prodiges les montagnes qui
dominent Londres et Dublin ( sais-tu, mon amie?). Ensuite il
reprend :
« Je ne suis point , Augustine , disposé à te faire des affronts,-
mais si le cœur t'en dit , et que ta nation me résiste , nous nous
battrons. Victoire, jusqu'au dernier.
» Vois maintenant ce que tu prétends faire. Je ne veux pas,
certes , rester ici. Si , dès le deuxième jour de ma rentrée chez
moi, rue des Petits-Blancs-Manteaux, n" 12, au deuxième,
dansunpauvre réduit, je ne vois point Victoire venir m'y tendre
la main..,., mon mariage avec elle est rompu pour jamais....
quitte à me battre avec tous les Anglais et les tuer jusqu'au der-
nier.
» Si mes Anglais n'y consentent pas, je prends chez eux une
autre femme. Adieu, mon Augustine j adieu son nom de Victoire
el sa splendeur passée.
» Par Jean-Baptiste !<" Destignoi». »
Bicêtre, 5 août 1840.
Si je ne voulais éviter au lecteur une trop brusque transition,
ne serait-ce pas un tableau curieux à lui lùontrer que la vie de
Bicêtre analysée par un de ses habitants? A plusieurs reprises,
Deslignon , substituant ses rêves fébriles h la réalité déjà si
28.
302 REVUE DE PARIS.
triste , raconte les tortures inouïes dont il se croit l'objet. En
le lisant alors , on sent peu à peu la contagion de ses terreurs
et de sa colère : non pas , certes , que l'on accepte ses assertions
furieuses et les détails dans lesquels il entre ; mais il est difficile
de se soustraire à cette idée poignante que cet homme, en se
plaignant ainsi , ne ment que relativement à nous. Pour lui,
tous les supplices qu'il dépeint ont réellement existé. Il est
vrai , pour lui , (ju'on le livre à des gardiens féroces toujours
prêts à l'accabler de coups et d'injures ; qu on lui administre
des remèdes empoisonnés; qu'on le soumet à des expériences
mortelles ; qu'on le plonge dans des bains de moutarde ; que ,
la nuit, des hommes apostés à dessein le soumettent à de fortes
décharges électriques , atîn de troubler momenlanément sa
raison et de prolonger ainsi sa captivité (1); enfin qu'on étouffe
ses justes plaintes , en lui dérobant les pages où il les accumule
avec une persistance frénétique.
Sa défiance une fois excitée ne connaît plus de bornes. Les
gardiens ont un jargon mystérieux qui leur sert à s'entendre,
sous les yeux mêmes du fou , et à combiner les tourments qu'ils
lui préparent. Un étranger survient-il , aussitôt des égards hy-
pocrites succèdent aux mauvais traitements, une propreté af-
fectée aux négligences les plus sordides. Les bourreaux (c'est
ainsi que Destignon les appelle) cachent sous des gants, leurs
mains sanglantes. A quoi servirait alors de se plaindre? on ne
croirait pas leur victime.
Tout ceci est imaginaire. — A qui le dites-vous, bon Dieu !
mais qu'importe ? Souvenez-vous de ces horribles visions du
cauchemar, si jamais vous les avez éprouvées; de ces deux
mains lourdes et glacées qu'un fantôme assassin posait sur
votre poitrine; de ce rire affreux qui bruissait à votre oreille !
Kespiriez-vous à l'aise en de tels moments ? l'épouvantable stri-
deur de ce ricanement ne glaç;ûl-elle pas voire sang dans vos
veines ? Et cependant où était le spectre ? d'où partait le bruit?
Supposez maintenant qu'une créature douée de toute sa
raison devienne réellement le jouet des persécutions acharnées
(1) Tous ces faits et bien d'autres sont exposés dans le mémoire de
Destignon à l'Académie de Médecine.
REVUE DE PARIS. 303
auxquelles Destignon se croit livré , pensez-vous que sa cervelle
y résiste. Dès lors comment espérer que ce malheureux fou
guérisse jamais?
Ces réflexions, si je les avais faites à Bicètre, m'en eussent
inévitablemenl chassé à l'inslanl même; mais je manhais de
curiosité en curiosité, capiivé i)ar roliservaliuii des (li)jels ex-
térieurs et distrait par eux de loule analyse moialf.
— Puisque vous prenez tant d'iiiléiél à vos confrères, me
dit P...., venez de ce côté : j'ai des poêles à vous montrer.
[La suite à un prochain numéro. )
LES
COMPAGNIES LITTÉRAIRES
EN FRANCE
AVANT X.B DIZ-SBPTIÈMB SIÈCLE.
Bien que le nom ^''académie soit emprunté à l'une des sectes
pliilosophiques de l'ancienne Grèce, 11 ne paraît pas que les
compagnies littéraires que ce mot désigne aujourd'hui aient
existé chez les peuples de l'antiquité. Un seul fait , qui rappelle
en partie cet usage , nous a été conservé par Martial. Il nous
apprend que les poëtes de Rome avaient formé entre eux une
espèce d'académie, qui se réunissait dans un lieu particulier
nommé schola poetarum (école des poëtes). Juste Lipse ajoute
qu'ils y faisaient leurs lectures et qu'ils avaient un jour particu-
lier pour se réunir tous les ans , et resserrer , dans un repas de
corps , les liens de confraternité qui existaient entreeux. Comme
on le voit, ces détails s'appliquent mieux à ce que nous nommons
une société qu'à une académie.
De cette vague indication il faut passer brusquement aux
temps modernes, et descendre jusqu'au règne de Charlemagne.
On sait combien cet empereur aima les lettres , et combien il en
favoiisa la culture dans toute l'étendue de son royaume. Ayant
fondé auprès de chaque cathédrale des meilleures villes , une
REVUE DE PAlviS. Ô05
école OÙ les sciences et les lettres étaient enseignées , il appela ,
pour présider à ces écoles , les plus savants hommes des divers
pays de l'Europe. A l'instar de ces écoles , il avait créé dans
son palais une académie composée des plus illustres professeurs
réunis autour de lui , et dont lui-même voulut être un simple
membre. Suivant leur goût pour tels auteurs sacrés ou pro-
fanes , les membres de cette Académie adoptèrent un surnom.
Angilbert se nommait Homère ; Riculphe , archevêque de
Mayence, Dametas ; Alcuin , Albinus; l'historien Éginard,
Calliopius; et Charlemagne , qui préférait à toutes les études
celle de l'Écriture sainte, s'appelait David. Dans une lettre à
l'archevêque de Mayence , Alcuin se plaignait de la dispersion
de cette Académie, occasionnée par la guerre. « Je suis de-
meuré seul à la maison , disait-il ; vous Dametas , vous voilà en
Saxe; Homère est en Italie, Candidus est en Angleterre....
Dieu veuille nous ramener bientôt David et tous ceux qui
suivent ce prince victorieux! »
Cet essai d'académie, dû au génie de Charlemagne, ne fut
pas renouvelé pendant le moyen âge. Cependant il exista à cette
époque, dans les différentes provinces qui composent aujour-
d'hui la France , des compagnies dont la littérature , à vrai
dire , n'était pas la seule attribution , puisque l'amour y avait la
première place et servait de texte aux poésies que l'on y ré-
citait , mais dont les occupations ressemblaient quelquefois à
celles de nos académies modernes. Je veux parler des cours
d'amour. Quelle que soit l'origine qu'on puisse assigner à ces
compagnies, il est certain que plusieurs troubadours, qui flo-
rissaient dans la première moitié du xii^ siècle, ont parlé des
cours d'amour. Elles se composaient d'un certain nombre de
dames au jugement desquelles deux troubadours soumettaient
une question amoureuse. Généralement cette question était trai-
tée dans deux pièces de poésie différentes , que chaque partie
adressait à la cour, qui, bien souvent, prononçait aussi son ju-
gement en vers. André le Chapelain, qui vivait vers 1170,
écrivit en latin un ouvrage dans lequel il conserva plusieurs des
jugements rendus par ces tribunaux d'un nouveau genre. André
cite principalement les cours d'amour des dames de Gascogne,
d'Erniengarde, vicomtesse de i\arbonne,de la reine Éléonore,
de la comtesse de Champagne et de la comtesse de Flandres. La
306 REVUE DE PARIS
situation de ces difFérentes cours amoureuses, prouve que des
provinces du midi de la France, cet usage ne larda pas à se ré-
pandre dans celles du milieu et du nord. Le mariage d'Éléonore
d'Aquitaine avec le roi Louis VII ne fut pas sans influence à cet
égard. Ces cours étaient composées d'un assez grand nombre de
dames châtelaines, puisque la comtesse de Champagne , dans
une assemblée tenue en 1174, réunit jusqu'à soixante juges.
Quelquefois les deux parties se présentaient devant la cour; le
plus souvent elles y adressaient leurs questions dans des pièces
de vers qu'on appelait tensons. Les dames prononçaient leur
jugement d'après certains principes exposés dans un code
amoureux qu'un chevalier errant avait rapporté de la Bretagne,
de la cour du roi Arthur.
Voici quelques-uns ries articles de ce code , qui en contient
tiente-trois du même genre :
« Le mariage n'est pas une excuse légitime contre l'amour.
— Qui ne sait celer ne peut aimer. — L'amour doit toujours
augmenter ou diminuer, — Une fois que l'amour diminue, il finit
bientôt. — Rarement il reprend ses forces. — Le véritable amant
est toujours timide. »
Je ne rapporterai aucun des jugements rendus par ces cours
d'amour, ils roulent tous sur une métaphysique plus ou moins
délicate; par exemple, laquelle est plus aimée, ou la dame
présente, ou la dame absente? Qui induit le plus à aimer, ou
les yeux, ou le cœur? Je me contenterai d'observer que ces
compagnies, en adoucissant les mœurs quelque peu grossières
de l'ancienne chevalerie, eurent aussi l'avantage de perpétuer
le goût des sociétés polies et presque littéraires.
A ces cours d'amour bientôt dispersées au milieu des guerres
longues et désastreuses que l'hérésie albigeoise entraîna avec
elle, succédèrent deux sortes de sociétés litléraires qui eurent,
avec nos académies modernes, une analogie plus marquée: ce
sont les jeux floraux de Toulouse , et les compagnies qui , sous
le nom de'Puy-Notre-Dame , furent établies dans les différentes
villes de France. Quant aux jeux floraux, dont la célébrité fut
grande, et dont l'origine a été le sujet de discussions assez vives,
voici ce qu'on peut dire à leur sujet : vers 1523, plusieurs bour-
geois de Toulouse , amateurs de la poésie provençale , se ré-
unissaient dans un jardin situé dans les faubourgs de la ville ,
KEVUE DE PARIS. 507
pour y réciter des vers. Le 8 novembre 1323, ils conçurent la
pensée de former une société qui , sous le nom de gaie science,
cultiverait l'art des troubadours; c'est pourquoi ils écrivirent
une lettre eu vers , dans laquelle ils engageaient tous les poëtes
de la langue d'oc à venir dans leur verger, le 1^"^ mai suivant,
pour y réciter des pièces de vers en langue vulgaire, en l'hon-
neur de Dieu, de la Vierge et des saints; ils promettaient de
donner une violette d'or à celui dont l'ouvrage serait jugé le
meilleur.
L'appel fait aux troubadours fut entendu, et des concurrents
nombreux se présentèrent dans le jardin des sept bourgeois;
chacun récita sa pièce en présence d'une assemblée dont la no-
blesse et les magistrats de la ville faisaient partie. Ces derniers,
dans le but de donner un plus grand lustre à celle institution,
décidèrent que ce concours aurait lieu chaque année , et que la
ville fournirait aux dépenses qui en résulteraient. Trois autres
prix furent ajoutés par la suite à celui qui était donné dans
l'origine, et un grand repas suivit chaque concours. La ville de
Toulouse , en supportant tous les frais nécessaires à ces con-
cours , en devint la véritable fondatrice ; aussi voit-on les capi-
touls de Toulouse diriger cette inslilution, et présider à ces
fêtes littéraires. Des registres conservés à la municipalité de la
ville, font connaître les règlements et les statuts de l'institution,
et les dépenses qu'elle nécessita chaque année.
Si l'on avait toujours consulté ces registres avec soin, pour
écrire l'histoire des jeux floraux, la fable étrange qu'on répandit
à leur sujet n'aurait pas si longtemps prévalu. Ce fut au com-
mencement du xvi" siècle , à l'époque où les jeux de la gaye
science furent soumis à des changements nombreux, que le
nom à^jeux floraux fut adopté et que Ton vit paraître aussi
la fameuse Clémence Isaure. On adopla au sujet de celte dame
deux systèmes : le premier consistait à la déclarer fondatrice
des jeux floraux , bien que les registres ne fissent aucune men-
tion d'elle; les partisans d'un autre système se contentaient de
la regarder seulement comme bienfaitrice des jeux ([ue les mal-
heurs de la guerre avaient fail négliger. Mais ces derniers , qui
n'avaient pour toute autorité qu'un poërae apocryphe , variaient
tellement dans la date qu'ils assignaient à la vie de Clémence
Isaure, que rinspecUou attentive deti legislivâ sutiisail pour
S08 KEVUE l)K l'AKIS,
renversei'oe système. C'est avec peine que l'on renonce à celte
Clémence Isaure , dame illustre de Toulouse et fondatrice des
jeux floraux. L'on ne peut douter cependant que cette prétendue
origine ne soit le résultat d'une erreur et de documents mal in-
terprétés. En résumé, les jeux floraux se rapprochèrent beau-
coup de nos modernes académies. Le nombre des membres,
d'abord limité aux sept juges et au capitoul qui les présidait,
fut augmenté peu à peu; on y reçut ceux qui avaient été cou-
ronnés trois fois; les séances eurent Heu à quatre époques de
l'année, et la docte assemblée rédigea une rhétorique et une
poétique à l'usage de ceux qui voulaient prendre part à ses tra-
vaux. Enfin elle décida qu'une somme de 100 livres environ
serait allouée chaque année pour offrir une récompense au
meilleur poëte de la France. Ainsi , au mois de décembre 1554 ,
le prix fut accordé à Pierre Ronsard , pour son excellent et
rare génie, et la fleur d'églantine qui lui était destinée fut con-
vertie en une Pallas d'argent. L'année suivante, Ronsard étant
mort, le même prix fut décerné à Antoine de Baïf , le premier
entre les poêles français.
Si , comme on n'en peut douter , les jeux floraux de Toulouse
doivent en partie leur origine aux anciennes cours d'amour ,
c'est à d'autres idées qu'il faut attribuer celle des difïérentes
compagnies littéraires qui, du xiv^ au xvi<= siècle, furent éta-
blies dans plusieurs bonnes villes de la France, à Rouen et à
Amiens par exempte. Ces compagnies , auxquelles on donna gé-
néralement le nom depu-Xj se réunissaient à certaines époques
de l'année, pour entendre des pièces de vers composées en
l'honneur de la Vierge; un prix était décerné à celle de ces
pièces que l'on jugeait la meilleure. Chaque année on élisait un
maître ou roi de ces assemblées , et c'était à lui de subvenir
aux principales dépenses nécessitées par ces réunions. Pour
comprendre la raison qui avait fait choisir la Vierge comme
sujet unique des chants, rondeaux, ballades, envoyés à ces
diff'érentes compagnies , il faut se rappeler combien le culte
consacré à la mère de Jésus-Christ fut , pendant le moyen âge,
fervent et empressé. A cette époque de naïve croyance, on at-
tribuait à son intercession auprès de Dieu une puissance sans
limites , et les nombreux miracles qui chaque jour signalaient
cette bonté inépuisable étaient recueillis avec soin et venaient
KliVl-t DE r.UilS. 309
aiigiiKMiler colle lôyoïuie, la plus longue et la plus curieuse de
toutes celles qui furent imaginées alors. Quand on a parcouru
ces légendes qui sont le sujet d'ouvrages fort longs et de toute
nature , on reconnaît sous combien de formes se manifesta l'a-
mour sans bornes que chacun portait à la Vierge , et l'on n'est
plus étonné que ses louanges aient été le sujet des concours
poétiques 'de cette époque. Le plus ancien de ces puys fut in-
stitué à Rouen à la fin du xi<= siècle, en l'honneur d'une fête en-
core célébrée par l'Église aujourd'hui , la Conception de Notre-
Dame. S'il faut en croire maître Wace , poëte normand du
xii« siècle , cette fête fut instituée à propos d'un miracle opéré
par la Vierge. Elfin , abbé de Ramèse, envoyé du roi d'Angle-
terre à la cour de Danemark , assailli par une violente tem-
pête , se recommanda à Notre-Dame , qui le sauva et le condui-
sit au port sain et sauf. Maître Wace consacra le souvenir de
ce miracle dans un poëme assez long qui contient la vie de
Notre-Dame, et depuis cette époque (vers 11Î50 ) , la fête de la
Conception , nommée plus tard la fête aux Normands . fut cé-
lébrée à Rouen chaque année. Ce fut principalement pendant les
xve et xvi'= siècles que cette compagnie littéraire brilla d'un vif
éclat. Tous les ans on nommait un prince ou directeur du jeu ,
qui devait subvenir aux frais nécessaires. A l'imitation des jeux
floraux de Toulouse , la récompense consistait souvent en une
fleur d'argent ; ainsi je trouve dans un manuscrit l'indication
suivante : « Le dimanche treizième jour de décembre ISôo , à
Rouen , au couvent des Carmes , honorable homme Jean Leuze,
seigneur de Feuguère , bourgeois et marchand de cette ville de
Rouen , comme prince , tint le puy à l'honneur et révérence de
l'immaculée conception de la sainte Vierge... Le prince supplie
à tous poëtes et orateurs de composer en langue française ,
vulgaire et latine, apporter et envoyer auditpuy chants royaux,
ballades, rondeaux et épigrammes, à l'honneur d'icelle con-
ception , etc. Au chant royal sera donnée la palme , et au dé-
battu le lys, pour la meilleure ballade... A tel refrain que
l'auteur voudra sera donnée la rose. »
L'origine du nom de ;:»îi^ donné à ces compagnies littéraires
a été expliquée diversement; on sait que le moi puy vient de
podiuvi (colline), et l'on a pensé avec raison que c'était la
désignation de l'emplacement choisi comme amphithéâtre natu-
1 27
310 REVUE DE PARIS.
rel de ces premières réunions. Quoi qu'il en soit , les savants
de la confrérie du piiy d'Amiens assignaient à ce mot une autre
origine; ils prétendaient que ce nom de puy avait été donné
aux compagnies littéraires destinées à chanter les louanges de
la Vierge , en l'honneur d'un miracle opéré par Notre-Dame ,
qui sauva un enfant endormi et près de lomher dans un puils.
Ils avaient fait ^-eprésenter ce miracle sur le retable du grand
autel de la cathédrale d'Amiens , et on y lisait cette inscription :
Origine de la confrérie du Puy ( Origo confraternitatis Pu-
tœi). Voici , au sujet du puy d'Amiens , quelques particularités
qui feront connaître l'organisation de ces compagnies. Le puy
d'Amiens fut fondé en 1593, sous le titre de Confrérie d'A-
miens ; c'est-à-dire que l'usage assez ancien dans la ville de
consacrer des poésies pieuses à la Vierge, devint l'objet d'une
association littéraire régulièrement constituée; les membres de
la confrérie se réunissaient chez l'un d'eux, appelé le maî/ye
du puy , pour y lire des chants royaux composés en l'honneur
de la Vierge et de son immaculée conception. Le jour de la
Chandeleur, il y avait un dîner dont les membres de la com-
pagnie partageaient les frais et dont ils nommaient le président,
qui devenait pour l'année suivante le maître de la confrérie.
Pendant le dîner, ce maître faisait représenter un jeu ou mys-
tère, donnait à chaque membre un chapeau vert et une copie
du mystère. Le lendemain , après la messe, le maître décer-
nait publiquement une couronne d'argent à celui qui avait com-
posé la meilleure ballade.
Ces usages ou quelques autres du même genre furent aussi
pratiqués dans plusieurs villes de France, Sans être précisé-
ment les mêmes que ceux qui constituent nos académies mo-
dernes , il existe cependant entre eux des rappoits qui sont fa-
ciles à saisir. Au nord de la France , en Belgique et dans les
Pays-Bas , le nom donné à ces compagnies différa ; il fut plus
savant , plus littéraire , mais il désigna la même institution ;
elle fut appelée chambre de rhétorique. Plusieurs de ces
chambres, dont l'origine remonte, dit-on , à une antiquité
assez haute, avaient déjà, vers 1302, une organisation
régulière. Dans le courant du xvi^ siècle, presque toutes
les villes et tous les bourgs de la Flandre et du Brabant
avaient leur chambre de rhétorique j et même Louvaiii en coiup-
REVUE DE PARIS. 511
(ait six, Bruxelles cinq, Anvers trois, ainsi que Gand et Ypres.
Outre les poésies sacrées que l'on recevait au concours , ces
chambres proposaient, à certaines époques de l'année, des
questions de littérature ou de philosophie auxquelles les seules
chambres reconnues étaient admises à répondre; elles le fai-
saient ordinairement par une moralité écrite en vers. La cham-
bre qui remportait le prix appelé Joyau du pays , proposait à
son tour une autre question. Les fêtes données à l'occasion de
ces concours étaient brillantes et très-suivies. Les compagnies,
se rendant visite les unes aux autres , déployaient, dans ces
circonstances , tout le luxe qui était à leur portée.
En 149Ô, l'archiduc Philippe, père de Charles-Quint, souve-
rain des Pays-Bas , convoqua dans la ville de Malines toutes les
chambres de rhétorique de la langue flamande. Elles s'y rendi-
rent par députés. Sous le litre de la Fleur de Beaume , l'ar-
chiduc établit une chambre suprême et nomma son chapelain,
Pierre Alteurs , chef absolu de cette chambre , l'autorisant à la
soumettre à un règlement. Ce règlement, qui ne parut qu'en
1503, portait en substance « que la chambre serait composée
de quinze personnes , y compris le lieutenant et le trésorier , et
de quinze jeunes hommes qui seraient tenus d'apprendre l'art
de la poésie ; que du produit de l'argent à fournir par les mem-
bres , on proposerait tous les ans un prix pour lequel chaque
rhétoricien serait le maître de concourir; que lorsque ladite
chambre de rhétorique et les quinze jeunes hommes y agrégés
se rendraient aux concours proposés par les chambres des au-
tres villes du pays , ils pourraient, en vertu de leur suprématie,
représenter leur drame ou jeu de moralité quand il leur plai-
rait , sans être obligés de tirer au sort ; qu'afin d'honorer dans
cette chambre , d'une manière plus particulière, Notre-Seigneur
Jésus-Christ et la Vierge Marie ,on y admettrait quinze femmes,
en mémoire des quinze joies de la sainte Vierge. »
Du tableau que je viens de tracer des différentes compagnies
littéraires qui s'établirent en France pendant le moyen âge , il
résulte qu'aucune de ces compagnies ne fut complètement iden-
tique avec l'Académie française , non-seulement comme l'insti-
tua Richelieu , mais encore comme plus tard elle fut constituée
par Louis XIV. Cependant on a pu remarquer, soit dans les
cours d'amour ou les jeux floraux , soit dans les puys consa-
312 lŒVLE DE PAKIS.
crés à Notre-Dame ou les chambres de rhétorique , des usages
et des occupations analogues à celles de notre Académie fran-
çaise. Sans prétendre établir entre cette académie et les insti-
tutions précédentes une similitude complète, j'ai voulu suivre
la même pensée sous les formes diverses qu'elles ont reçues du
temps et des usages différents. Il reste à chercher maintenant
s'il exista en France quelques académies pendant le xvi" siè-
cle, et quelles furent les circonstances qui donnèrent à celle
que fonda Richelieu , en 1635 , une aussi grande prospérité.
Bien que François I^r ait protégé de tout son pouvoir les arts
et les sciences , et que ce fût à bon droit qu'on le surnomma
Père des lettres, je n'ai trouvé sous son règne aucune trace d'é-
tablissement d'une académie. Ce fut sous le règne de Charles IX,
vers 1570 , qu'une académie , presque entièrement pareille à
celle fondée par Richelieu, fut établie, à la sollicitation du
poëteBaïf, qui, voulant joindre à l'art des vers celui de la
musique , s'était associé Joachim-Thibaut de Courville, profes-
seur de chant. Tous deux présentèrent à Charles IX, le plan de
leur académie , avec les statuts et règlements qu'on devait y ob-
server. Le roi , approuvant leur dessein , leur accorda , au
mois de novembre 1570 , des lettres-patentes par lesquelles ils
avaient la permission de se choisir dix associés , six desquels
jouiront des privilèges . franchises et libertés dont jouissent
nos autres domestiques; et afin, ajoute le roi, que ladite
académie soit suivie et honorée desplus grands , nous avons
libéralement accepté et acceptons le surnom de protecteur
et premier auditeur d'icelle.
Quand ces lettres furent envoyées au parlement pour y être
enregistrées , plusieurs de ses membres s'opposèrent à cette
nouvelle institution , sous prétexte qu'elle devait nuire aux
bonnes mœurs. Baïf et son collègue firent une requête, priant
la cour d'envoyer quelques magistrats pour se trouvera une
épreuve de la poésie et musique dont il est question, pour
en faire le rapport ; offrant de plus au premier président , au
procureur général et au plus ancien des membres de faire par-
tie de l'académie. Mais le parlement craignait que cette institu-
tion ne portât atteinte aux droits de l'université ; il renvoya
Baif devant le recteur. Quand la lecture des statuts et règle-
ments de la nouvelle académie eut été entendue, le recteur et
REVUE IJE J'ARIS, .11-
son conseil demandèrent à consulter les facultés. Enfin le potite
s'adressa encore au roi , qui ordonna que rétablissement de la
nouvelle académie eût lieu sans retard , ce qui fut aussitôt exé-
cuté, Charles IX assista quelquefois aux séances de cette aca-
démie , qui trouva aussi dans Henri III un protecteur zélé; ce
dernier la visita , dit-on , à plusieurs reprises , et refusa toujours
de se couvrir devant cette compagnie.
C'est peut-être à un sage fort répandu en Italie pendant le
xvi^ siècle, que cette académie dut naissance ; on sait combien
les habitudes et les usages de ce pays furent de mode en France
à cette époque. S'il faut en croire Gabriel Naudé, toutes les
villes, toutes les bourgades un peu importantes de l'Italie,
avaient leur académie. Chacune d'elles aimait à se distinguer,
en adoptant un nom bizarre, singulier ou pompeux : ainsi les
Intronisés [Intronati), à Sienne ; les Humoristes (//«wo/7's//),
les Linx {Linci), les Fantastiques (FantasUci)^h Rome; les
Paresseux (Otiosi), à Bologne ; les Ornés {Jddornamenti) , à
Gênes ; les Olympiques {Olimpici), à Vicence, et tant d'autres
du même genre qu'il serait trop long de nommer. Suivant Ga-
briel Naudé, quelques-unes de ces académies, celle de Sienne
entre autres , existaient en 132'ô ; elles se réunissaient plusieurs
fois dans la semaine , cultivaient non-seulement la poésie, mais
encore l'éloquence , et se plaisaient dans des exercices publics
à étaler la science et la facilité d'élocution de ceux qui en fai-
saient partie.
Bien que je ne puisse en fournir aucune preuve directe , il est
probable que toutes ces institutions eurent quelque influence
sur l'essai tenté par le poète Baif. II faut observer aussi que de-
puis le règne de François 1" les lettres et les arts commençaient
à occuper une place importante dans la société française. A la
cour, l'on commençait à rechercher les conversations érudites
et polies. C'est ainsi que François P'' aimait à réunir autour de
lui les hommes les plus érainents en savoir , et qu'il se plaisait
à entendre leurs doctes propos. Après avoir lu le Decaméron
de Boccace et avoir accepté la dédicace d'une traduction française
(ju'Antoine Le Maçon avait faite de ce livre , François I" , saisi
(l'admiration, voulait, de concert avec sa sœur, sou fds et sa
Itelle-tille, entreprendre un recueil pareil, mais différent en ceci
qu'il n'aurait conleuu (jue des histoiies véritables. A l'imilation
i.>7.
014 REVUE DE PARIS.
de la cour de France , la maison de quelques riches prélats et
celles des premiers magistrats du royaume servaient d'asile à
une société choisie , élégante, où les beaux-arts, les sciences et
les lettres faisaient souvent le sujet de la conversation.
Ces essais de culture littéraire , auxquels les rois , la cour et
le clergé de France avaient pris part dans la première moitié
du xvie siècle, furent fout à coup interrompus pendant la lulto
sanglante des partis religieux. Ces réunions, dans lesquelles
les travaux de l'esprit commençaient à dominer, cessèrent; il
n'y avait pas de société possible dans un temps où la croyance
religieuse séparait les hommes, ou les précipitait armés les uns
contre les autres. Cependant ces années de guerre et de violence
ne détruisirent pas tout à fait les bonnes études, La langue cul-
tivée par des magistrats éloquents et intrépides, par quelques
écrivains satiriques , gagna en clarté et en précision. Déjà dans
les guerres delà Ligue, la presse, qui de notre temps règne sur
le monde, joua un grand rôle et multiplia d'une manière ef-
frayante toutes ces productions plaisantes eu moqueuses, soit
en prose, soit en vers, qui coûtent si peu à l'esprit français.
Les premières semences d'une culture littéraire , répandues
au milieu de nous dès la lin du xv siècle par le renouvellement
des études et par les bienfaits nombreux de François 1"» et de
ses successeurs , ne furent donc pas perdues. Aussi , dès que le
règne de Henri IV eut amené quelques années de repos , cet es-
prit d'une société polie où les arts et les lettres occupent une
grande place, se manifesta de nouveau, et devint même presque
dominant. Comme on avait beaucoup à dire, beaucoup à se mo-
quer surtout, on se rechercha , et, dans toutes ces réunions,
les femmes ne manquèrent pas de se placer au premier rang et
de vouloir pour elles un empire qui leur appartient à plus d'un
litre , celui de la politesse et de la plaisanterie fine et railleuse.
Il faut lire les Mémoires du règne de Henri IV et de Louis XllI,
et ces ouvrages de mœurs écrits sous les ministères de Richelieu
et de Mazarin , pour connaître toute la faveur dont jouirent
plusieurs cercles de la cour et de la ville. La politique, la reli-
gion, sujets sérieux et graves, n'y étaient par traitées ouverte-
ment : un pouvoir despotique et jaloux, des passions encore vi-
vantes y mettaient un obstacle insurmontable; à peine si quelques
esprits plus audacieux, plus libres que les autres, se permet-
REVUE DE PARIS. 315
talent sous ce rapporl de raies épigrarames. L'éloquence de la
chaire, la poésie, le tliéâtre que Richelieu, Rotrou, le grand
Corneille venaient de mettre en vogue, devinrent le sujet de
toutes les conversations. Molière , dans sa comédie des Pré-
cieuses, nous a conservé, tout en se raillant, le souvenir de
cet amour pour les lettres qui s'empara de la société entière.
Madelon, en remerciant Mascarille qui lui promet la visite de
toute une société de beaux esprils , ajoute : « Pour moi , ce que
je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de ces
visites spirituelles , on est instruite de cent choses qu'il faut sa-
voir de nécessité , et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On ap-
prend par là, chaque jour, les petites nouvelles galantes, les
jolis commerces de prose et de vers; on sait à point nommé :
un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet j
une telle a fait des paroles sur un tel air , celui-ci a fait un ma-
drigal sur une jouissance , celui-là a composé des stances sur
une infidélité... un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là est
à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages
sous la presse j c'est là ce qui vous fait valoir dans les com-
pagnies. »
En effet, depuis le cardinal de Richelieu environ, et même
auparavant, la littérature en tout genre était devenue le sujet
principal des cercles les plus polis et les mieux composés.
On a beaucoup parlé de la réunion nombreuse d'hommes de
lettres et de gens d'esprit de toute condition que la marquise de
Rambouillet sut former à son hôtel ; celte réunion fut nommée
à bon droit le cercle des véritables précieuses; plusieurs années
avant l'établissement de l'Académie française , des morceaux
d'éloquence ^t de poésie, des questions littéraires de toute nature
faisaient le sujet des conversations de chaque jour. Ce cercle
était le plus remarquable de tous ceux que les gens de cour te-
naient à Paris. Après le cercle de l'hôtel de Rambouillet, il y
avait encore les réunions de M"« de Scudery , qui , par sa grâce
et son esprit, par sa conversation , précieuse il est vrai, mais
pleine de bon goût , savait , le samedi de chaque semaine, atti-
rer chez elle les hommes les plus marquants de son temps. Ce
privilège de l'esprit n'appartenait par seulement à la noblesse.
Ainsi Voiture, fils d'un simple marchand de vin, devenait le
premier personnage de l'hôlel de Rambouillet , ainsi M™« Pilou ,
ZIH REVUE hV. PARIS.
simple bourgeoise, femme et veuve d'un pauvre procureur au
parlement , était admise chez les plus grands seigneurs. Chacun
d'eux s'empressait de lui rendre visite , de la consulter sur les
affaires les plus importantes. On craignait beaucoup ses repar-
ties piquantes et pleines de sens , on se les répétait par la ville ;
et quand cette bonne bourgeoise tomba gravement malade, la
reine mère et le jeune roi Louis XIV firent arrêter leur équipage
à sa porte pour savoir de ses nouvelles.
Outre ces réunions qui avaient lieu dans la ville, chez les
grandes dames ou même chez les bourgeois ayant assez d'esprit
pour se faire écouter, il se formait encore, parmi les hommes
de lettres, des compagnies spécialement consacrées à entendre
la lecture de nouveaux ouvrages ou à parler d'éloquence et de
poésie. Ces compagnies méritent d'autant plus de fixer notre
attention que c'est l'une d'elles qui donna naissance à l'Acadé-
mie française. Cet usage ne fut pas particulier à la capitale du
royaume, et je dois dire ici quelques mots d'un essai du même
genre tenté dans le midi de la France, au commencement du
xvuo siècle. Ce fut le résultat de l'amitié qui unissait entre eux
le jurisconsulte Antoine Favre, père de l'académicien Vaugelas,
et François de Sales, qui reçut et mérita si bien les honneurs
de la canonisation ; je laisse à ce sujet parler M. Sainte-Beuve,
le nouvel historien de Port-Royal; « Une fleur encore, et la der-
nière, avant de prendre congé du gracieux saint. Il était intime-
ment lié, on le sait, avec le président Favre, jurisconsulte illus-
tre, et ils se donnaient, en s'écrivant, le titre de frère. Cette
correspondance si intéressante paraît presque cesser à partir de
septembre 1597. C'est que Favre, jusque-là sénateur de Cham-
béry, fut alors appelé, comme président du conseil des Genevois,
à Annecy, où résidait l'évêque de Genève. Vivant ensemble dans
celte ville, ils eurent l'idée, vers 1607, d'y fonder une académie
à l'instar de celles d'Italie. On en a les statuts. La théologie, la
philosophie, la jurisprudence, les sciences mathématiques et
les lettres humaines y devaient être représentées. Ils l'établirent
sous le nom d'Jcadémie (lorimontane. Le duc de Savoie ac-
corda des privilèges, le duc de Nemours en fut le protecteur.
Les séances se tenaient dans la maison même du président. Une
devise ingénieuse et gracieuse se lisait au-dessous de l'image
d'un oranger portant fruits et fleurs : Flores fruvlusque pe-
iŒVUE DE PAllIS. 317
rennes ; ne semble-t-elle pas déceler le choix du souriant pré-
hil?... Quand des écrivains comme saint François de Sales et
Honoré d'Urfé en étaient, on conçoit combien la culture litté-
raire y aurait pu profiter et s'embellir. Mais Favre, devenu pré-
sident du sénat de Chambéry en 1610, quitta Annecy, Il est à
croire que l'Académie dès lors ralentit ses réunions. La mort de
François (1622) y dut causer un dernier préjudice, si toute-
fois, à cette date, elle subsistait encore. »
C'est à peu près dans le même temps où se formait à Annecy
l'académie tlorimontane que les compagnies littéraires, qui pré-
cédèrent à Paris l'établissement de l'Académie française, com-
mencèrent à se propager. Je citerai comme l'une des premières
et des plus remarquables celle que Malherbe tenait chez lui
presque tous les soirs. 11 était cependant fort mal meublé, et
logeait dans une chambre garnie dans laquelle il n'y avait que
sept ou huit chaises de paille. Souvent les chaises étaient toutes
occupées, et il lui survenait encore du monde; Malherbe fermait
alors la porte en dedans, et répondait à ceu.K qui frappaient :
Attendez, il n'y a plus de chaises.
Racan, qui nous a conservé tous ces détails, raconte encore,
au sujet des réunions littéraires de Malherbe, l'anecdote sui-
vante : « Il faisait presque tous les jours, sur le soir, quelque
petite conférence dans sa chambre, avec Racan, Colomby, May-
nard et quelques autres. Un habitant d'Aurillac, où Maynard
était alors président, vint une fois heurter à la porte, en deman-
dant : 31. le président n'est-il point ici ? Malherbe se lève brus-
quement, à son ordinaire, et dit à ce monsieur le provincial :
Quel président demandez-vous? Sachez qu'il n'y a que moi qui
préside ici. »
Après Malherbe, Ménage ouvrait aussi, tous les mercredis
soir, sa maison du cloître Notre-Dame, à plusieurs hommes de
lettres, ses amis ; plus tard, bien des années après la fondation
de l'Académie française, Ménage, devenu infirme et ne pouvant
plus sortir, tenait chez lui tous les jours un cercle littéraire.
Antérieurement à la création du cardinal-ministre, le gazetier
Renaudot avait aussi formé, ù son bureau d'adresses, une sorte
d'académie que l'abbé de Saint,-Germain, ennemi du cardinal,
affectait de confondre avec l'Académie française.
J'arrive enfin à rétablissement de celte illustra compagnie.
-18 REVUE DE PARIS.
Tout en rappelant les faits principaux consignés par Pélisson
dans son histoire, je vais lâcher d'en signaler plusieurs autres
qui ont été omis par cet hahile écrivain.
Ce fut, on le sait, à une réunion liltéraire semblable à celles
de Malherbe et de Ménage que l'Académie française dut nais-
sance ; en effet, Pélisson rapporte qu'environ l'an 1G29, «quel-
ques particuliers logés en divers endroits de Paris, ne trouvant
rien de plus incommode dans cette grande ville que d'aller sou-
vent se chercher les uns les autres sans se trouver, résolurent
de se voir chez l'un d'eux un jour de la semaine. Ils élaient tous
gens de lettres et d'un mérite au-dessus du commun. M. Godeau,
maintenant évêque de Grasse, M. de Gombaud, M. Conrart,
M. Giry, feu M. Hubert, commissaire de rartillerie, M. l'abbé
de Serisay et M. de Maleville ; ils s'assemblaient chez M. Con-
rart...» Là, comme dans les réunions de Malherbe ou de Mé-
nage, on parlait de tout, mais principalement de foelles-letlres.
Si quelqu'un de la compagnie avait fait un ouvrage, il en don-
nait lecture, et chaque membre lui disait librement son avis.
Cette réunion, qui resta secrète pendant plusieurs années, fut
tout à coup divulguée par l'indiscrétion d'un nouveau membre,
par Faret, qui en parla à Desmarets et à Boisrobert ; ces deux
derniers ayant manifesté le désir de faire partie de ces réunions,
on les présenta, et ils furent enchantés de la manière dont on
jugeait les ouvrages, de l'esprit, de la politesse quirégnaient
dans l'assemblée. Boisrobert, qui avait, comme on le sait, pour
occupation de divertir le cardinal de Richelieu en lui racontant
toutes les nouvelles qui couraient par la ville, ne manqua pas de
l'entretenir de la réunion littéraire dans laquelle il avait été.
« Il lit un récit avantageux de la petite assemblée, dit Pélisson,
et des per-sonnes qui la composoient. » Le cardinal de Riche-
lieu, charmé de ce qu'il entendait, proposa, par l'entremise de
Boisrobert, à cette compagnie de former un corps, de s'assem-
bler régulièrement et sous la sauvegarde de l'autorité. Quand
les offres du tout-puissant cardinal furent faites à la compagnie,
presque tous les membres les trouvèrent avantageuses. Cepen-
dant ils regrettèrent leur ancienne indépendance et leur obscu-
rité. Bien plus : Maleville et Serisay, serviteurs, l'un du duc de
La Rochefoucault , l'autre du maréchal de Bassompierre, ces
deux ennemis du cardinal, réunirent tous leurs efforts pour dé-
KtVUfc; DE PARIS. 319
cider la compagnie à refuser la proleclion du cardinal ; mais
Chapelain, nouvellement arrivé dans l'assemblée, la décida pour
Topinion contraire ; enfin il fut arrêté : Qtie M. de Boisrobert
serait prié de remercier très-humblement M. le cardinal de
l'honneur qu'il leur faisait, et de l'assurer qu'encore qu'ils
n'eussent jamais eu une aussi haute pensée, et qu'ils fus-
sent fort surpris du dessein de son étninence, ils étaient
tous résolus de suivre ses volontés. Le cardinal leur fit répon-
dre de continuer leurs réunions, ei qu'augmentant leur com-
pagnie ainsiqu'ils le jugeraient à propos, ils avisassent entre
eux quelle forme et quelles lois il serait bon de lui donner
à l'avenir.
Ces négociations avaient lieu au commencement de l'année
^Gô4. Conrart s'étant marié, les réunions se tinrent chez M. Des-
marets. Ce fut chez ce dernier que la compagnie, augmentée de
quelques membres, décida qu'elle serait gouvernée par trois of-
ficiers, un directeur el un chancelier nommés seulement pour
un temps, el un secrétaire qui serait perpétuel. Serisay fut
choisi pour directeur, Desmarets pour chancelier, Conrart pour
secrétaire. De plus, en mars 1734, il fut décidé que la compa-
gnie prendrait le nom à.' Académie française, seul nom qu'elle
porta toujours, bien que plusieurs aient voulu l'appeler ^cat/e-
mie des beaux esprits, Académie de l'éloquence, Académie
éminente. Ces travaux préliminaires furent suivis d'un discours
rédigé par Faret et d'une lettre par M. de Serisay. Le discours
devait servir de préface aux statuts de l'Académie ; la lettre était
adressée au cardinal de Richelieu pour le prier d'accepter le ti-
tre de protecteur de l'Académie.
Le cardinal, ayant reçu la lettre et le projet de discours, se
les fit lire deux fois l'une el l'autre. A la première, il répondit
qu'il acceptait l'honneur qu'on voulait bien lui faire ; au second,
il fit écrire à la marge plusieurs observations relatives à la
forme el au style. L'Académie, tout en déclarant qu'elle se sou-
nieltailaux remarques que Son Éminence voulait bien lui faire,
donna cependant une preuve d'indéj)endance : à propos de deux
remarques du cardinal, il fut décidé, dans la séance du 27 no-
vembre 1634, que Son Éminence serait suppliée de dire si elle
voulait absolument qu'on les changeast, parce que son apos-
tille était conçue en termes douteux et que les phrases sem-
."20 Uh.VUE !>L PAiUS,
bloient assez nobles et assez françoises atonie la contpugm'e.
« Je ne trouve point, ajoute Pélisson, qu'on ait changé ces en-
droits depuis, et cela suffist pour croire que le cardinal ne s'y
obstina pas davantage. »
L'Académie eut ensuite à régler quelle devait être la matière
de ses occupations. Ciiapelain représenta qu'à son avis la jriin-
cipale devoist être de travailler à la pureté de nostre lanf/ue,
et de la rendre capable de la plus haute éloguetice, que par
conséquent la compagnie devait travailler à un bon diction-
naire, à une grammaire, à une rhétorique et à une poétique.
L'Académie approuva ce projet, et Chapelain fut chargé d'en
dresser le plan.
Depuis ces réunions chez Desmarets, l'Académie n'avait pas
cessé de travailler à la rédaction des statuts. De Chastellet, en
sa qualité de conseiller d'État, y mit la première main, ensuite
il fut arrêté que chaque membre apporterait ses conclusions
écrites. Comme on le pense bien, toutes les propositions ne fu-
rent pas admises, et ce ne fut qu'après des discussions assez
longues que les statuts de la nouvelle académie furent arrêtés.
Quant aux lettres patentes, il était facile de prévoir que, de
la part du roi, il n'y aurait aucune opposition. Conrart fut
chargé de les rédiger, et le garde des sceaux ne s'avisa pas d'ap-
porter dans cette affaire aucun retard. Mais ce fut du parle-
ment que vinrent les difficultés. Ce corps, qui s'était refusé, au
XVI'' siècle, à ratifier l'académie fondée par Baïf sous la protec-
tion deCharles IX, n'osa pas,avecle cardinal de Richelieu, faire
une résistance ouverte et motivée, mais il apporta dans cette af-
faire beaucoup de mauvais vouloir et de lenteur. Le cardinal se
fâcha, écrivit en son nom et en celui du roi de France au pre-
mier président; il déclara que, si ce qu'il demandait traînait
en longueur, il ferait présenter et vérilSer les lettres patentes
au grand conseil. Le parlement, ayant vu qu'il ne pouvait lut-
ter, se résigna, et au mois de juillet 1657, après deux années
de délai, les lettres patentes qui érigeaient la compagnie litté-
raire de MM. Conrart et Desmarets en Académie française, furent
enfin enregistrées.
Nous nous sommes appliqué à exposer d'une manière suc-
cincte, et en suivant pour guide l'histoire de Pélisson, l'origine
de l'Académie française; il nous reste encore à faire connaître
HLVLE DE l'AKlS. Ô-2J
tout l'cclal, toute ia luuiiiur (|ueproduisii'eiil chns Icj (iiiîVrcms
cercles de la capitale les faveurs accordées par le cardinal à la
nouvelle Académie. On s'étonna d'abord, et tous ceux qui n'en
faisaient pas partie et qui n'avaient pas l'espérance d'y être ad-
mis se récrièrent sur le peu de mérite de plusieurs des mem-
bres. Tallemant dit à ce sujet, dans l'historiette consacrée à
Boisrobert, que ce dernier avait placé à l'Académie bien des
passe-volants, et qu'on les appelait les enfants de la pitié de
Boisrobert. Il est curieux de voir comment Balzac, qui depuis
fut le grand soutien de l'Académie et son bienfaiteur, reçut la
nouvelle de celte fondation : « Vous me mandez, écrit-il à Cha-
pelain, que vous avez été receu par grâce dans V Académie des
beaux-esprits ; et moy je voudrois vous demander qui a receu
les beaux-esprits qui vous ont receu? » Après des compliments
exagérés pour Chapelain, il demande ce que c'est que diiec-
teur et que messieurs tel et tel, dont par respect les éditeurs ont
remplacé les noms par des points, et termine par ces mots :
« Quoi que vous puissiez dire là-dessus, j'ay peur que vous ne
me persuaderez pas, et j'aurai de la peine à adorer le soleil le-
vant dont vous me parlez. On m'en escrit comme d'une comète
fatale qui nous menace comme d'une chose terrible et plus re-
doutable que la sainte inquisition. On me mande que c'est une
tyrannie qui se va establir sur les esprits, et à laquelle il faut
que nous autres faiseurs de livres, rendions une obéissance
aveugle. Si cela est, je suis rebelle. » Quelques jours après. Cha-
pelain ayant écrit à Balzac pour réfuter tous ces mauvais bruits
et lui annoncer qu'il serait bientôt de cette académie, ce der-
nier changea tout à coup de langage : « Je vois bien, écrit-il
que cette nouvelle société fera honneur à la France, donnera
de la jalousie à l'Italie, et si je suis bon tireur d'horoscope; elle
sera bientôt l'oracle de l'Europe civilisée. »
Cependant il s'indigne qu'on y ait admis certains person-
nages : « Ils peuvent être de l'Académie, dit-il, mais en qualité
de bedeau ou de frère lai , comme les huissiers font partie du
parlement... En tout cas , je vous prie qu'il y ait deux ordres
d'académiciens; et souvenez-vous, à la première séance, de sé-
parer les patrices d'avec le peuple. »
Le duc d'Orléans, frère du roi Louis XIII , toujours ennemi
du cardinal, s'avisa, pour se moquer ou par imitation, défaire
1 2i
322 • REVUE DE PARIS.
chez lui une espèce d'académie : plusieurs des membres savaient
à peine lire. « Laboulaye-Brulart, ajoute Tallemant, eut 15,000
livres pour accommoder la salle, fournir de papier, d'encre, de
quelques livres, etc. On trouva qu'il n'avait rien fait de ce qu'il
fallait. Monsieur le fit venir. — Je vous dirai la vérité , répli-
qua-l-il; dès que j'ai été trésorier, je suis devenu voleur comme
les autres , et j'ai tout mis dans ma bourse. — Voilà tout le
monde à se mettre contre lui, il se sauva, il en fut quitte pour
quelques livres qu'on lui jeta à la tête, et l'Académie alla à vau-
l'eau, n
Deux tentatives plus sérieuses furent faites dans le but de
rivaliser avec l'Académie française fondée par Richelieu; ni
l'une ni l'autre, comme on le pense bien , ne réussirent. Ce fut
l'académie de la vicomtesse d'Auchy , et celle du fameux abbé
d'Aubignac.
La vicomtesse d'Auchy, bel esprit de celte époque, se plaisait
à recevoir chez elle tout homme qui se mêlait de poésie. S'il
faut en croire Tallemant, dans ses historiettes, elle avait été la
maîtresse de Malherbe, qui lui adressa des vers sous le nom de
Caliste. On voit par une de ses lettres, ajoute Tallemant, que
c'était un amoureux un peu rude; il a avoué à M™'= de Ram-
bouillet qu'ayant eu soupçon que la vicomtesse d'Auchy aimait
un autre auteur, et l'ayant trouvée seule sur son lit, il lui prit
les deux mains d'une des siennes, et de l'autre la souffleta jus-
qu'à la faire crier.
Au moment où Richelieu, en adoptant l'Académie française,
réleva tout à coup au premier rang des cercles littéraires de la
capitale, la vicomtesse d'Auchy, devenue vieille et assez riche,
voulut aussi établir chez elle une Académie dans laquelle chacun
lirait quelque ouvrage. Ce fut, dit-on, l'abbé de Gérisy qui ,
pour contrarier Boisrobert, mit ce projet dans la tête de celte
femme. Les premières séances furent suivies, et Tallemant
raconte y avoir entendu un certain Pagan lire une harangue
assez ridicule. L'abbé d'Aubignac et un M. de Lesclache, qui
montrait la philosophie en français, y débitèrent aussi quel-
ques discours. Un nommé Saint-Ange , excité par les succès de
Lesclache , fît entendre dans celte académie des enfants qu'il
avait, disait-il, instruits sur la philosophie et la théologie; mais,
quelques-uns de ces petits perroquets ayant avancé des propo-
REVUE DE PARIS. 32ô
sillons inafsonnantes elpcu orlhoiloxes, Tarchevèque de Paris,
présent à l'assemblée , conseilla doucement à la vicomtesse de
laisser là ces disputes; elle fut rebelle et s'y obstina : alors
M. de Retz fit cesser les réunions.
La tentative de l'abbé d'Aubignac, pour être plus audacieuse,
ne lui réussit pas davantage. Il était grand amateur des compa-
gnies littéraires, et l'on a vu plus haut que la vicomtesse d'Au-
chy s'empressa de l'admettre à celle qu'elle avait formée ; ce
ne fut pas la seule où il se rendait, car il allait aussi aux confé-
rences de MM. Bourdelot et de Lesclache , où l'on traitait plus
particulièrement des sciences et delà philosophie. 11 allait aussi
aux assemblées de Montmor et de Ménage. Entin, ayant vu tout
le succès obtenu par l'Académie française, il conçut le dessein,
dans sa vieillesse, en 1662, de créer à son tour une académie;
elle avait lieu chez lui deux fois la semaine, et beaucoup d'hom-
mes distingués de cette époque la fréquentaient. En 1604, il
essaya défaire ériger cette compagnie en ^cat/éwne royale,
et il adressa à ce sujet un discours au roi ; mais il ne fut pas
écouté, et la société littéraire qu'il avait fondée mourut avec
lui.
On le voit par toutes ces critiques et par toutes ces imitations,
Richelieu, en créant l'Académie française, ne pouvait que réus-
sir ; cet établissement répondait aux besoins d'une époque où
des maîtres dans tous les genres allaient produire des œuvres
immortelles.
Le Roux de Lincy.
MÉLANGES.
M. AIhéric Second , vient de faire paraître un petit volume
qu'il intitule .• Lettres cochinchinoises sur les hommes et les
choses dujotir, écrites à l'empereur de la Chine.
Nous ne pouvons parler de ces petits livres , destinés au même
succès que les Guêpes, comme nous voudrions pouvoir le faire,
mais nous ne résisterons pas au plaisir d'en citer quelques frag-
ments pris au hasard.
« Décidément , le peuple français est de tous celui qui sait
honorer le plus délicatement la vieillesse.
II est pour elle rempli d'égards, de soins et d'attentions tou-
chantes,
DéjA nous avons parlé de la Comédie-Française ; et la Co-
médie-Française n'est rien comparée fi l'institution des Inva-
lides et à celle du Luxembourg.
Quand un soldat a suffisamment servi sa patrie , quand il lui
a fait hommage d'un de ses bras ou d'une de ses jambes , il est
admis aux Invalides.
Là, le gouvernement a recours ù des ruses très-ingénieuses
dans le but paternel de faire oublier à son hôte les désagré-
ments de sa position.
On continue à l'habiller en militaire ; on lui permet l'usage
du sabre les dimanches et jours de fête; on lui fait monter la
garde de temps en temps , et lorsque sa conduite a été satisfai-
sante , on lui permet de nettoyer les canons de l'Esplanade; si
bien que l'invalide se prend à rêver qu'il a l'usage de tous ses
membres et qu'il est encore sous les drapeaux.
REVUE DE >»ARIS, S25
Le Luxembourg est au monde politique ce que les Invalides
sont au monde militaire.
Un député n'est-il plus bon à rien , est-il usé jusqu'à la corde,
sa réélection est-elle douteuse , ou bien a-l-il succombé dans la
lutte électorale, vite on le transporte au Luxembourg, et on le
baptise pair de France.
Là, le gouvernement a recours à des ruses très-ingénieuses,
dans le but paternel de faire oublier à son hôte les désagré-
ments de sa position.
On le revêt d'un uniforme brodé sur toutes les coutures ; on
le place dans une salle circulaire , comme au Palais-Bourbon ;
on lui présente des projets de loi imaginaires ; on le laisse dis-
courir et voter; si bien que le pair de France rêve au temps
passé et se prend au sérieux.
C'est là ce qu'on peut appeler de la philanthropie spirituelle.
Grâce aux précautions du gouvernement , le bonheur des inva-
lides et des pairs de France ne s'éteint qu'avec eux. Tant qu'ils
vivent , ils demeurent persuadés qu'ils sont encore utiles à quel»
que chose. Et qu'est-ce que le bonheur, sinon une illusion
de plus ou moins de durée?
C'est inouï la quantité de Français qui se font avocats !
Les avocats sont des personnes qui ont une robe noire , des
mains noires, une figure noire et une chemise noire. Leur étal
est de parler devant d'autres robes et d'autres figures de la
même couleur. Plus longtemps ils parlent , et plus grande
est leur réputation. Après cela , peu importent les choses dont
ils parlent; pourvu qu'ils parlent, c'est l'essentiel. II y en a
qu'on peut prendre ainsi que les voitures , à l'heure. — Nota.
Toute heure commencée se paye comme une heure entière. —
Cela s'appelle défendre la veuve et l'orphelin.
Dans cette lettre , nous traiterons :
De la prospérité de la France ,
De l'élévation de la France,
Du rang qu'occupe la France parmi les autres nations ,
Et de l'union qui règne dans le peuple français.
•Î2(> P.EVrîF, DE PARIS.
De là prospérité de la France,
La prospérité de la France
Du rang qu'occupe la France parmi les autres nations.
Le rang qu'occupe la France parmi les autres nations. .
De l'union qui règne dans le peuple français.
L'union qui règne dans le peuple français. ....
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Souvenirs de voyages; par M. Alexandre Dumas. ... 5
Éludes historiques. — Guy-Eder de Fonlenelle; par
M. Emile SouvesLre 50
Piron; par M. Arsène Houssaye 71
La Russie d'aujourd'hui. — Moscou et Saint-Pélershourg;
par 0 90
Du mouvement littéraire en 1840; par iVI. Auguste Des-
places 111
Madame Roland. — Lettres inédites; par M. Dessales-
Régis 124
Souvenirs de voyages. — La principauté de Monaco; par
M. Alexandre Dumas 148
Tolède ; par M. Théophile Gautier 201
La double amande ; par M. Arthur Dudiey 235
Les écrivains de Bicêtre. — Prosateurs; par F. . . . 280
Les compagnies littéraires en France avant le xviP siècle;
par M. Le Roux de Lincy 304
Mélanges. 524
FIN DE LA TABLE.